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Marion Hänsel à propos de Noir océan

Publié le 09/11/2010 par Marceau Verhaeghe et Arnaud Crespeigne / Catégorie: Entrevue

Noir océan


Décembre 2010 marque le retour de Marion Hänsel dans les salles de cinéma. Son nouveau film, Noir Océan, a été présenté en première mondiale au Festival du Film Francophone de Namur. On sait la cinéaste exigeante, perfectionniste dans ses choix esthétiques et techniques et d’une grande subtilité d’écriture. On s’attendait à une œuvre, sans doute difficile, mais de grande qualité. Noir océan a tenu ses promesses. Nous l’avons décortiqué pour vous, avec la réalisatrice.

Cinergie : Après Nuages et Si le vent soulève les sables, deux films plutôt atypiques dans votre filmographie, vous revenez  à des thématiques plus familières : la fêlure, une faille interne à affronter pour le personnage principal, une figure paternelle ou maternelle absente ou dénaturée…
Marion Hänsel : Comme dans plusieurs de mes films, les personnages principaux sont dans des moments de doute, de déséquilibre, de recherche de soi. Si Nuages était effectivement atypique, mon film Si le vent… me paraissait toutefois rester dans cette trajectoire.
On parle de films très intimistes, où l’immensité du décor enferme pratiquement les personnages dans un huis clos. Ici, c’est un peu la même chose. L’océan est sans fin, mais les gens sont presque piégés par cette immensité, comme par le désert. Donc, il y a des similitudes. Mes films se ressemblent, tout en étant dissemblables

C. : Certaines de vos œuvres sont de véritables cris de douleur, alors qu'ici, le ton est davantage paisible. On est plus dans la recherche que dans la crise.
M. H. : C’est la première fois que je travaille avec des post-adolescents. À cet âge-là, les choses sont cachées à l’intérieur. On n’ose pas exprimer, on n’ose plus pleurer. C'est sans doute pour cela que Noir océan n’est pas un cri direct. Il a l’air plus apaisé, mais c’est une eau dormante.

C. : Votre film semble comme pris en sandwich entre un prologue qui se situe bien avant l'époque où se situe l’action principale et semble ne rien avoir avec lui, et une scène finale qui explique ce prologue. Et il est comme coupé en deux par l'explosion d'une bombe sur Mururoa.  Pourquoi une telle structure ?
M. H. : Le film est une adaptation littéraire de deux nouvelles de Hubert Mingarelli dont j’ai dû faire une histoire. Ce n’était pas très compliqué parce que les deux nouvelles se situaient dans un même lieu, sur un bateau, à la même époque, mais il y a quand même eu un travail de rassemblement. Le chien, par exemple, n’existait que dans une des deux nouvelles. Je l’ai remis dans l’autre. Le prologue, quant à lui, parle d’un garçon de dix ou douze ans qui se pose un défi à lui-même. Il fait quelque chose de dangereux, sans aucun témoin. Puis, on comprend, à la dernière séquence, qu'il estime avoir perdu ce qu’il pensait avoir gagné en réussissant ce défi. Cela mis à part, je n’ai pas l’impression que c’est une construction rigide. Elle est assez classique, assez lente. On suit les personnages, et on s’attache énormément à des petits faits, des petits gestes du quotidien. Et il y a l’attente, dans cette vie en mer où, sauf événement exceptionnel, peu de choses se passent. Il y a la promiscuité, l’heure du mess... et surtout les quarts de nuit. Même s'ils ne durent que quatre heures, quand on est dans le noir, seul, à observer l’océan, c’est très long. Les jours et les nuits se succèdent, le temps passe, et ces gamins attendent, s’interrogent, s’ennuient et surtout ont l’angoisse de ne pas savoir ce que vont être ces tests nucléaires. Est-ce dangereux ou pas ?

