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Rencontre avec Philippe Vandendriessche pour Au nom de la terre d’Édouard Bergeon

Publié le 09/12/2019 par Dimitra Bouras et Constance Pasquier / Catégorie: Entrevue

Derrière Odette Toulemonde, Séraphine, Taxandria, il y a l’ingénieur du son, le photographe et le professeur à l’IAD, Philippe Vandendriessche. Aujourd’hui, il est le chef opérateur du son et le photographe de plateau sur le tournage d’Au nom de la terre, premier long-métrage d’Édouard Bergeon, un agriculteur devenu cinéaste. Dans son documentaire, Les fils de la terre (2012), il abordait les suicides des paysans français, thème qui le touche particulièrement puisqu’il a perdu son père dans les mêmes circonstances. Dans Au nom de la terre, il revient sur le milieu rural et met en lumière les conditions de vie et de travail des agriculteurs. Philippe Vandendriessche connaît bien cet environnement : il y a grandi et y vit aujourd’hui. Entouré par Anthony Bajon, Guillaume Canet, Veerle Baetens et Rufus, notre compatriote a pu mettre à disposition de l’équipe ses conseils et son savoir-faire en matière de son et d’image.

Cinergie : Comment es-tu arrivé dans cette aventure ?
Philippe Vandendriessche :
Pascal Jasmes avait été approché pour ce projet mais il n’était pas disponible pour la période de tournage. Il m’a proposé le film donc j’ai pris contact avec le réalisateur Édouard Bergeon. Il y avait des repérages dans la Mayenne, région où on a tourné. J’ai rencontré l’équipe technique, on a visité les décors et il y a eu une lecture à Paris avec les comédiens principaux (Anthony Bajon, Guillaume Canet, Veerle Baetens et Rufus). J’étais un peu impressionné de travailler avec ces acteurs-là. Tout s’est bien passé, on a discuté de chevaux avec Guillaume, qui est un excellent cavalier. Le contact avec Rufus et Veerle a été facile et très naturel. Après la lecture, je me suis rendu compte des voix et on a discuté de quelque chose de très important. Le film se passait normalement entre la fin des années 1970 et l’époque contemporaine mais cette époque contemporaine n’est finalement pas dans le montage du film. Les comédiens se demandaient comment ils allaient travailler le vieillissement de leur voix. C’était une colle à laquelle je n’avais pas réfléchi. Depuis que je travaille, depuis la fin des années 1970, début 1980, on a l’habitude, quand on enregistre quelque chose, de parler avec le micro et de faire des annonces, parfois des messages pour le monteur ou la monteuse. J’ai écouté ma voix d’il y a 30 ans et j’ai comparé. Il y a beaucoup de choses qui restent semblables mais le débit change. On parle moins vite quand on est plus âgé et le ton de voix descend un peu vers le grave. On en a discuté avec Rufus et ça l’intéressait beaucoup.
Les comédiens ont aussi été très attentifs à l’accent. Ils jouent des rôles de paysans donc il faut faire attention de ne pas parler comme un Parisien, d’utiliser des phrasés contemporains si l’action se passe il y a 30 ou 40 ans.
Je me suis rendu compte que c’était le premier film de fiction d’Édouard Bergeon. Je suis un peu abonné aux premiers films, j’avais joué dans Séraphine, premier long-métrage de Martin Provost, dans Odette Toulemonde, premier long d’Éric-Emmanuel Schmitt. On a bavardé, il s’est aperçu que j’avais de l’expérience. Je suis professeur donc je réfléchis beaucoup à la manière de faire les choses pour le cinéma. En cours de tournage, il a dit à l’équipe que je lui avais parlé de cela pendant les repérages et que j’avais plus d’expérience que les autres dans ce domaine. Ils ont organisé le tournage d’une scène parce que j’avais donné mon avis. Souvent, on a tendance à filmer les acteurs qui parlent. Pour moi, ce n’est pas la meilleure manière de tourner, il y a une redondance. Parfois, c’est bien mais parfois, il vaut mieux filmer les gens qui vivent la scène hors texte et avoir des images sur ce qui se passe en dehors de la personne qui est en train de parler. On l’a fait à plusieurs reprises pendant le film. C’était vraiment intéressant. Je pense que le fait de pouvoir discuter avec un réalisateur peut l’éclairer et le faire réfléchir. Souvent, un réalisateur a des idées sur le film qu’il veut faire, il communique des intentions parfois par écrit. Quand les techniciens posent des questions, en rapport avec la dramaturgie, la manière de filmer les choses, c’est ici qu’intervient la coopération. Les personnes qui s’occupent du son, de la caméra ne sont pas des instruments. On est sensible et on sait comment on peut raconter une histoire avec des images et des sons.

