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Le Mur d'Alain Berliner

Publié le 01/05/1998 par Nicolas Longeval / Catégorie: Critique

Le ciel sur la tête

Lorsque Alain Berliner sollicite les subsides des communautés francophones et flamandes, il ne s'attend sans doute pas à ça. Après un accueil critique et public triomphal à Cannes pour Ma vie en rose, le réalisateur s'entend répondre que le conflit linguistique, thème surligné de son projet, n'existe pas... C'est donc à Arte et à des producteurs français éberlués que le réalisateur tenta d'expliquer ce qui se passait ici, dans le pays du surréalisme, où l'absurdité semble normalité ! Drôle d'histoire belge ! Excusez le pléonasme ! Ceci n'est pas une frite

Le Mur d'Alain Berliner

De surréalisme, il est encore fort question... Qu'est-ce qui, mieux que cette tradition et les frites, symbolise encore l'unité de notre petit pays ? Film d'anticipation, le Mur imaginé (donc!) par Berliner nous projette à l'aube de l'an 2000, dans un petit village situé sur la frontière linguistique.

Une de ces "communes à facilité", que sapins et guirlandes lumineuses plongent dans l'atmosphère féerique d'un Noël storyboardé par François Schuiten.

Une ville en rose. Devant sa friterie, autre poids de la tradition et de l'héritage (familial) qu'il met un point d'honneur à perpétuer, Albert le francophone parfait bilingue voit la file de clients serpenter tranquillement sur la petite place.

"Ce sont les politiques qui construisent le mur, pas les gens :!" S'ils se parlent en français et se répondent en néerlandais, tous s'entendent, et Wallons comme Flamands aiment bien ce brave rondouillard... Mais Albert, lui, c'est surtout pour une jolie petite Flamande que son coeur bat. Et sur la petite place à présent déserte, à la lueur de lampions magiques, son balai se transforme... Jusqu'aux prochaines railleries de son zombie de père, mort quinze ans plus tôt et toujours prêt, canette de bière à la main, à lui rabâcher les oreilles avec les préjugés dits réalistes (" Cette fille n'est pas pour toi, fieu ! "), l'idéaliste rêve qu'il danse avec elle.

Répétitions et différences 

Bientôt pourtant, complètement perdu au milieu de l'agitation électrique de la Saint-Sylvestre, Roméo échange avec Juliette quelques regards gênés, quelques mots. Quelques temps d'une valse les isolent du monde techno... "Sale fransquillon !", lance Ivo, petit ami de la belle. Assommé, le nez en sang, le doux Albert apprend à ses dépends que le cyberbelge d'aujourd'hui, capable (par écran interposé) de faire la fête en direct avec le Japon et l'Australie, est resté trop étroit d'esprit pour serrer la main d'un voisin.

On a vu souvent ces histoires de coeur shakespeariennes dégénérer en impitoyables querelles fratricides, d'autant plus absurdes que souvent la petite cause est depuis belle lurette perdue de vue. Alors, pendant que la belle Juliette s'offre au rondouillard Albert et abolit les différences, un mur de béton se dresse en une seule nuit le long de la frontière linguistique. Jouant et s'appuyant sur l'angoisse mondiale à l'approche d'un nouveau millénaire, Berliner nous donne sa version d'une apocalypse à la belge : ce matin-là, le jour ne se lève pas.

La chasse aux sorcières

Jusque-là féerique, le non-sense révèle alors son triste ridicule, et on ne rit plus que jaune de ces absurdités tragiques, parodiant de façon flagrante le fascisme nazi... Reliée à une caméra de surveillance, une voix informatique impersonnelle et froide demande à Albert de montrer son visa, qu'il est prié de se procurer à la maison communale de son lieu de naissance. Forcément, ça se trouve de l'autre côté. Surpris comme lui par une décision politique tenue dans le plus grand secret, d'autres francophones sont pourchassés dans la grisaille et arrêtés par la nouvelle police. Aux vrais Flamands, la nouvelle loi impose de trahir ceux avec qui ils faisaient la fête le matin même. Les amitiés se déglinguent. Pris d'une espèce de frénésie, les nouveaux clans ennemis cherchent un coupable pour endosser tous les maux auxquels ils semblent condamnés en cette nuit éternelle...

Sauvé et hébergé par sa petite amie, Albert ferme très fort les yeux et parvient, par la seule force de son imagination, à traverser avec elle ce mur qu'ils refusent. Mais de l'autre côté, c'est le même scénario : pour protéger sa bien-aimée, Albert assure à son frère devenu officier de police que cette fille vient de Namur et que si elle ne parle pas, c'est qu'elle est muette et non qu'elle cache un vilain accent. Ainsi le réalisateur tourne-t-il en ridicule la naïveté de ceux qui avalent certaines idées.

Mais franchir la ligne

Comme Godard avec Alphaville ou Lucas avec THX 1138, Alain Berliner conjugue le présent au futur. Poussant jusqu'à l'allégorie une réalité sociale et politique, il passe sous la loupe les dangers qui nous guettent, c'est le propre des films d'anticipation. Pour certains, le point de vue du réalisateur paraîtra trop prononcé, son message moralisateur trop explicite, alourdi par quelques répliques sentencieuses. Il n'empêche que les images sont magiques, la poésie au rendez-vous, et qu'à la sortie de la salle, je savais que le mur resterait à jamais une fiction.

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