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Interview de Bénédicte Liénard et Mary Jiménez : Le Chant des Hommes

Publié le 15/02/2016 par Anne Feuillère / Catégorie: Entrevue

Le chant des Hommes – Rising voices
« Toute vie humaine est sacrée »

Les chants des hommes
Sont plus beaux qu’eux-mêmes
Plus lourds d’espoir
Plus tristes
Et plus longue est leur vie

Nazim Hikmet

Mary JimenezGENESE D’UN FILM

Mary Jiménez : Les médias communiquent beaucoup sur la question des migrants, mais sans aucune profondeur. Ces représentations sont un ramassis de clichés. Dans cette surmédiatisation, ces êtres n’existent pas et leur monde en souffrance nous reste inconnu. Tous les enjeux sont passés sous silence, écrasés sous trop de mots vides. Or la question de la migration est indissociable de celle de l’Etat, elle-même intrinsèquement liée au capitalisme qui en a rongé toutes les dimensions politiques. Le migrant, comme le citoyen, sont sous la même coupe, à la merci des mêmes systèmes et des mêmes institutions. Mais la figure du migrant, telle qu’elle est véhiculée par nos sociétés, voudrait nous faire croire l’inverse. En provoquant le rejet, la peur ou la haine de l’autre, cette figure permet d’accréditer l’illusion qu’il existe encore du politique, du social, du commun. C’est un leurre : l’État providence est déjà mort, peu importent les migrants. Un film ne peut travailler toutes les dimensions d’une telle problématique mais il peut aller derrière les apparences, réincarner l’autre, réinvestir son image d’une réalité vivante. Dans Le Chant des Hommes, un personnage dit «Il faut connaître ces gens pour les comprendre ». Cette phrase résume le film et son entreprise.

LA PLACE DE CHACUN

LienardBénédicte Liénard : Donner une vraie place à tous les corps et les visages pour créer une plate-forme multiculturelle où les déployer était un enjeu majeur du film. Notre travail s’oppose à toute forme de hiérarchie. Chaque individu a autant de valeur qu’un autre. Nous avons assumé de faire du cinéma sans stars, et c’est un véritable engagement aujourd’hui. Nous avons mélangé acteurs professionnels et non professionnels. Qu’il y ait autant d’acteurs venus d’horizons si différents sur un plateau, que les comédiens non professionnels soient reconnus et valorisés comme les autres, que la parole et l’intégrité de tous soient prises en compte et traitées de la même manière, c’est un travail inédit dans le cinéma aujourd’hui, un vrai pari.
Dans Le Chant des Hommes, les acteurs sont issus des mêmes territoires que les personnages. Ils se rencontrent à partir de quelque chose de très intime, de la vérité de la vie, qui vient nourrir la fiction. La culture, la langue, une manière de bouger, racontent un être humain. Ce processus ne fabrique pas l’illusion mais élève le récit. Les comédiens nous ont ainsi apporté le hors champ du film. Tous ces personnages sont l’écho de territoires détruits par l’histoire géopolitique de ces dix dernières années. Dans la proximité d’une église d’une ville d’Europe aujourd’hui, résonne l’état de notre monde.

LA CITE

M. J. : Le film devient une métaphore de notre monde. A l’intérieur de ce groupe, des forces sont corrompues et oeuvrent pour leurs propres intérêts économiques, comme dans la société d’aujourd’hui. Si la conflictualité avait été engendrée par l’extérieur, cette communauté aurait peut-être été perçue dans la binarité d’une opposition « eux » / « nous ». Mais là, le rapport à l’ennemi intérieur construit le sentiment qu’ils forment une cité. L’argent, la trahison, les dessous de tables, les manigances sont les lieux communs de toute forme de collectivité. La corruption est partout. Le chant des Hommes raconte l’histoire d’une cité qui expulse ce qui la corrompt. A partir du moment où elles se mettent à exister en tant que groupe, parce qu’elles luttent et s’organisent ensemble, ces individualités dissemblables passent d’une vie “nue” à une vie digne en créant ensemble leur commun. Cela est uniquement possible parce que ce trajet se constitue depuis l’intérieur du groupe. C’est un mouvement de réappropriation de leur vie.