C. : La comédienne Veerle Baetens n’a pas du tout d’accent.
P. V. :
Veerle s’inquiétait beaucoup pour son accent. Elle me demandait si ça allait. Mais, les personnes qui ont un accent, on les écoute mieux. Veerle peut très bien être une Belge qui a quitté son pays pour la France. Je trouve qu’elle s’en sort très bien car elle n’a pas d’accent. C’est une comédienne qui joue beaucoup avec sa voix, elle a beaucoup de dynamique. Il y en a beaucoup dans le film, on parle à voix basse mais on peut crier très rapidement et la gestion de cette dynamique est quelque chose de difficile à faire au son.

C. : Le sujet du film a dû imprégner tout le tournage. On sent une tragédie tellement humaine que même une équipe technique ne peut rester indifférente à tout cela.
P. V. :
C’est un film avec beaucoup d’émotions et le réalisateur portait beaucoup d’émotions parce qu’il revivait certaines choses. J’ai pleuré devant le moniteur. Beaucoup de choses n’ont pas été répétées. Par exemple, la scène finale, on ne l’a pas vraiment répétée, on avait trouvé des dispositifs qui permettaient de filmer cela mais, à un moment donné, dans la scène, on a découvert ce qui allait se passer et on ne le savait pas. Anthony Bajon peut être parfois très impulsif, comme dans le cabinet du psychiatre où il bouscule sa chaise. Du point de vue technique, c’est compliqué, on ne peut pas dire « non, désolé, ça ne va pas, on entend la chaise ». J’ai donc investi dans de l’équipement qui pouvait supporter le choc. Pour la scène très intense de l’incendie qui comprend des cris, j’ai acheté un dispositif qui permet d’enregistrer le son au niveau de la perche, à l’intérieur de l’émetteur pour avoir une sécurité et ne pas avoir de la matière non utilisable à cause du son. Il y a une telle charge, une telle émotion du côté des comédiens, que les techniciens doivent s’effacer.
L’expérience que j’ai avec Ivan Goldschmidt, notamment, sur des scènes basées sur l’improvisation fait qu’on a l’habitude de travailler sans contraindre les comédiens sauf peut-être leur faire porter un micro sur eux. Ce n’est pas toujours facile mais on a besoin de cela et, après, c’est l’équipement qui doit suivre. J’ai suffisamment d’expérience pour choisir l’équipement le plus adéquat en ce qui concerne la dynamique pour capter les cris imprévus.

