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Le Mur d'Alain Berliner

Publié le 01/12/1997 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Tournage

Qui, quoi, comment, où?

"T'as vu ça ! Qu'est-ce que c'est que ça ?", s'exclame Albert (Daniel Hanssens) en découvrant, peu avant l'aube, un mur qui, surgi inopinément dans la nuit, coupe la place de la commune qu'il habite en deux.
Eberlué il constate que sa friterie, son gagne-pain, est encastrée dans le mur, coupée en deux. Il n'a plus de travail.
Fred (Peter Rouffaer), le flic, est aussi surpris que lui : " Ik weet het niet, fieu!".
Ils sont face à face :"Ça n'a pas de sens ! Qui, quoi, comment, où ? -- Dat moet een vergissing zijn -- Une erreur !"
Albert s'énerve : "Mais comment je fais pour travailler ce soir, moi ? C'est ma meilleure nuit de l'année !"

Le Mur d'Alain Berliner

"Coupez", dit Alain Berliner puis, s'adressant à Daniel Hanssens, avec qui il tourne son quatrième film: "L'entrée de champ c'était nikel !".
Derrière l'Arriflex 16SR3, Yves Cape, le chef op du film, précise :
- Un pied en arrière et tu es dehors, Daniel, c'est ça ta limite.
- Comme ça ?
- O.K., on la refait!
- Silence !
- 39/1 deuxième !
- Action !

Nous sommes à Lembeek, une petite ville du Brabant flamand. Depuis une quinzaine de jours, Alain Berliner y tourne avec son équipe Le Mur, son premier film depuis le succès de Ma vie en rose, consacré au dernier Festival de Cannes. Un film qui représente la Belgique dans une collection de dix téléfilms de 60' produits par Arte et réalisés par des metteurs en scène de quatre continents. Une seule règle: chaque cinéaste doit représenter le passage vers le troisième millénaire en incluant dans son histoire la nuit du 31 décembre 1999, ce moment symbolique servant d'ancrage aux récits.

Berliner a imaginé de raconter une histoire belge, une fable qui colle à l'actualité de ce pays où l'on nage depuis plus de quarante ans en plein délire linguistique. Albert, un agrégé de philosophie sans emploi qui a repris et fait prospérer un "fritekot" installé à cheval sur la frontière entre Bruxelles et une "commune à facilités", mène une vie paisible et sans histoires. Lorsqu'il donne ses frites au client, Albert est en Flandre, et quand il les plonge (ses frites) dans la graisse brûlante, il est à Bruxelles, du côté francophone. Lorsque le matin du 31 décembre, Albert rejoint sa friterie, il découvre que la place est coupée en deux par un énorme mur qui délimite la frontière entre Flamands et francophones. Un mur sur lequel des gardes juchés dans des miradors veillent jour et nuit à ce que personne n' échappe à son sort linguistique.

"C'est un film où la comédie et le drame vont se mélanger, avec un aspect surréaliste", m'explique Alain Berliner. "Il y a une jolie histoire d'amour entre Albert et une Flamande, il y a un peu de comédie musicale, il y a un fantôme qui apparaît régulièrement (qui est le père d'Albert, sa conscience, comme dans Tintin et Milou il y a toujours l'ange et le démon). C'est un melting pot, c'est comme chez nous, c'est la Belgique. Il y a des moments très noirs mais il y a aussi des moments absurdes donc très drôles.
Je trouvais intéressant de parler de quelque chose qui est vraiment constitutif de la Belgique, quelque chose dont, et c'est assez curieux, on parle très très peu chez nous, au niveau artistique, bien que les problèmes communautaires durent depuis fort longtemps. L'Identité et la manière dont on parle de la culture, c'est quelque chose de très important. Le film ne prétend pas résumer la situation. C'est une allégorie, inspirée par le mur de Berlin. Evidemment, on grossit le trait je ne pense pas qu'une telle chose puisse jamais arriver mais les gens qui vivent la réalité de cette frontière linguistique ont l'impression d'être devant un mur, devant un truc qui a sa propre logique et qui ne tient pas compte de leur vie.

Je ne tourne pas vraiment dans les conditions d'un film de cinéma parce que le budget est beaucoup plus restreint que celui d'un long métrage, en gros ça tourne autour de 5 millions de F.F., avec 22 jours de tournage. Le paradoxe, c'est que le film est pratiquement entièrement financé par la France. En Belgique c'est une situation tellement épineuse qu'on n'a pas trouvé un franc tant du côté flamand que du côté francophone. C'est bizarre parce que c'est l'actualité, il y a des articles là-dessus tous les jours. On s'est entendu répondre des trucs comme : " Oui, mais les problèmes linguistiques, c'est derrière nous, ça n'intéresse plus personne ! " Il y a une volonté de ne pas regarder la réalité, alors que c'est un problème qui empoisonne la vie des gens depuis tellement longtemps, alors que ça fait partie de notre existence !

Au départ je pensais que ça allait faire rire tout le monde sur un problème bien belge et ça n'a pas l'air d'avoir amusé tant de gens que ça ! Je ne suis pourtant pas un contestataire, je ne pense vraiment pas que le cinéma puisse changer le monde. C'est vrai qu'avec Le Mur on pousse sur un bouton qui est assez sensible. Ça signifie que c'est un problème passionnel, extrêmement douloureux. D'ailleurs pendant longtemps les gens ont cru qu'on ne ferait pas le film probablement parce qu'on n'avait pas reçu d'argent.
J'ai choisi la place de Lembeek parce qu'elle est belle avec son église et son monument et qu'elle est suffisamment large pour supporter notre décor. On construit un mur à travers tout et subitement cette place devient une espèce de studio de cinéma. C'est fabuleux, c'est l'intervention de la magie dans la réalité."

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