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"Mille chemins du temps" - Philippe Vandendriessche

Publié le 15/04/2014 par Lucie_Laffineur et Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Entrevue

Un artisan de génie

Le film documentaire, Mille chemins du temps de Philippe Vandendriessche, retrace le parcours d'un inventeur de génie, Jean-Pierre Beauviala. Ce qu'il a écrit aux Cahiers du cinéma  résume son projet : « Le cinéma, pour moi, c'est ce que j'ai fini par appeler le cinéma lentement distillé : un cinéma qui prend le temps de se confronter aux problèmes du monde où nous vivons et d'inventer de nouvelles façons de le "narrer". Il peut y avoir chronique ou mille autres chemins du temps ».

Inventeur de caméras révolutionnaires, il fonde, à Grenoble, la société Aaton avec laquelle il propose des 16mm et des 35mm, portables, silencieuses, en miniature (la paluche), équipées du fameux time-code (le marquage du temps utilisé dans les domaines du son et de l'image). Outre la mini vidéo (la paluche), il propose, pour le numérique, la Delta Penelope.

Ce qui est passionnant dans le film de Philippe Vandendriessche – qui ne s'adresse pas qu'aux professionnels au courant de leurs instruments de travail –, c'est le dialogue permanent que Jean-Pierre Beauviala a entretenu avec les cinéastes utilisant ses caméras comme une boîte à outil, notamment pour la super 16mm de Aaton. L'ergonomie, le design et sa légèreté l'ont fait surnommer « le chat sur l'épaule ». Elle a été utilisée par Jean Rouch, Jean-Luc Godard, Raymond Depardon, et côté belge, Thierry Michel, les frères Dardenne, Manu Bonmariage, Claudio Pazienza... d'où les belles séquences du film où les documentaristes expliquent comment – grâce à ce nouveau matériel – faire en sorte de rendre vivant celui qu'on filme tout en l'enregistrant. Ce n'est pas un objet que l'on filme, mais un être humain : plus encore, ce sont deux êtres humains qui se parlent, échangent à travers cette communicabilité enregistrée en son et en images, des informations et des sensations. Pour Gosses de Rio, Thierry Michel explique que « le chat sur l'épaule » lui a permis de filmer les deux adolescents racontant leur vie, de façon spontanée. Ils ne se prennent pas pour des vedettes ou les témoins d'un reportage télévisuel sur la misère du monde.

Mille chemins du temps est un film simple, brillant, optimiste, avec une fin qui nous lance sur la route des mille chemins de l'espace et du temps qui nous sont impartis.

Cinergie : Comment devient-on un passionné du cinéma, surtout comme toi qui fait de l'instantané photographique les premières images de son enfance ?
Philippe Vandendriessche : Mon premier contact avec le cinéma, c'est un court métrage de Paul Meyer, L'herbe sous le pied, un film qui a eu une diffusion très confidentielle. J'y avais été engagé, un peu par hasard, comme électricien. En arrivant sur le plateau, je me suis rendu compte qu'il y avait beaucoup de métiers différents sur un plateau. Avec mon premier salaire, je me suis acheté une caméra Super 8. J'ai fait un film avec Luc Hermant, et ce film a obtenu un prix pour la créativité. Cela m'a donné envie de continuer dans la voie du cinéma et je me suis inscrit à l'IAD, non pas en équiope image, bien que je faisais de la photo depuis l'âge de 7 ans, mais en son, car je ne ne connaissais rien dans ce domaine-là. De fil en aiguille, j'ai fait du son pendant des années, tout en continuant à m'intéresser aux autres métiers du cinéma. Lorsqu'on fait du son - même si c'est pour un réalisateur - on travaille en coopération avec l'équipe images (lumière et cadre) et aussi pour un monteur, un mixeur. Il faut quitter le dogme de la spécialisation car le cinéma, c'est une synergie. Dans ce travail en commun, il faut s'intéresser aux autres métiers. Le son et l'image doivent suivre le même chemin. L'intelligence est de réfléchir ensemble à la façon de faire les choses.

C. : Comment as-tu découvert les caméras de Beauviala ?
P. V. : À l'I.A.D, j'ai eu un cours de technique des caméras, donné par André Goeffers. C'était en 1978, une époque où la société Aaton était en pleine ascension. Il nous a parlé de Beauviala comme une sorte d'inventeur génial : la visée, l'ergonomie de la caméra du « chat sur l'épaule ». Cela m'a passionné ! En son, nous sommes passés au numérique très vite, dès les années 80. Lorsque j'ai entendu dire qu'Aaton allait fabriquer un enregistreur numérique, le Cantar-X, je suis allé les voir pour parler de mon expérience avec le le Nagra Numérique, qui possaidait 4 pistes sonores et avec lequel j'étais seul à travailler en Belgique. On venait de tourner Tous à Table d'Ursula Meier avec ce procédé, un film qui se passait autour d'une table à manger et était basé sur l'improvisation. Si l'on n'avait pas disposé d'un multipiste numérique, on n'aurait pas pu faire ce type de film. Pour moi, c'était l'avenir.

