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Marc-Henri Wajnberg, I am chance

Publié le 02/05/2022 par Bertrand Gevart et Harald Duplouis / Catégorie: Entrevue

Après avoir expérimenté avec Kinshasa Now, la réalité virtuelle nous emmenant dans les rues trépidantes de la capitale congolaise, le réalisateur Marc-Henri Wajnberg présente en avant-première au festival Millenium, son dernier long-métrage documentaire, I am Chance et dans la foulée en sortie nationale le 11 mai.

Ancré dans une réalité genrée, I am Chance est plus qu’un instantané d’une ville, c’est un regard politique sur les violences invisibilisées de la modernité. À travers le regard et le vécu de Chancelvie et de sa bande vivant dans les rues de Kinshasa, le film I am Chance nous transporte entre histoire et mémoire, entre sororité et espoir. Ensemble, elles bousculent les codes, crient de rage, interrogent notre humanité, et affrontent des violences quotidiennes. 

Cinergie : Ce n’est pas votre premier film sur la problématique des enfants de la rue. Quand et comment avez-vous été confronté à cette problématique ? 

Marc-Henri Wajnberg : Il y a plus d’une douzaine d’années, lorsque je suis parti à Kinshasa dans le cadre de la réalisation d’un film sur un groupe de musiciens qui n’obtenaient pas leurs visas pour une tournée à l’étranger, j’ai découvert une ville aux mille visages, une ville incroyable regorgeant d’énergies et de mondes. Ce fut une véritable rencontre, quelque chose de singulier qui continue encore de vivre en moi. Durant ce voyage, la multitude d’enfants vivant dans les rues m’a littéralement bouleversé.
Inévitablement, cette problématique a pris le dessus et s’est imposée comme le sujet nécessaire du film à fabriquer. Kinshasa Kids est né. Kinshasa Kids raconte la vie d’Emma et de sa bande, qui, accusés de sorcellerie et rejetés par leurs familles, décident de former un groupe de musique pour s’en sortir et faire vibrer la ville. Cette fiction, avec en toile de fond les musiques congolaises, a, comme deuxième personnage du film, la ville elle-même. Après cette première expérience filmique auprès des enfants de la rue dans la capitale congolaise, il m’était difficile de partir et de les laisser sans agir. C’est pourquoi j’ai travaillé avec le REEJER (Réseau des Éducateurs des Enfants et Jeunes de la Rue) et tous les enfants du films sont parvenus à sortir de la rue en renouant avec leurs familles, ou en allant dans des centres dans lesquels ils ont pu suivre une scolarisation pour se former professionnellement.
Le film Kinshasa Kids a été sélectionné dans plus de 70 festivals. Lors des débats qui suivaient les projections du film dans les écoles, je me suis rendu compte de la méconnaissance de cette problématique et de l’intérêt qu’elle suscitait auprès des étudiants. Comme j’étais en contact permanent avec les enfants du film, j’ai désiré prolonger les pistes de réflexions et raconter leurs vies de façon immersive. Ça a donné naissance à Kinshasa Now, un film en réalité virtuelle à choix interactif qui raconte la vie d’un groupe d’enfants de 12 à 14 ans vivant dans les rues et que l'on peut suivre de manière immersive avec des casques de réalité virtuelle.
L’expérience est radicalement différente car il y a une confrontation frontale et immédiate des personnes immergées aux côtés de ces enfants. Dans ce film à 360°, le public, qui peut choisir de regarder ce film tout autour, devient acteur et témoin. Kinshasa Now a été sélectionné à Venise, puis dans 45 festivals, a obtenu 14 prix, a bénéficié d’une exposition à Bozar et est étudié dans les écoles de Bruxelles. Pour la préparation de Kinshasa Now, nous avions organisé plusieurs castings sauvages dans différents lieux de la ville. J’ai rencontré Chancelvie lors de ces castings qui regroupaient à chaque fois plus d’une cinquantaine d’enfants vivant dans les rues. Après le tournage, qui mettait en scène 4 garçons et Chancelvie, les garçons ont voulu aller dans un centre pour enfants des rues qui leur permet d’accéder à des études de base, eux qui n’ont jamais connu l’école, mais Chancelvie a préféré rester vivre dans la rue. J’ai gardé le contact avec elle par l’intermédiaire de mes amis sur place. Ce qui m’a permis de l’aider financièrement et de lui fournir des aides médicales. Chancelvie s’est retrouvée enceinte. Nous avons immédiatement décidé de faire un film sur sa vie de jeune fille enceinte dans les rues de Kinshasa.
Elle voulait profondément ce film qui lui permettait de montrer son caractère, son énergie, sa vie et son statut de cheffe de bande. Je l’ai suivie durant une période de six mois, filmant sa grossesse, son quotidien, ses combats, jusqu’à l’accouchement. À travers ce film, je voulais me centrer uniquement sur la vie de filles de la rue et dresser le portrait d’une réalité genrée, une réalité violente de laquelle émane aussi un magnifique espoir. « Chance » - « elle » - « vie », « Chancelle » - « vie ». L’énergie communicative de Chancelvie, au nom porteur de sens et de significations, a donné vie au film I am Chance. « I am » et non « I’m » pour affirmer son existence, elle, qui vit dans la rue depuis ses 8 ans, méprisée durant toute sa jeunesse, inexistante aux yeux de sa famille, qui ignore son âge, mais qui est là, fière et courageuse. 