C. : Il y a, d’une part, l’histoire de ces jeunes gens auxquels on s’attache, qui découvrent l’univers militaire et, à travers lui, le monde des adultes et, d’autre part, l’essai nucléaire français, qui est un élément très fort. Quelle place tient exactement pour vous cet essai dans le film ?
M.H. : L' essai est une toile de fond. Il va avoir lieu, mais le malaise des gamins ne vient pas uniquement de ça. Ils viennent d’être déracinés, du service militaire, d’avoir quitté leur familles, d’avoir 18 ans… Et malgré tout, il y a le poids de cette chose importante qui, malheureusement, se passe encore aujourd’hui. Car le désarmement nucléaire n’est pas encore acquis, et des essais se poursuivent en Iran, en Chine, au Pakistan, on ne sait même pas exactement où. C’est une espèce de danger latent pour toute notre planète. Il était là en 1970, et toujours en 2010. Je l’ai donc traité comme un danger que l’on ne peut pas appréhender (pas plus aujourd’hui que dans les années 70). C’est un élément dramatique très fort, mais qui n’est pas l’élément principal de l’histoire.

C. : Vous avez travaillé avec de jeunes comédiens (sauf peut-être pour Adrien Jolivet, c’était leur première expérience importante au cinéma); Et vous leur demandez quelque chose qui n'est vraiment pas facile : donner vie à un personnage sans disposer de beaucoup d’éléments pour le faire exister : pas de passé, peu d’éléments narratifs, pas beaucoup de dialogues… Comment vous y êtes-vous prise?
M.H. :
Le principal était de les choisir bien. Pour leurs différences, mais aussi pour leur complémentarité. L'un est plus nerveux, un peu plus mûr, marqué et, physiquement, déjà plus angoissé. C’est Adrien Jolivet. Un autre est plus solaire, plus naïf avec une espèce de grand sourire. On a l’impression qu’il est là, mais comme tombé par hasard. C’est Nicolas Robin. Il n’avait pas encore eu de rôle important au cinéma. Et puis il y a le troisième, Romain David, qui est rond, plus jovial, mais en même temps en souffrance parce qu’il est la tête de turc des autres. Il est en léger sur poids, et c’est tellement facile quand on a 17 ou 18 ans de se moquer de quelqu’un qui est différent. Cela rassure quand tout le monde peut se moquer d’une seule et  même personne. On a l’impression de faire partie d’un groupe. Romain David est un premier prix du conservatoire de Liège, mais il n’avait encore jamais fait de cinéma.
Le casting a été long pour trouver ces trois garçons. Avant de les choisir, j’ai longtemps parlé avec chacun d’eux. J’ai pu me rendre compte qu’ils étaient doués et travailleurs, extrêmement attentifs et ouverts. Je pensais que je pourrais leur faire confiance, et que j’aurais moins à travailler avec eux. Donc, je n’ai pas beaucoup répété, mais je leur ai demandé de faire une recherche sur la réalité des faits. Je leur ai envoyé des bouquins qui concernaient l’époque, des témoignages de marins (qui aujourd’hui ont 50 ou 60 ans) et qui avaient vécu ces essais. Il y a beaucoup de sites sur Internet où on peut voir exactement ce qui se passait. Puis, chacun d’eux a fait son travail de préparation comme tout comédien : s’immerger, essayer de se trouver des attitudes, des similitudes, bref devenir le personnage. Ils avaient le temps. C’est leur job. Ils sont professionnels. Je ne vais pas me mettre à leur place et leur dire comment procéder. À chaque comédien sa méthode. Après, il y avait peu à travailler. Mon découpage est très précis. Je leur dis exactement ce qu’ils doivent faire, et les choses se passent assez simplement. De temps en temps, j'ai dû un peu corriger le tir, mais c’était surtout sur des questions de rythme. Combien de temps peut durer un silence, un changement d’attitude. Et, de temps en temps, leur demander légèrement plus ou moins d’émotion.

