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Laura Wandel à propos d’ Un Monde

Publié le 20/10/2021 par Grégory Cavinato et Josué Lejeune / Catégorie: Entrevue

Pour son premier long, Un Monde, couronné de succès à Cannes et à Londres, Laura Wandel, que nous avions déjà interrogée en 2014 à propos de son court-métrage Les Corps étrangers, nous plonge au sein d'une école primaire où, dès son premier jour, la petite Nora (Maya Venderbeque) va devoir faire son apprentissage. Elle va surtout y trouver du bruit, de la fureur et une violence psychologique qui ne devraient pas y avoir leur place. Harcèlement, obligation de rentrer dans le rang pour s'intégrer, début des désillusions, des préjugés, premières expériences de la violence et de la haine... l'école est décrite ici comme un tremplin malsain vers l'âge adulte, loin du lieu d'ouverture et d'épanouissement qu'elle est censée être. Brillant de bout en bout, Un Monde est un film magistral, mais aussi douloureux et inquiétant.

Cinergie : Un Monde est votre premier long-métrage. Pouvez-vous nous résumer votre parcours artistique ? 

Laura Wandel : J’avais 18 ans quand je suis entrée à l’IAD. Quand j’en suis sortie, j’avais besoin de me confronter à ce qu’est le milieu professionnel. J’ai donc travaillé sur pas mal de tournages en tant que régisseuse, costumière ou à la déco. Ensuite, j’ai co-réalisé un court-métrage (O Négatif, en 2010, avec Gaëtan D’Agostino) et puis j’en ai réalisé un seul (Les Corps Etrangers, en 2014).

 

C. : Quels sont les cinéastes qui vous inspirent et vous influencent ? 
L.W. :
Je citerais notamment Abbas Kiarostami, Bruno Dumont, Chantal Akerman, et bien sûr les frères Dardenne !

 

C. : Dès les premiers instants du film, on est confronté à cette terrible sensation d’abandon que ressent la petite Nora pour son premier jour d’école. Elle se retrouve projetée dans un monde étrange, bruyant, sans le moindre repère. On a tous connu ce premier jour et ce premier abandon. Est-ce que ce moment-là vous a inspiré dans ce projet ? 

L.W. : C’est sûr que, dès le départ, j’avais envie de replonger le spectateur dans ce moment particulier de l’enfance : le premier moment à l’école, en dehors de la famille, quand on doit s’adapter et comprendre les nouveaux codes d’une nouvelle société, avec la nécessité d’une intégration. Le déclic, pour moi, c’est que je pars souvent d’un lieu pour écrire une histoire. Dans ce cas-ci, je pressentais que j’avais envie de situer une histoire dans une école primaire. Donc, je suis allée observer une école primaire pendant des mois. Partir d’une certaine réalité pour écrire de la fiction est quelque chose de très important dans mon écriture. Après avoir raconté les premiers moments de cette enfant à l’école, est venue l’idée de la fraternité. Il me semble que, surtout à cet âge-là, c’est ce qui nous définit, mais c’est aussi ce qui est mis à mal durant toute cette histoire. Je voulais explorer ce que l’on est prêt, à l’âge de Nora, à laisser de soi pour s’intégrer dans une communauté, pour correspondre à ce qu’on a l’impression que les autres attendent de nous. Ce film parle de la nécessité d’intégration et d’être reconnu, ce dont on a tous besoin à tous les niveaux de notre vie. On vit tous dans une communauté à laquelle on a besoin de s’intégrer et on a toujours l’impression qu’il faut correspondre à la masse, laisser une part de soi, de son identité.