 

C. : En dehors de ces trois films consacrés à cette problématique, vous avez une production hétérogène…

M-H.W. : Oui j’ai une production de films assez éclectique. J’ai réalisé les 1200 Claps de 8 secondes qui ont donné naissance au genre « shorts » dans le monde ainsi que d’autres collections de films très courts (2.800 au total), mais aussi des longs-métrages, des films d’animation, des documentaires et de la fiction, tout cela dans des durées variant de 8 secondes à 1h30. Ce qui m’intéresse, c’est de ne pas me limiter à un seul format ou un seul genre mais d’aborder le plus possible des idées et des styles différents. Ce sont les sujets de mes films qui imposent la durée, le style, ou la façon de les raconter. 

 

C. : Comment avez-vous appréhendé le passage entre la réalisation de deux fictions sur la problématique des enfants de la rue et le documentaire I am Chance ? 

M-H.W. : Lorsque j’ai voyagé à Kinshasa pour la première fois, j’avais des enfants du même âge que ceux vivant dans la rue. Je suis resté plusieurs mois à Kinshasa, rencontrant des familles, des éducateurs, des enfants pour tenter de comprendre les raisons et les croyances qui poussaient certaines familles à rejeter les enfants accusés à tort de sorcellerie. Les familles qui accusent les enfants de sorcellerie les emmènent dans des églises appelées « église du Réveil » afin de ‘délivrer l’enfant du diable qui a pris possession de son corps’. Les enfants, culpabilisés de tous les malheurs que vivent leurs familles, sont contraints de rester quelques semaines dans ces églises et y subissent de multiples sévices physiques mais aussi psychologiques. À l’issue de cette période de souffrance, les ‘pasteurs’ organisent une cérémonie d’exorcisme, qu’ils préfèrent appeler « délivrance », durant laquelle le pasteur, par quelques tours de prestidigitation, extrait du corps de l’enfant ‘possédé’ des objets, des viscères, parfois des lézards, censés représenter le diable qui était en eux. Ces cérémonies permettent surtout à ces margoulins d'asseoir leur pouvoir sur la communauté et de gagner de l’argent. Mais les enfants revenus dans leurs familles seront très vite accusés d’autres maux. Comprenant ce qui les attend dans les églises, ils s’enfuient de chez eux et se retrouvent à la rue. Ils sont parfois abandonnés dans les rues, trop jeunes pour retrouver leur maison. Les enfants qui viennent de province, les orphelins des guerres, les enfants dont les parents n’ont pas les moyens de s’occuper d’eux font grossir le contingent d’enfants des rues qui atteint le nombre hallucinant de 35.000 à Kinshasa.

Depuis Kinshasa Kids, j’ai rencontré beaucoup de ces enfants qui ont un potentiel immense et une énergie magnifique. Certains, dont je me suis occupé, ont aujourd’hui des projets, un métier où s'exercent dans l’art. C’est au contact de ces enfants que les autres projets autour de leurs vies ont pris forme et donné lieu à des écritures différentes : fiction, réalité virtuelle, et aujourd’hui documentaire. Cette pluralité d’écritures, ces multiples formats autour d’une thématique commune, ont des ramifications et des points de convergence qui alimentent les réflexions et focalisent les regards sur cette problématique tragique. En tant que cinéaste, mais surtout en tant qu’être humain, je suis heureux de pouvoir donner vie à des projets aux écritures variées et qui ont du sens. 