C. : Et le chien Giovanni ? Il a un rôle particulier dans l’histoire. C’est la part d’enfance de chacun et tous les trois ont, avec ce chien, un rapport particulier. D’autre part, ce n’est pas facile de jouer avec un chien, surtout quand il y a un découpage extrêmement précis ?
M.H. : Le chien avait 19 jours de tournage, c’est très important. Pour lui aussi, il y a eu un énorme casting. J’ai vu de nombreux maîtres, et beaucoup de chiens pour trouver ce Border collie qui avait la taille exacte, qui était un animal vif et très intelligent. Comme les comédiens, Giovanni a eu trois mois pour se préparer. Trois mois de dressage où toutes les différentes attitudes que le chien devait avoir étaient indiquées très clairement. Le maître-chien a dû l’habituer à se coucher, faire le mort, aboyer à la demande. Je l’ai fait étrangler aussi. Bref, c’est un vrai travail que je trouve très réussi.
Pour chaque garçon, il représente sans doute l’enfance, mais aussi la tendresse, le besoin d’affection. Tout ce qu’on ne doit pas dire ou qu’on n’osera pas dire aux autres, il peut en être témoin et ne le répétera pas, tout en ayant l’air de comprendre. Il sent quand ces garçons sont malheureux, qu’il y a une angoisse. Giovanni est un personnage central, qui ajoute beaucoup d’humanité.   

C. : Quand vous parlez de ces garçons, et aussi dans le regard posé sur eux, il y a quelque chose de très maternel qui passe, mais ces images sont d’une très grande sensualité. Vous les filmez dans la lumière dorée du matin, vous les inondez de lumière sur la plage. Cela peut paraître paradoxal, c’est un équilibre délicat à trouver ?
M.H. : Quand j’ai lu les nouvelles, j’étais vraiment émue, comme si ces trois garçons avaient été mes garçons. Comme si c’était mon fils qui s’était engagé sur un bateau et partait pendant des mois sans donner beaucoup de nouvelles. J’avais envie de parler de cet âge-là avec un côté très maternant. Travailler avec ce groupe (ils étaient au moins huit ou neuf) a été un vrai bonheur. J’avais l’impression qu’ils me faisaient confiance totalement, que j’étais une sorte de chef, mais en même temps un peu aussi une maman de remplacement. Avec beaucoup de tendresse, de connivence, de plaisir partagé. Je sentais qu’ils étaient tous très heureux d’être sur ce plateau. C’était une superbe bande de copains qui s’entraidaient beaucoup. Ils avaient tous les chocottes car ils avaient des rôles difficiles, mais jamais il n’y a eu de crises ou d’angoisses. Il y avait beaucoup d’harmonie dans ce tournage.

C. : Vous retrouvez l’univers marin que vous avez déjà abordé plusieurs fois, mais aussi un bateau, et les bateaux, vous les abordez toujours en scope. Un format large qui peut paraître, à première vue, paradoxal pour un espace confiné. Cela a ses avantages : vous pouvez embrasser tous les personnages dans la même image et probablement au niveau de la profondeur de champ, mais en même temps cela pose de sérieuses difficultés. Il faut placer la caméra, trouver ses cadrages, chercher les lignes de fuite de l’image…
M.H. : Dans ma carrière, j’ai beaucoup travaillé en scope, effectivement. C’est un format qui me convient bien, mais pour cela aussi, c’est un gros travail de préparation. Un découpage ne s’improvise pas, qu’on film ou non en scope. Je fais un storyboard totalement précis, un mois avant le tournage et dans les lieux. Chaque plan est dessiné, l’objectif est défini comme les déplacements des comédiens, les mouvements de la caméra et, pour moi, presque chaque plan est comme un tableau. Effectivement, je cherche les lignes de fuite : le bastingage du bateau, comment il croise l’horizon, etc. Il y a une cohérence et quelque chose qui se dessine de plan en plan un peu comme un peintre le fait. Et je suis aidée par des techniciens formidables. La lumière du chef opérateur Jan Vancaillie est somptueuse. Ces éclairages de nuit où on doit donner l’impression que ce n’est pas éclairé alors que, forcément, il faut bien des éclairages, c’est du travail de grand technicien. Celui du cadreur Didier Frateur également. Bien sûr, on a discuté ensemble depuis le découpage; et il sait exactement ce que je veux. Mais il est comme dans mes yeux. On travaille ensemble depuis vingt ans.