C. : Parle-nous du film.
P. V. : Édouard est agriculteur. Sur le plateau, il déplaçait les engins, les tracteurs, il connaît parfaitement son métier. On avait des conseillers techniques aussi parce que Guillaume Canet conduit une moissonneuse batteuse pendant une partie de la moisson, il conduit aussi le tracteur qui pulvérise. Guillaume a appris à se servir des engins même s’il avait déjà une petite expérience. Au nom de la terre, c’est l’histoire du réalisateur, qui a été mise en scène avec des acteurs qui jouaient parfois devant les personnes qu’ils incarnent. Par exemple, la maman d’Edouard était là et Veerle l’a rencontrée. Je pense qu’on était toujours très près de la vérité, ce n’était pas romancé. On a travaillé un mois pendant l’été, pendant la moisson, puis on s’est interrompu pendant quelques mois et on a travaillé en hiver. On a deux mois de tournage qui s’étalent sur deux saisons et qui reposent sur trois époques même si on n’en a gardé que deux au montage. Les conditions de tournage étaient des conditions réelles : on était dans des étables, avec des chevaux, dans la terre, dans les champs. Les conditions étaient difficiles et, en même temps, les agriculteurs étaient là pour nous aider au cas échéant pendant des moments de tournage physiquement très durs parce qu’il faisait très froid. Maintenant, on s’adapte, il suffit d’avoir le bon équipement. Ce qui est amusant, c’est qu’il y avait des Parisiens dans l’équipe qui ne comprenaient pas grand-chose au monde agricole. On ne pouvait pas décaler la traite des vaches pour avoir une meilleure lumière. 
Je me sentais tout à fait à l’aise, ce qui m’a permis d’avoir une belle complicité avec Édouard puisque j’ai grandi dans cette campagne et c’est là que je vis aujourd’hui. C’est un métier que je connais bien. Les agriculteurs ici me disent qu’on leur achète le blé au même prix qu’on l’achetait à nos parents. Le prix du blé s’est écroulé. Ils vendent des betteraves dans une sucrerie et on leur vend les pulpes plus chères qu’on leur achète les betteraves. Ce n’est pas normal. Il y a des difficultés dans le monde agricole mais il y a aussi, et le film en parle un peu, une nécessité de changer les modes de production.
On a travaillé dans un endroit, pendant deux jours, où il y avait 15 mille poulets ! C’est particulier. Ils entrent à un certain poids et ils sortent à un certain poids. Il y a une prise de conscience du consommateur qui est indispensable et il doit choisir ce qu’il veut et ce qu’il ne veut pas. Cela va orienter les marchés. Certains élevages intensifs représentent un gâchis. Ils ne rendent ni la personne qui mange le produit heureuse ni celui qui le fabrique. Le film parle aussi de ça.

C. : Le sujet principal du film, ce sont les conditions de vie, de travail des agriculteurs. Est-ce que le film a autant d’écho auprès d’un public rural qu’auprès d’un public citadin, qui est finalement concerné aussi puisque les citadins sont les premiers consommateurs ? 
P. V. : Il y a vraiment une nécessité que ces consommateurs urbains et ces agriculteurs se rencontrent et parlent de ce qu’ils pourraient faire. Des agriculteurs bio et d’autres plus traditionnels se sont rencontrés sous l’impulsion de Guillaume et d’Édouard. Le sujet est entré dans l’air du temps. En même temps, avec le changement climatique, il y a une prise de conscience. Le film va avoir un effet très positif sur une évolution possible. Le film a été très bien reçu dans les régions rurales et agricoles. Comme dit Guillaume, c’est eux qui remplissent nos assiettes donc il faut apprendre à les comprendre et à les connaître.

C. : La réalité des agriculteurs belges est la même qu’en France ?
P. V. :
Je crois que les agriculteurs vivent exactement la même chose. Il y a une problématique liée aux conditions de travail. À un moment donné, il y a un appel de la Terre. Leur vie et leur production dépendent de la Terre. Un agriculteur n’a parfois pas la possibilité de se reposer, il travaille de jour comme de nuit. Ils sont confrontés à certaines réalités : les réalités de la Terre, avec lesquelles on ne peut pas tricher, et les réalités économiques, qui sont que la rentabilité et la course à l’équipement font qu’ils se retrouvent coincés parfois à devoir expliquer pourquoi ils ont eu une mauvaise récolte, pourquoi on leur a acheté les produits à un prix trop bas et ils ont des difficultés pour rembourser les crédits et on entre dans un engrenage qui est raconté dans le film.

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