C. : Beauviala a écrit qu'il s'intéressait au cinéma documentaire, celui qui prend le temps de se confronter aux problèmes du monde où nous vivons...
P. V. : Il a fourni des instruments à plein de gens qui voulaient montrer les problèmes du monde. Thierry Michel nous apporte l'Afrique en Belgique. On sait ce qui s'y passe. Ce serait dangereux d'aller nous-mêmes dans les endroits périlleux où il est allé avec sa caméra. Manu Bonmariage nous apporte des réalités humaines poignantes... des cellules de la société dans laquelle nous n'allons pas nécessairement nous promener : les prisons, les drogués qu'on essaie de faire revivre, les passionnés amoureux criminels, les cinéastes-ethnologues chez les Dogons au Mali.
Tous ces cinéastes ont reçu de Beauviala des instruments qui ont été utilisés dans le but d'obtenir un langage adéquat pour réaliser le projet qu'ils avaient conçu.
C'est quoi l'ergonomie ? C'est faire l'outil le plus approprié aux besoins. L'artisan doit s'approprier son outil. Ce qui signifie que Beauviala est un inventeur auquel ses propres outils ont échappé. 

C. : Beauviala n'est-il pas surpris de découvrir que les cinéastes s'approprient ses inventions ?
P. V. : Les frères Dardenne font leur cinéma en étant deux à regarder un écran, alors que Beauviala n'aime pas que le réalisateur surveille ce que fait l'opérateur. Ils avaient besoin d'une caméra liée à un petit écran vidéo pour coréaliser, ils l'ont eue. Ils avaient besoin d'une caméra légère et agile pour faire Le Fils, ils l'ont reçue et l'ont utilisée - même si la visée vidéo conçue par Beauviala n'est pas utilisée dans ce cas-là. Il s'agit moins d'un détournement que d'une appropriation.
« La paluche » a été utilisée par Claude Lanzmann comme caméra cachée pour recueillir des témoignages de criminels de guerre. Beauviala n'aime pas du tout que sa paluche ait servi de caméra cachée. L'invention lui échappe, les gens s'approprient les objets, mais c'est normal, et c'est là que réside précisément son génie. Il a créé des objets, et les gens ont trouvé comment les utiliser pour atteindre les buts qu'ils recherchaient... Lanzmann voulait les témoignages et il les a eus. En ne vendant pas ses paluches à la police italienne, il n'a pas empêché le foisonnement des caméras de surveillance. On ne peut plus faire cent mètres dans une rue sans être filmé par une caméra.
Beauviala invente, et c'est un poète. Il a fait des instruments qui ont servi à certains projets, mais c'est contradictoire, et c'est ce qui est intéressant. Dans Mille chemins du temps, il y a des gens qui expliquent l'inverse de ce que Beauviala me raconte.

C. : Dans le parcours inventif de cet artisan de génie il y a eu ce basculement entre deux techniques, l'analogique et le numérique.
P. V. : Sur le passage de la pellicule au numérique, chez Aaton, la première idée a été de laisser le choix aux gens. Ils ont un magasin numérique, ils tournent en numérique. Ils ont un magasin pellicule, ils en ont la possibilité. Ils sont arrivés à fabriquer cela, ce qui est génial, puisque ce sont les seuls qui ont réussi cet exploit. Mais les producteurs on dit : « Pourquoi utiliser votre invention puisque maintenant les caméras pellicule ne coûtent plus très chers, puisque plus personne n'en veut... Il suffit d'en louer une. Faites-nous une caméra numérique plus simple, plus légère, et surtout à moindre coût. » Du coup, le projet d'une caméra hybride est tombée à l'eau.

C. : Et la Delta Penelope ?
P. V. : Le fait de vouloir développer une caméra numérique moins chère, très performante, avec des innovations techniques a nécessité le choix d'un capteur pour pouvoir y adapter les meilleurs objectifs du cinéma : les Zeiss, les Cooke, les Zoom Angenieux. Ils ont fait appel à Dalsa, une société canadienne qui a changé de propriétaire et donc de stratégie. Ils estimaient que ces capteurs se développaient dans un marché trop réduit. Résultat sur les prototypes de la Delta Penelope, les capteurs qui ont été fournis n'étaient pas conformes à la demande. Il leur a fallu un certain nombre d'essais pour s'en rendre compte. Le temps de chercher d'autres solutions pour un capteur très performant, la société Aaton s'est retrouvée affaiblie, lourdement endettée financièrement. La société a été mise en vente et, actuellement, une nouvelle société se développe dont Beauviala ne fait pas partie. L'animateur de Aaton, l'âme, celui qui est responsable et qui apporte l'énergie vitale ne se trouve plus là. Jean-Pierre réfléchit à d'autres projets. 

C. : Dans ton film, Jean-Michel Frodon signale que Beauviala avait réussi l'impossible. Contre la régularité du numérique offrir avec la Delta Penelope le même velouté qu'offrent les sels argentiques de la pellicule...
P. V. : Oui ! « C'est un dispositif qui décale aléatoirement la position physique du capteur d'un demi-pixel à chaque image, déstabilisant l'enregistrement ».

C'est génial.

