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Jan Vromman - Tant que chanteront les constructeurs de navires

Publié le 12/04/2011 par Dimitra Bouras et Philippe Simon / Catégorie: Entrevue

Tant que chanteront les constructeurs de navires (1999), est un film sous forme de triptyque, dans lequel Jan Vromman raconte la genèse de l'échec d'une lutte ouvrière. Pour comprendre la fermeture du chantier naval de Boelwerf, Tamise, en 1997, le documentariste bruxellois remonte la ligne du temps jusqu'à la création de l'entreprise en 1829. Champagne (1829-1969), Ivresse (1969-1986) et Gueule de bois (1986-1997) sont les titres évocateurs de chaque acte. Ce film, sorti en 1999, presque sous le manteau, boycotté par les chaînes publiques flamandes, refait surface grâce à un DVD édité par Imagine. Accompagné d'un livret dans lequel poésie et croquis de navires illustrent les propos radicaux du réalisateur, ce coffret a toute sa place sur l'étagère de l'historien économiste, du nostalgique des grandes luttes ouvrières, et même du cinéphile à la recherche de moyens originaux de traitement de l'information. Archives, compositions musicales, entretiens et reconstitutions se côtoient dans un même but; ressusciter le sentiment d'incompréhension, d'injustice et de révolte vécu par chaque ouvrier à qui on retire son outil d'asservissement.
Proposant à Jan Vromman un lieu de rencontre pour filmer notre entretien, il nous invite à Bruxelles, quai des Usines, au Familistère construit par Jean-Baptiste André Godin au XIXème siècle. Cet industriel du poêle en fonte, avait rêvé d'une vie idéale pour les ouvriers attachés à son usine ! Vivant dans la collectivité, partageant bien-être et connaissance, il espérait le bonheur de chacun et de sa famille.
Le travail a-t-il encore un autre sens que celui de remplir les poches des actionnaires ?

1. Chantier naval

Cinergie : Le film est ponctué de chansons ou plutôt de poésies chantées qui illustrent, avec beaucoup de précision, les étapes de narration. As-tu construit le film autour de ces chansons ou les as-tu intégrées dans le récit ? 
Jan Vromman : Ce sont des textes que j'ai écrits moi-même à la manière du langage ouvrier, remplis d'humour naïf. J'ai cherché à induire cette confusion.Dans la voix off, on entend mes commentaires et les poésies chantées qui apparaissent comme les textes dits par le choeur, dans les pièces antiques. J'ai voulu y mettre mes impressions; c'est quoi au juste avoir froid puis avoir chaud, pourquoi il y a des pin-up déshabillées sur les murs ?

C. : Pourquoi avoir remonté le temps et réalisé un film de 3 x 90' pour parler d'une fermeture d'usine ? Pourquoi ce besoin de l'histoire dans ses détails ?
J. V. : J'aurais pu raconter l'histoire des chantiers navals de Tamise en vingt minutes, avec quelques illustrations. J'aurais tout dit ou rien dit. Pour entrer dans la matière, pour savoir ce que représente une lutte, une grève, il faut lui donner du temps. Une grève se fait dans la durée; un début, un durcissement et une fin. J'ai voulu comprendre comment les ouvriers vivent une grève qui dure plusieurs mois. Cela ne devient passionnant que lorsqu'on transperce jusqu'au centre d'une grève. Une question qui m'était souvent posée était pourquoi ne pas internationaliser la question de la fermeture des chantiers navals de par le monde, montrer que la situation est universelle que ce soit en Angleterre, au Portugal ou à Gdansk en Pologne ? Mais moi, j'arrive à peine à comprendre ce qui se passe dans ce petit chantier de Tamise !