C. : Vous avez une équipe sur qui vous pouvez vous reposer parce que vous collaborez depuis de longues années. À une exception près sur ce film, mais de taille, c’est le chef opérateur Jan Vancaillie. Pour vous qui aviez des exigences précises et compliquées, cela a du être une angoisse de vous lancer avec quelqu’un que vous ne connaissiez pas ?
M.H. : Cela a été une angoisse avant. Mais à partir du moment où Jan a été là, j’ai tout de suite senti que je pouvais dormir tranquille. Qu’il comprenait exactement ce que je voulais faire. Et aussi que, comme mon premier assistant, Dominique Guerrier avec qui je travaille depuis mon premier court métrage, il possède un calme, une sérénité dans le travail que j’adore. Dans mes équipes, l’important, c’est d’avoir le calme, connaître son métier, être sûr de soi, ne jamais imposer une hiérarchie, ou commencer à crier des "Silence !" sur le plateau, qui ne servent qu’à faire du bruit. Il faut faire régner le calme, la paix, et du coup, tout le monde respecte tout le monde. Personne ne doit jouer le chef parce qu’il n’y a pas de raisons. Et Dominique Guerrier, comme Jan Vancaillie, ont un grand sens de l’humour. Comme cela, quand on fait une erreur, on peut en rire et cela donne du plaisir au travail.

C. : Vous êtes profondément impliquée du début à la fin du processus de fabrication d’un film et présente à toutes les étapes. Quelle est la phase qui vous fait le plus vibrer ?
M.H. : Le moment que je préfère, c’est le tournage. Sinon, une fois que j’ai trouvé le sujet, j’aime bien écrire. La production ne me déplait pas parce que c’est un vrai challenge. Il faut beaucoup d’imagination, mettre en place des plans A, B, C, D en prévoyant quoi faire si telle demande d’aide ne marche pas ; ou quels sont les coproducteurs idéaux pour cette histoire. C’est chaque fois une vraie réflexion d’ingénierie, et cela demande beaucoup d’imagination. Pour chaque projet, il faut constamment inventer, et pour chaque projet, ce n’est jamais la même conjoncture. Mais, évidemment, cela n’a rien à voir avec la joie de la réalisation, quand quelque chose se fait…

C. : La création se fait au tournage ?
M.H. : Non, pour moi, la vraie création se fait au découpage, quand je dessine tout le film seule. Après, c’est une mise en image de quelque chose de déjà défini. Si on ne s’est pas trompé au casting, le film est fait avant le tournage.
J’aime bien le montage, mais je laisse beaucoup d’autonomie à ma chef monteuse avec qui j’ai aussi beaucoup travaillé dans le passé, et je peux lui déléguer énormément. Tant et si bien que d’habitude, elle commence à monter quand je suis encore en tournage. Le montage, ce n’est pas simplement mettre les choses bout à bout. Je lui donne une totale autonomie pour couper. Quand le tournage est fini, une ou deux semaines après, on a déjà un premier montage. Je suis quelqu’un d’assez impatient et le montage est un processus assez lent. Je préfère que cela aie déjà pris de l’avance. Ensuite, le choix des musiques, du compositeur, c’est très important, passionnant, difficile et dangereux. Parce que je ne suis pas compositeur. Donc je vais avoir des idées, mais je ne sais pas ce que le compositeur va proposer comme thème. Le casting et le choix du compositeur sont les deux choses qui sont pour moi les moins contrôlables. Et après, il y a la promotion, puis la sortie du film, et puis, il y a surtout le désir d’en faire un autre...

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