C. : Le numérique est facile à utiliser. Reste que la syntaxe du cinéma n'est pas celle de la capture en direct de ce qui se passe à portée de main...
P. V. : Dans mon film, Jean-Pierre en parle discrètement. En effet, n'importe qui peut acheter une bonne caméra vidéo numérique. N'importe qui peut utiliser un appareil photo ou même son téléphone pour filmer. Mais ce qui manque le plus souvent, c'est le langage, c'est la grammaire, c'est la syntaxe. Il faut apprendre à utiliser ces nouveaux outils. Cette question, il se la posait déjà avec Jean-Luc Godard à l'époque du Super 8. Lorsque Jean- Pierre Beauviala avait le projet d'utiliser une petite caméra légère, facile à utiliser, il a fait une caméra 9,5mm. À cette époque, ils se demandaient aussi comment se servir de ces nouveaux instruments et surtout pour quels propos ?

C. : Ton film a aussi un côté positif sur l'avenir du cinéma...
P. V. : Dans mon film, j'ai mis des éléments qui sont des ouvertures. Le film se termine sur un travelling vers la montagne. J'aime bien l'idée que nous soyons sur une route et que, plus loin, il y ait quelque chose de grand, on ne sait pas si on y arrivera, mais en tout cas, on est en mouvement et pas dans une position d'inertie… Le fait de marcher et d'être dans une autre situation de déséquilibre dans une direction que l'on a choisie... Ce plan a été tourné avec une caméra GoPro.

C. : Ah bon, c'est quoi, une camera Go-Pro ?
P. V. : C'est une caméra qui permet de réaliser des films inédits, d'aborder un nouveau langage, de réaliser par exempleLeviathan (2012) de Lucien Castaing-Taylor et Verena Paravel avec des caméras qui sont à bord d'un chalutier. Dans une séquence, il y a un moment où une tonne de poissons tombe sur la caméra. C'est impossible avec une caméra 16mm avec un opérateur en dessous du filet de pêche au moment où l'on déverse du poisson. La caméra est submergée, mais on s'en fout, c'est une caméra à 300 euros. Lorsqu'on aura retiré le poisson, on va la récupérer. En attendant, elle tourne à vide, mais on s'en fout aussi parce que le support d'enregistrement n'a pas de coût.
Il y a des gens qui ont fixé une caméra sur un hula hop, et cela fait des images extraordinaires. Les nouveaux instruments existent, et ce ne sont plus des instruments qui nécessitent la même perfection technologique que celle des caméras Aaton. Les sujets de documentaires continuent à exister. Pour autant que ces instruments soient manipulés, utilisés par des personnes intelligentes qui ont une démarche où elles se servent de ce qu'elles ont vu et entendu.

C. : L'avenir du cinéma est tout de même dans un processus bizarre : par moment on a l'impression qu'on ne va pas que vers l'avant, mais aussi vers l'arrière...
P. V. : Je n'ai pas d'inquiétude pour l'avenir du cinéma. On a perdu toute une relation au métier dans la simplification radicale qui a eu lieu avec le support numérique et les caméras bon marché. Toute cette ergonomie n'est pas prise en charge par les nouveaux fabricants, et cela est dramatique. C'est comme si l'histoire oubliait ce qui s'est passé pendant trente ans dans la tête de Beauviala. Mille chemins du temps nous montre aussi que l'on est aussi rudement revenu en arrière. Les cinéastes de documentaires ont besoin d'outils conviviaux et, pour l'instant, c'est difficile à trouver. Mais en racontant l'histoire d'Aaton, on peut avoir l'espoir de voir apparaître des objets mieux adaptés à notre travail.
L'outil n'a jamais fait le cinéaste. Dans sa démarche, il faut qu'il soit conscient du fait qu'il va choisir ce qu'il montre et ne montre pas. Les grandes questions du cinéma documentaire doivent continuer à se poser, même si le contexte technologique permet de simplifier l'enregistrement.
On pourrait résumer ce nouveau dispositif comme cela : avant, le fait de porter une caméra nous rendait voyant dans le réel. Maintenant, on peut être discret, mais la discrétion consiste à vouloir garder un secret alors que ce n'est pas le propos d'un cinéaste documentaire qui doit témoigner. Il a une conscience encore plus grande que celle de son futur spectateur, parce qu'il a vu ce qu'il montre et ne montre pas.

C. : Il faut pouvoir digérer ce qu'on a vu. Avec le numérique, la nouvelle syntaxe ne s'effectue-t-elle pas désormais lors du montage. Jean-Luc Godard s'y est attelé... Qu'en penses-tu?
P. V. : Non pas du tout. Je prends un exemple. Tu filmes une improvisation. Dès le moment où tu montes, tu réinterprètes. Le montage permet de modifier le point de vue. La syntaxe se trouve là aussi, mais pas uniquement. Elle est d'abord - et avant tout - dans les prises de vue. Sauf si on utilise quatre caméras en filmant pour se « couvrir », disent certains. Alors, le montage domine, mais c'est une façon de travailler qui est loin d'être celle du cinéma du réel comme le nommait Henri Storck.

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