 

C. : Au début du film, la fillette et son grand-frère s’adorent, on les voit s’enlacer tendrement. Avec l’école, une division va s’opérer entre eux. L’école devient presque directement un lieu de division… 

L.W. : Il y a différents enjeux à différents niveaux dans ce film et j’essaie toujours de travailler par couches : il y a la nécessité de s’intégrer, puis comment faire pour aider l’autre, puis les étiquettes qu’on se donne les uns les autres et qu’on décide d’adopter ou pas pour soi-même : l’étiquette de bourreau, de victime ou de témoin. Au départ, Nora était simple témoin, puis elle passe par différentes phases. C’était important pour moi de montrer que la frontière entre ces différents niveaux est très poreuse : tout s’interpénètre, une chose n’est pas l’autre.

 

C. : Ce qui marque dans les premières scènes, c’est la vitesse, avec l’entrée à l’école, à laquelle Nora passe du statut de petite fille adorée (par ses parents) à celui de simple numéro. Tout à coup, elle n’est plus « spéciale », elle est juste une parmi d’autres. C’est très violent. Comment, à cet âge-là, s’en sortir avec cette notion ?
L.W. : C’est sûr que l’école, ce lieu de création où on doit se faire sa place, nous prépare en tant qu’adultes. Je pense que l’apprentissage, ce sont des pas en avant, des pas en arrière, des pas de côté, ce n’est jamais une ligne droite. Malheureusement (ou heureusement), on doit en passer par là, parce que plus tard, ce sera comme ça tout le temps !

 

C. : Mais - et je suis peut-être naïf - l’école est surtout censée être un lieu d’éveil, de découverte, de partage, de tolérance, d’épanouissement. Or, ce que vous montrez dans les cas de Nora et d’Abel, c’est tout le contraire : ils découvrent la cruauté, la violence physique et psychologique, l’intolérance, l’exclusion sociale, les premiers conflits, le début des préjugés…
L.W. : Il y a toute cette part-là, mais – et c’était très important pour moi -, il y a quand même aussi de la bienveillance. Nora trouve de la bienveillance, par exemple, chez son institutrice, qui prend le temps de l’écouter. Ce dont je suis persuadée, c’est que la violence ne vient pas de nulle part. Elle vient quand il y a une souffrance qui n’a pas été écoutée ou reconnue. Nora apprend « la violence », mais aussi la bienveillance. On ne va pas raconter la fin du film, mais elle apprend quelque chose et le transmet à son grand frère et qui à ce moment-là, arrête la violence. C’était important pour moi de montrer qu’il n’y a pas que ça.

 

C. : Cette institutrice, qui devient un peu un substitut maternel pour Nora, va s’en aller. Vous ne lui épargnez rien à cette pauvre petite, elle porte toute la misère du monde sur ses petites épaules ! 

L.W. : Oui, mais ça aussi, c’est un apprentissage. Nos instituteurs et les personnes qui nous ont apporté leur bienveillance ne seront pas toujours là. C’est aussi un des sujets du film. Au départ, Nora s’accroche à son frère, mais il faudra bien à un moment qu’elle se débrouille toute seule ! Ce sont des choses qu’elle intègre. Je trouvais important de la montrer forte à un moment, de montrer qu’elle y parvient toute seule, de me focaliser sur des petites victoires, par exemple lorsqu’elle arrive pour la première fois à attacher ses lacets, pour elle, c’est extraordinaire ! Ce que je voulais aussi explorer avec ce film, c’est me rappeler de tous ces petits détails de la vie d’un enfant qu’ils vivent de manière très intense. Un des thèmes principaux du film, c’est l’intensité avec laquelle les enfants vivent les choses. C’est un film qui parle aussi des peurs enfantines. Le fait de croire qu’un enfant est enterré dans le bac à sable, par exemple (comme on le raconte à Nora pour lui faire peur – NDLR), ça peut nous faire sourire en tant qu’adultes, mais pour un enfant, ce sont de vraies peurs. Les perceptions en tant qu’enfant sont de vraies peurs existentielles.