 

C. : C’est aussi une manière de rendre visible cette problématique, mais aussi ces filles qui sont généralement invisibilisées…

M-H.W. : Exactement. Et c’est là que se loge la grande différence entre I am Chance et les deux autres films que j’ai tourné à Kinshasa, c’est la question d’une réalité genrée. Avec le film Kinshasa Now, dans lequel jouait Chancelvie, j’ai découvert la situation des filles de la rue. Ces filles existent, elles sont présentes, mais on les voit moins. Je parle d’une réalité genrée car leurs parcours et leurs vies dans la rue diffèrent de celles des garçons. Elles subissent des violences physiques, sexuelles, sont obligées de survivre en volant, mendiant, se prostituant. C’était devenu impératif pour moi de le raconter sans les atours d’une fiction tout en mettant en lumière leur énergie et leurs combats.

Les vies des filles de la rue sont plus difficiles et plus violentes que celles des garçons. Durant le tournage d’I am Chance, Chancelvie, Dodo, Shekinah et Sephorah préféraient ne pas rejoindre la parcelle que je louais pour elles afin qu’elles soient en sécurité la nuit. Leurs habitudes les faisaient sortir la nuit, en quête de ‘travail’. Régulièrement, elles se trouvaient confrontées à des bagarres nocturnes et des règlements de comptes entre ‘écuries’ (c’est ainsi qu’elles appellent leurs bandes) pour s’être déplacées dans des quartiers qu’elles ne maîtrisaient pas ou qui étaient sous la coupe d’autres écuries.

Cette violence quotidienne est leur routine. Malgré cela, elles considèrent que la rue, c’est leur liberté. Une liberté de faire ce qu’elles veulent quand elles veulent : s’habiller, se coiffer, manger, dormir n’importe où et quand elles le souhaitent. Liberté factice. Malgré la présence d’organisations et d’éducateurs, il est très difficile de les sortir de la rue dès qu’elles ont acquis les codes de la rue et se sont greffées à un clan.

Faire un film avec elles, pour qu’elles puissent s’exprimer, exister, c’est leur servir de caisse de résonance, montrer qu’elles ont des droits et interpeller, là-bas comme ici, la population et les élus pour que cela change. Je ne me permets pas de donner des conseils, j’aide à mettre la lumière sur cette situation inacceptable que le confort de notre vie nous pousse à oublier. 

 

C. : Le film est aussi très immersif, dans un style direct, vif et incisif, sans commentaires… 

M-H.W. : Je ne voulais pas qu’il y ait de commentaires et que l’image endosse un rôle illustratif. Je préfère que le film se construise à partir de leurs histoires, leurs vies, sans imposer un sens établi et unique. Ce sont ces filles qui dirigent le cours intranquille du film. Je voulais filmer à hauteur d’enfants, sans commentaire, en leur laissant toute la place d’expression. Si je donne la parole à ces filles, je n’ajoute pas la mienne, je leur donne la parole. Ce style direct et incisif, ces silences, c’est une manière de ne pas fournir de réponse attendue en laissant leurs paroles circuler.

J’avais une matière filmée énorme, qu’il a fallu traduire du lingala - parlé par des enfants des rues - au français. J’aurais pu faire un autre film avec toutes les séquences fortes que j’avais tournées, mais, à un moment, c’est le film qui impose son rythme et les séquences à garder, parfois des éliminées revenaient s’immiscer dans la structure du montage. C’est compliqué de réaliser un film pareil sans ajouter de commentaires qui orientent le cours de l’histoire, c’est pourquoi je me suis donné le luxe de monter ce film durant neuf mois, dans un premier temps avec Paul-Jean Vranken puis ensuite avec Filipa Cardoso.