C. : On ressent très fort ton attirance pour la structure du chantier naval, tout aussi forte que le respect que tu as des ouvriers qui y travaillent et les sentiments qui les animent.
J. V. : J'étais curieux de découvrir un chantier naval, le lieu de construction d'un bateau. Voir de près comment on assemble les pièces d'un navire avant qu'il ne prenne l'eau. Je suis émerveillé par l'esthétique de la fabrication industrielle, que ce soit du verre ou d'un camion, ou l'assemblage d'un autobus ! Pour moi, c'est aussi beau qu'une peinture de Giotto. J'étais subjugué par cette grandeur, et indigné du destin des ouvriers qui, pendant des mois, ont essayé de sauver leur industrie. J'avoue que j'étais un peu analphabète par rapport au monde ouvrier, son organisation syndicale, le statut des délégués, le déroulement des comités, etc. Pour apprendre, j'ai fait de nombreuses rencontres, et j'ai été impressionné par la lucidité des ouvriers. Ils n'ont pas eu besoin d'études pour comprendre le monde économique dans lequel nous vivons !

C. : Ta démarche n'est pas celle du journaliste, tu ne te contentes pas de donner de l'information. Tu donnes ton regard de cinéaste.
J. V. : Quand j'ai décidé de retracer l'histoire de cette industrie, je me suis dit que je ne connaissais pas grand-chose sur le sujet. J'étais inquiet, tout en sachant que, comme cinéaste, je pouvais prendre la problématique de l'humain pour comprendre. Je m'en suis servi comme méthode. Je ne suis pas comme Michael Moore qui ose entrer lui-même dans le sujet qu'il filme. C'est la même méthode, mais je suis plus discret, plus pudique. Par ailleurs, c'est ce qui différencie aussi le reportage télévisé du documentaire. Je ne suis pas neutre, c'est MA vérité, et c'est donc UNE vérité. Cela me paraît plus correct. Quand la télévision parle, c'est Dieu qui parle. Un journaliste avait fait comme commentaire que mon film était un beau documentaire, mais très naïf. Je ne le nie pas, mais cette naïveté, c'est mon regard.

C. : Tant que chanteront les constructeurs de navires démarre sur un artisanat à grande échelle qui nécessitait des ouvriers qualifiés. Quand ils ont pris conscience de leur valeur, ils ont exigé respect et reconnaissance. Ce qui entraîna leur perte. Le patronat a préféré des ouvriers dociles, quitte à changer de secteurs d'investissements dans lesquels les profits étaient plus élevés et la conscience ouvrière plus faible.
J. V. : Le film est divisé en trois parties : Champagne ! - 1829-1969, Ivresse - 1969-1986 et Gueule de bois - 1986-1997. Dans la première partie, on découvre un patron, également bourgmestre, qui s'occupait aussi du circuit scolaire. Il maîtrisait tout le travail autour de lui. Il pouvait donner de l'argent à une veuve qui était dans le besoin. Est-ce à dire qu'il est dans le social ? Non, parce que la sécurité dans son usine était minable. Dans la deuxième partie, c'est beaucoup plus complexe. Le patron est encore là, dans son usine, mais il est aussi président d'autres sociétés, les assurances, les transports maritimes. Dans la troisième partie, le patronat a disparu. On ne le voit plus. Ce sont des actionnaires qui dirigent le capital, et des directeurs qui exécutent. Ils peuvent décider d'investir dans les boissons ou les chaussures suivant ce qui rapporte le plus. Ce n'est plus l'amour du produit qui détermine le choix.
Les ouvriers ont revendiqué plus que le maintien de leur pouvoir d'achat et des salaires. Ils ont réfléchi sur la qualité du travail. Jusqu'au début des années 80, il y a eu une réflexion sur comment on doit fabriquer quelque chose, et pourquoi il faut le faire. Les chantiers navals asiatiques ont faussé le marché. Les armateurs étaient à la recherche du moindre coût, mais ils n'ont pas pensé à la qualité du travail, ni à la fiabilité des navires, ni à la sécurité. Il a fallu plusieurs naufrages de pétroliers et les pollutions qui s'en sont suivies pour enfin exiger des constructions plus solides.