 

C.: Tout le film est vu selon le point de vue de Nora, à hauteur d’enfant.
L.W. :
C’était pensé comme ça dès le départ, parce que j’avais envie que ce soit très immersif pour le spectateur, pour qu’il puisse se projeter, lui, en tant qu’enfant, dans cet univers de l’école. Je pense que c’était la meilleure manière de le faire : toujours rester sur son point de vue à elle et ne jamais voir les adultes, parce qu’en tant qu’enfant, on a une vision très limitée des choses. On s’est tous retrouvé un jour à retourner dans un lieu de notre enfance qui nous paraissait énorme, alors qu’en fait, c’est minuscule ! Je voulais replonger le spectateur dans cette vision limitée des choses.

 

C. : La donnée sonore est primordiale pour l’immersion dans « Un Monde ». Pour Nora, à l’école et dans la cour de récréation, c’est un vacarme épouvantable du début à la fin. Comment avez-vous conçu cet univers sonore ?
L.W.: Il n’y a rien de plus épuisant qu’une cour de récréation ! Au niveau sonore, c’était très compliqué de ne pas complètement épuiser le spectateur dès le début. Donc, nous avons construit ça comme une partition : chaque cri, chaque voix d’enfant… L’ingénieur du son, David Vranken, est allé récupérer de vrais sons dans de vraies cours de récréation. Il a pris plein de sons seuls, séparés, pour créer une partition sonore afin de créer cette sensation de réalité. Mais pour ne pas épuiser le spectateur, il y a aussi des moments de silence… ce qui peut aussi être oppressant !

 

C. : Stylistiquement, on pense beaucoup au Fils de Saul. C’est « Le Fils de Saul à la maternelle » ! Est-ce un film qui vous a influencée ?

L.W. : On me dit toujours ça, oui ! C’est un film qui m’a énormément marquée et qui faisait partie de nos références visuelles.

 

C. : Comment avez-vous trouvé les interprètes de Nora et Abel, la petite Maya Vanderbeque et Günter Duret ? 

L.W. : J’ai vu une centaine d’enfants en casting. Maya est arrivée assez vite. Je prends à chaque fois un grand plaisir à raconter ça : Maya vient de Charleroi et ses parents ne sont pas du tout dans le milieu du cinéma. La toute première chose qu’elle m’a dite, c’est « Moi, je veux donner toute ma force à ce film ! » Elle avait sept ans !... Ça m’a bouleversée. Ce que je leur demandais en casting, comme ce sont des enfants qui n’avaient pratiquement jamais joué, c’était de me dessiner leur cour de récréation et de m’expliquer les jeux auxquels ils jouaient. C’était une manière de leur faire oublier la caméra et, pour moi, de voir ce qu’ils dégageaient au niveau de la caméra. C’est ça qui est splendide dans notre métier : la caméra révèle souvent des choses qu’on ne voit pas à l’œil nu. Avec Maya… Nora était là ! Et c’est vrai qu’elle a vraiment donné toute sa force à ce film, je n’avais jamais vu ça ! Elle voulait ce rôle ! Il y a une volonté chez elle d’arriver aux choses et elle comprend les choses de manière instinctive très très rapidement. 

Pour le rôle d’Abel, Günter Duret s’est présenté un peu plus tard. Maintenant Günter est un adolescent, mais, contrairement à ce qu’on voit dans le film, c’est un enfant très énergique, plein d’expressivité, l’inverse du personnage, mais je sentais qu’il avait une fragilité que je cherchais pour Abel…

Le travail avec les enfants a duré des mois. Ils n’ont jamais reçu le scénario. On leur expliquait les situations, les prémisses des scènes, et on leur demandait de nous expliquer ce qu’ils pourraient dire, ce qu’ils pourraient faire. Ensuite, on leur faisait jouer la scène en impro. C’était très important pour moi que les dialogues des enfants ne soient pas des dialogues d’adultes récités par des enfants. Il fallait trouver une justesse, donc on a vraiment repris leurs mots, et ensuite, on leur demandait de dessiner chaque scène. On a travaillé comme ça pendant trois mois, tous les weekends. Et au moment du tournage, ils ressortaient leurs dessins pour telle ou telle scène. Ainsi, ils savaient de quoi parlait la scène.  

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