C’est si simple, et pourtant si parlant à la fois. Que serait notre panthéon cinéphile si les grands cinéastes avaient été des femmes ? Derrière ce jeu innocent se cache Martine Doyen, réalisatrice et autrice belge qui nous livre Alfreda & her sisters, un ouvrage facétieux et édifiant à la fois. Rencontre.
Martine Doyen, autrice de Alfreda Hitchcock & Sisters
Cinergie : D'où vous est venue l’idée de ce projet ?
Martine Doyen : Entre deux films, et par amusement d’abord, mais aussi d’un constat un peu amer : le panthéon des grands cinéastes est essentiellement masculin. Dès lors, il n’est pas étonnant que faire une carrière en tant que réalisatrice soit si difficile, et que celles-ci disparaissent des statistiques. Que se serait-il passé s’ils avaient été des femmes ? Ça a débuté avec Hitchcock, que j’ai directement croqué dans mon logiciel de retouche à partir de photos, de plusieurs coiffures. J’ai tellement ri que j’ai eu envie de continuer. Sans forcément par militantisme, mais par espièglerie. D’abord sur les réseaux sociaux, avec mes ami.e.s, et au bout d’un an j’ai été contactée par un éditeur pour mettre le projet sur papier.
C. : Concrètement, cela représente un défi technique ?
M.D. : Il y a un travail graphique bien sûr, et des recherches pour choisir la bonne photo de départ, tenter différentes coiffures, des maquillages variés. Très concrètement, certaines ont dû être écartées car la qualité de l’image originale n’était pas suffisante, mais il y a eu beaucoup d’amusement derrière ce projet. C’est autant un jeu d’artiste que de cinéphile. Aujourd’hui, j’ai envie d’aller plus loin, tenter l’expérience avec des photos de plateau par exemple. Voir Alfreda Hitchcock en action aurait encore plus d’impact selon moi. Cela fait partie des idées pour la suite.
C. : Parmi ces cinéastes, avez-vous vos favorites ?
M.D. : Hitchcock tout d’abord. C’est quelqu’un qui m’a beaucoup inspirée lorsque j’étais enfant alors que je découvrais ses films à la télévision. Bien plus tard, quand j’ai commencé à vouloir faire du cinéma, il a continué à m’accompagner. David Lynch sinon, Jim Jarmusch, Fassbinder… J’adore la transformation de Fritz Lang dans ce livre, et c’est l’occasion de parler de ces films qui sont quasiment tous parfaits. Des œuvres toujours très actuelles, et un réalisateur qui passe super bien en femme! [rires]. Il y a donc des cinéastes que j’aime pour eux-mêmes, et d’autres pour leurs portraits. Mais de manière générale, je ne parle que de ceux qui m’inspirent ou que j’apprécie.
C. : N’est-ce pas tout de même une manière d’exorciser cette absence féminine ?
M.D. : Ce n’était pas le but original, mais plus j’échange avec des lectrices, des lecteurs ou des journalistes, plus cela est mis en avant. Quand on pense à Jacques Tati, John Huston ou Hitchcock, on pense à des hommes d’âge mûr, voire des vieux hommes. Mais à la question de qui sont les grands cinéastes, on ne répond presque jamais par des réalisatrices. Et les chiffres le montrent : les femmes disparaissent généralement de la circulation après quelques courts-métrages, parfois un ou deux longs. Le changement est en route, mais il est très lent. À part Jane Campion, Agnès Varda, Kathryn Bigelow, les réalisatrices âgées sont quasiment absentes de l’industrie, et c’est dramatique car d’ici trente ans nous risquons d’en être au même stade. Un panthéon de cinéastes masculins, et peu de femmes. Et cela n’a rien à voir avec la qualité des œuvres, il existe partout dans le monde et en Belgique également des réalisateurs très moyens qui enquillent les films malgré ce niveau médiocre. Si la qualité n’est pas le problème, qu’est-ce que c’est ? Il existe un réel problème de perception, de représentation et donc d’accès aux financements. Entre le sexisme et l’âgisme, il est encore très difficile aujourd’hui de faire une vraie carrière de réalisatrice en Belgique avec ses propres choix. Et ça, c’est incompréhensible.
C. : Le problème vient donc des institutions subsidiantes ?
M.D. : Non, je ne dirais pas cela. Ayant été moi-même membre de la Commission, et pour celles auxquelles j’ai participé, il n’y a pas eu ce type de blocage. Pour moi, le problème est en amont. Qui finance, qui choisit et qui développe les projets ? Qui choisit à quoi doit ressembler le cinéma en Belgique aujourd’hui ? Il y a quelque chose que je trouve profondément injuste sur la façon dont on reçoit les projets portés par des femmes chez nous, mais aussi dans le monde de manière générale. Sous prétexte qu’on est une réalisatrice, on devrait avoir des valeurs particulières, mettre en avant des personnages militants, alors qu’en fait, faire du cinéma en tant que femme, c'est déjà un acte féministe. D’autant plus si on arrive à poursuivre sa carrière au-delà des premiers films, sans forcément se revendiquer d’un activisme. Pour ma part, je ne considère pas pouvoir faire un film qui ne serait pas féministe. Mais j’ai envie de ramener les choses au cinéma.
C. : Une philosophie que vous adoptez dans votre travail ?
M.D. : Personnellement, je réfléchis surtout à raconter de bonnes histoires, et faire des films que j’aurais moi-même envie de voir. Mais j’ai intégré tout ceci, et je n’aurais pas pu être ce que je suis aujourd’hui si je n’avais pas été féministe. Quand j’ai commencé à penser à une carrière de cinéaste, c’était à l’époque de Chantal Akerman, de Marion Hänsel. Des femmes assertives, indépendantes, qui produisaient leurs propres films. Aujourd’hui, cette pratique n’est pas forcément bien perçue dans le cinéma en Belgique, et si c’est la condition sine qua non pour que certaines personnes accèdent à la profession, alors, forcément il y en a qui disparaissent. Le tout, c’est que ce ne soit pas que d’un côté. En tant qu'accompagnatrice de projets, j’applique la même approche. L’important, c’est le scénario, la qualité de l’écriture. Et pouvoir cuisiner les artistes sur ce que donnera le film au-delà du dossier, pouvoir détricoter les intentions derrière leurs choix, c’est primordial.
C. Comment dépasser ce blocage aujourd’hui ?
M.D. : Nous vivons dans une industrie ou l’interchangeabilité prend de plus en plus de place. Il faut pouvoir travailler dans la publicité, faire de la série, et pouvoir rebondir sur de nombreux projets pour construire une carrière. Et malheureusement, les femmes n’ont pas forcément la possibilité de tirer leur épingle du jeu. Mon avis, c’est que nous aurons plus de poids en nous mélangeant, génération avec génération. Sans forcément faire des films entre nous, mais en luttant ensemble pour plus de représentation, plus d’inclusion. Avoir des équipes mixtes, faire valoir notre expertise et nos talents, pour que personne n’ait à se sentir comme un être étrange, pas à sa place, juste parce qu’elle est une, et non un cinéaste.
Alfreda Hitchcock & Sisters est disponible en librairie et à la commande sur le site de La Lettre Volée.