C. : On a l'impression que tu voulais démontrer qu'on a voulu casser la connaissance sociale. Il semble que le patronat avait peur des ouvriers, et, s'ils ont préféré mettre le chantier naval en faillite, ce n'est pas seulement parce qu'il ne rapportait pas assez, c'est parce que les ouvriers étaient trop bien organisés et avaient une conscience de classe.
J.V. : Ils allaient trop loin dans leurs revendications. Les patrons disaient que c'étaient des extrémistes, des trotskystes. Ils ont eu la volonté de détruire cette forme de syndicalisme, mais cela n'a pas été nécessaire. À cause de la globalisation, ce système industriel était en fin de cycle. Les ouvriers le savaient. Cela s'est passé de la même façon à Clabecq, en Wallonie.

2. D'un chantier à l'autre
Nous sortons du familistère et allons à côté, dans ce qui était les hangars industriels, actuellement reconvertis en entrepôts de pneus.
J. V. : On est devant les usines de Jean-Baptiste Godin. On oublie souvent que Bruxelles était un bassin industriel très important, car il a fallu construire cette ville. Le canal était l'axe de cheminement des matières premières et des produits finis. À Laeken, devant le Palais Royal, subsiste les bâtiments des poêleries Godin. Il est important que l'on conserve des industries et pas seulement les Cathédrales. Cela nous explique les conditions de travail du passé, et cela nous offre peut-être des solutions pour le futur. Dans le passé, ce n'est pas la nostalgie qui est importante, mais ce que cela peut nous apporter pour l'avenir.

C. : Et tu vas faire un film sur ces sites industriels que l'on veut détruire ?
J.V.: Si Cinergie m'en donne les moyens, oui tout de suite ! (rires)

C. : Comment fait-on pour trouver des producteurs pour financer un film comme Tant que chanteront les constructeurs de navires ?
J.V. : Ce type de projet, on en fait un dans sa vie. C'est une autoproduction. Sinon, c'est très compliqué, surtout si tu dépasses la logique des formats télévisuels. Il représente cinq ans de ma vie.
Quand tu commences à analyser le système qu'il y a derrière ton sujet, on ne te met plus sur antenne ! Le film est sorti en 1999 en version originale, en flamand. Ce n'est qu'en 2010 qu'on a eu les moyens de sortir le film en DVD enfin sous-titré en français et en anglais. Du côté francophone, c'est une première. Il est important qu'on découvre qu'il n'y a pas eu de grands mouvements sociaux qu'en Wallonie !
C'est la volonté du distributeur Imagine qui a décidé de le diffuser, et les fonds de base nécessaires pour couvrir les risques nous les avons obtenus des trois syndicats flamands. Ils ont osé aujourd'hui ce qu'ils n'avaient pas osé il y a 10 ans. Ils ont compris que, même s'ils n'avaient pas le beau rôle dans le déroulement des grèves, le film a son importance historique.

C. : Qu'est devenu le chantier naval ?
JV. : C'est un vaste terrain assez vide sur lequel on construit un quartier résidentiel avec des appartements de luxe ! C'est aussi la différence entre le nord et le sud. Les Wallons ont toujours soigné leur patrimoine social. Les anciens mineurs ont gardé leur lampe de mineur, exposée sur la cheminée. Plusieurs documentaires ont été réalisés sur leur histoire avec leurs témoignages. En Flandre, on a cette idée qu'on fait table rase du passé. On privilégie tellement l'avenir que nous n'avons plus d'archives ou si peu.
Mon travail du documentariste n'est pas d'informer mais de réanimer. L'outil, c'est la langue de l'audiovisuel. Cela doit toujours rester un film, et non un texte de type journalistique illustré par des images. Mon embarras de réalisateur résidait dans la difficulté que j'ai rencontrée à restituer correctement les informations recueillies dans les archives tout en ne tuant pas mon sujet par des commentaires en voix off. J'ai l'impression qu'on sent que je veux rester moi-même dans cette aventure gigantesque qui me dépasse et que je ne maîtrise pas, et je crois que c'est cela aussi qui rend ce film précieux.

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