 

C. : Comment se déroule un casting avec des enfants de la rue ? 

M-H.W. : C’est un peu plus facile maintenant que lorsque j’ai commencé il y a 12 ans. Lorsque je me balade, il y a des enfants qui me reconnaissent et m’interpellent en disant qu’ils ont déjà passé un casting pour moi. Parfois, je passe aussi par des amis, des gens que je connais ou des boxeurs, des familles, des artistes qui sont en contact avec des enfants qui vivent dans la rue. Je discute beaucoup avec les enfants que je caste et, quand la confiance s’installe, les personnalités de ces enfants se dévoilent et mon choix s’affine. Pour mes fictions, lorsque j’ai choisi les enfants, je répète avec eux durant plusieurs semaines. Je loue une parcelle, une mama leur fait à manger afin que les conditions soient les plus apaisantes pour travailler et que ce groupe d’enfants que je forme se soude et deviennent une vraie bande. Certains enfants avec lesquels j’ai travaillé pour Kinshasa Kids forment encore une bande 10 ans plus tard, mais ils ne sont plus dans la rue. Mais pour I am Chance, c’est un documentaire et la bande était déjà présente et soudée autour de Chancelvie. 

 

C. : Nous avons évoqué et souligné certaines particularités de ce film par rapport à Kinshasa Kids et Kinshasa Now. En tant qu’être humain, c’est une problématique insoutenable. En tant que cinéaste aussi. Comment gérez-vous la nécessaire éthique qui s’impose et la juste distance ? S’engager, c’est aussi agir dans le film. 

M-H.W. : Le film I am Chance parle de la vie des filles qui vivent dans les rues de Kinshasa. Mais cette situation est inhérente au monde entier, plus de 120 millions d’enfants survivent dans les rues sur tous les continents. Cette problématique vient innerver et toucher d’autres problématiques plus globales comme les questions relatives à l’éducation, à la santé, à la famille, mais aussi l’écologie et les droits de l’Enfance, qui sont toutes présentes dans le film à des curseurs différents. Fabriquer ce film avec elles, c’était aussi ma façon d’agir.
I am Chance est un documentaire qui nous immerge au plus proche de la réalité et des violences que subissent ces filles. On ne s’accommode jamais à ces violences, et c’est ce refus de s’accommoder qui donne envie d’agir et de montrer ce qui se passe. C’est poignant d’entendre la façon dont elle nous parlent des viols qu’elles subissent et la prostitution qui ponctue leur quotidien. Lorsqu’elles se retrouvent dans la rue depuis peu de temps, elles sont dans un vrai traumatisme et les éducateurs peuvent encore les en sortir. Mais lorsqu’elles ont subi des agressions multiples et qu’elles rencontrent d’autres filles dans la même situation qu’elles, elles finissent malheureusement par s’en accommoder, car c’est leur seul moyen de survivre. Elles en parlent de manière totalement naturelle, c’est choquant et révoltant.

Lors du tournage, il y a eu plusieurs agressions entre écuries durant lesquelles je suis intervenu pour arrêter ces violences. J’ai préféré que ces images, où l’on me voit tenter d’arrêter ces bagarres, soient enlevées au montage. Shekinah s’est faite agresser durant la nuit d’un coup de lame de rasoir au niveau du visage et je suis immédiatement intervenu pour qu’elle puisse se faire soigner dans une clinique. Là se situent mes interventions durant le tournage, tout comme l’accès aux soins de santé quand leur état physique le nécessitait.

 

C. : L’on retrouve un axe politique dans votre film, des incursions critiques sur la modernité et le passé colonial de la Belgique. 

M-H.W. : L'histoire de la Belgique avec le Congo est indéniablement présente dans le film. Les artistes, par leur travail, produisent une pensée et des réflexions concrètes sur notre histoire commune. Lorsqu’ils intègrent des réflexions sur les conséquences de la modernité face à leurs racines qui se sont perdues, ou qu’ils rejettent la culture ‘blanche’ pour renouer avec leurs origines, il est important de laisser ces moments critiques dans le film. La question ne se pose même pas. En jouant sur plusieurs couches de temporalités, je crée une forme de filiation critique, un rapport de cause à effet entre passé colonial, modernité et perte des traditions. Ces traces du passé dans le film et des traumatismes qui y sont liés sont des formes de résistance face à une culture qui disparaissait.

 

C. : Vous envisagez de continuer de les filmer ?  

M-H.W. : Les filles du film ont tenu à rester vivre dans les rues. Ce sont des amies à présent. Je continue à les aider et à garder le contact grâce à certains artistes avec lesquels je suis en relation de façon permanente. Je développe de nouveaux projets qui ne sont pas liés au Congo mais il me tarde de retourner à Kinshasa. J’aime ce pays et les gens qui y vivent.

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