B. L. : Ces gens ont eu un passé très difficile, mais ils sont debout. Le film met en mouvement leur capacité à être acteurs de leur propre vie. Des hommes et des femmes pensent, agissent et tentent d’appréhender un monde qui n’est pas le leur et de s’y situer. Dans ce lieu clos, ils se livrent à une “guerre de tranchées”, longue et éprouvante. Le huis clos dans cette église renforce cette impression qu’une cité assiégée se constitue. Le décor a aussi imposé son hors-champ. Nous sommes nourries de mythes et de symboles qui opèrent de manière inconsciente. Nous n’en avons jamais parlé, nous n’avons pas cherché à les mettre en scène. Mais ils irriguent nos imaginaires et ressurgissent d’eux-mêmes. Le Christ est aussi une grande figure révolutionnaire. Sa colère au Temple est déjà une colère contre l’argent. On peut être athée ou agnostique et avoir une lecture politique de ce mythe.

LE SACRE

M. J. : Rendre à ces personnes leur dimension humaine et sacrée est très clairement l’une des dimensions du film. Si nous pouvons saisir la dimension unique et absolument intime d’une seule vie, alors elle devient sacrée. La question du migrant n’est pas simplement un problème social et politique, elle est métaphysique. L’Occident a vendu son âme et traite l’être humain comme une chose.

B. L.: Notre cinéma est un cinéma des visages qui se jouent,beaucoup en gros plan. Pour guider le regard du spectateur vers l’essentiel, nous avons privilégié l’épure. L’église était un lieu foisonnant de couleurs et de formes. Il fallait palier au risque de tomber, ou dans le théâtre, ou dans le folklore. Avec Hichame Alaouie, nous avons opté pour une image contrastée mais dont les couleurs ne sont pas trop saturées. Nous lui avons demandé de travailler une image qui puisse évoluer au fil du temps et marquer la progression des événements. La lumière, élément essentiel de la dramaturgie évolue et raconte les états d’âme du groupe. Le décor nous a aussi imposé ses contraintes. Comme le film est un huis clos, nous avons exploré toutes les possibilités qu’offrait cette église. Et elle a évidemment amené des références à la peinture sacrée. La musique aussi devait apporter une partie de la dimension spirituelle et sacrée du film. Nous avons très vite décidé de travailler avec Catherine Graindorge. Elle est venue sur le tournage, elle a travaillé avec nous et de son côté. Ses morceaux arrivaient sans être calés sur les images, et nous cherchions leur emplacement. Sa musique apporte un niveau de sens complémentaire. Elle ne souligne pas l’émotion mais travaille un espace qui n’est pas directement celui des images.

M. J. : Nous l’avons voulue complètement indépendante de la narration. La plupart du temps, la musique de film fonctionne par thème, et chaque personnage a le sien. Ici la même musique se déploie pour tous. Elle entre sur les images et elle sort, sans mixage. Elle s’affirme sans s’introduire. Nous pensions à l’usage de Bach que fait Pasolini dans Accatone. Tout le cinéma de Pasolini est irrigué de sacralité et ça n’a rien à voir avec la foi ou le catholicisme. L’Evangile selon Saint Matthieu reste pour moi le sommet du cinéma.

B. L. : Pasolini a aussi cet amour des archétypes qui appartiennent à l’histoire de l’humanité. Et l’humanité vient résonner dans des choses parfois très anodines comme un geste, un pied, un visage. Quand on est cinéaste, on ne sait pas vraiment quand cela va surgir. Alors, il faut être très attentif, très à l’écoute, très éveillé. C’est un peu magique, c’est une sorte de grâce.

Interview d’Anne Feuillère extraite du Dossier de presse

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