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Philippe et Matthieu Reynaert nous livrent leurs impressions cannoises

Publié le 01/06/2003 par Matthieu Reynaert / Catégorie: Événement
Philippe et Matthieu Reynaert nous livrent leurs impressions cannoises

De l'autre côté de la Croisette

Début mai. Comme chaque année depuis 22 ans, c'est la même fièvre qui revient. Faire les valises pour Cannes... Coup de fil de Jean-Michel V. : "Tu pourrais nous faire un papier pour Cinergie ?" Oui, bien sûr, pourquoi pas ! Des Festivals de Cannes, avec Jean-Michel, on s'en est fait quelques-uns... Et bien souvent, que ce soit dans Visions ou dans Cinergie, ces "quelques jours en mai" ont trouvé leur épilogue dans un "papier" dont la rédaction avait pour vertu première de se revisionner mentalement la quarantaine de films engloutis dans la frénésie cannoise. Seulement voilà, si je reste fidèle au rendez-vous cannois, depuis 3 ans, j'ai quand même changé de métier. C'est en tant que patron de Wallimage que j'y vais désormais et si l'ambiance y est toujours aussi surexcitante et les horaires encombrés c'est plutôt par des réunions que par des projections ! Cette année, outre les très nombreux contacts avec les producteurs internationaux tentés par une première coproduction en Wallonie, nous avons mis sur les rails un énorme projet de Coordination Européenne des Fonds d'Investissement Régionaux dans l'Audiovisuel (CEFIR-AV) financé par le Fonds des Régions (FEDER). Bref, j'ai passé le plus clair de mon temps dans l'appartement-bureau de Wallimage au 5 de la Croisette ... en face du Palais du Festival.

 

Au total, je n'ai vu que 10 films. Qui m'ont plutôt filé le bourdon. C'est de ma faute aussi : j'ai dirigé mes choix vers les cinéastes d'hier en espérant je ne sais quelles retrouvailles. Mal m'en a pris. Je n'ai revu que de vieux amis un peu fatigués comme Claude Miller rendant hommage à Truffaut avec sa Petite Lili ou Téchiné peaufinant son classicisme jusqu'à se perdre comme ses Egarés. Au moins ces deux-là, ce qu'ils ont perdu en puissance, il l'ont conservé en sincérité. Mais que dire de Bertrand Blier, odieux de machisme voire de racisme, dans ses Côtelettes boulevardières et même de Denys Arcand qui, dans Les Invasions barbares, nous ramène les héros de son inoubliable Déclin de l'empire américain comme la preuve plus ou moins vivante que nos idéaux ont mal vieilli. Du balcon de l'apparte "Wallimage", j'ai donc observé les cinéphiles s'agiter sans moi. Curieuse sensation. Un peu comme sur la fin d'Underground quand le lopin de terre sur lequel se tient la noce, se détache de la terre ferme et que ceux qui sont restés sur le rivage voient peu à peu s'éloigner la fête. Que l'on aille pas se méprendre. Je suis content des choix que j'ai faits récemment. Après avoir passé presque 25 ans à encourager le cinéma que j'aime, j'ai pour la première fois l'occasion de passer à l'acte en pénétrant peu à peu dans les mécanismes de son financement. Pas de regrets donc. Mais besoin d'un peu de temps pour intégrer la nouvelle donne. "Ecoute, Jean-Michel, ça n'ira pas pour le papier sur Cannes. A moins que..." Je connais un cinéphile qui porte le même nom que moi et qui, à 19 ans, faisait cette année son 19ème Festival (ou son 20ème, rappelle sa mère, si on compte celui qu'il a vécu "in utero"). Passage de relais donc. Et comme disait l'immense calicot déployé sur le Palais, juste en face du balcon Wallimage : "Viva il Cinema" !

Cannes bancal

Cette année, il a fait beau à Cannes. Douze jours durant le soleil a fait sa star, laissant la pluie revancharde renvoyer chez eux les festivaliers de tous poils sitôt la cérémonie de clôture achevée! Mais ce n'est pas parce que le soleil brille que le monde va bien. "Le contexte international actuel", comme ils disent à la télé, semble bel et bien influencer la production cinématographique ou, du moins, les sélectionneurs du festival de Cannes. Oui, la sélection était austère, on l'a dit partout. Circonstance aggravante, le palmarès est à l'avenant. Mais le pire, c'est que tout cela aurait facilement pu être évité! La thématique de la compétition officielle semble pouvoir être résumée en deux mots: solitude et malheur. Les plus joueurs des festivaliers auront certainement compté un nombre record de suicide et de meurtres. Est-ce à dire que dans la sinistrose ambiante le talent n'était pas au rendez-vous? Diantre non! Mais c'est le génie qui a vraiment tardé à pointer le bout de son nez.

 

 Le malheur des uns...

Parfois le malheur des uns fait le bonheur des autres, celui des spectateurs en l'occurrence, grâce au travail sensible des cinéastes. Comme dans Le coeur ailleurs. Le réalisateur italien Pupi Avati y conte la touchante histoire d'amour entre un professeur trentenaire et puceau et une splendide intrigante qui a perdu la vue suite à un accident de la route. Mais, une fois la vue retrouvée, la belle se fait la malle... avec le chirurgien qui l'a opérée! Au final, si Avati signe, à 64 ans, une très attachante comédie aigre-douce, rien dans son film ne dépasse le stade du "charmant". Même constat, ou presque, avec Les Egarés d'André Téchiné. Servie par des acteurs impressionnants (confirmation de bonne nouvelle pour Gaspard Ulliel, découvert dans Embrassez qui vous voudrez de Michel Blanc, et révélation, certainement, pour le tout jeune Grégoire Leprince-Ringuet), cette chronique d'amours interdites et de secrets familiaux sur fond d'occupation ne souffre d'aucun défaut majeur, mais, force est de constater que, d'une façon ou d'une autre, ce film, on l'a déjà vu! Dans Shara, la japonaise Naomi Kawase nous plonge avec douceur mais sans détour dans le marasme d'une famille dont le fils de douze ans disparaît inexplicablement. Cinq ans plus tard, son frère jumeau vit une romance tortueuse avec sa soeur et la mère (Kawase elle-même) est à nouveau enceinte. La retrouvaille du corps sans vie du disparu par les autorités va chambouler cet équilibre précaire. La caméra extrêmement mobile rappelle parfois celle des Dardenne, les personnages sont attachants, les images belles. C'est déjà pas mal évidemment, mais on reste sur notre faim.

 

...exaspère tout le monde !

Mais, malencontreusement, les films majoritaires étaient ceux où le malheur des uns ne fait qu'exaspérer les autres. Un an après un film-performance saisissant (l'Arche russe, un plan-séquence d'une heure et demie à travers le musée de l'Ermitage à St Petersbourg) et deux ans après une oeuvre soporifique sur l'agonie de Lénine, le réalisateur russe Alexander Sokourov décrivait cette fois sur un ton intimiste et à l'aide d'images floues ou surexposées les relations homosexuelles - forcément tendues - entre un père veuf et son fils. L'outsider français de la compétition, Bertrand Bonello (remarqué l'année dernière pour le Pornographe présenté à la Semaine de la critique) présentait une variation sur le mythe grec de Tirésias (qui, né homme, changea de sexe pendant quelques années de sa vie). S'il a assurément réussi un film "choc" à la noirceur extrême, on se demande encore où il voulait réellement en venir. Autre film "choc", Carandiru du brésilien Hector Babenco. S'il a le mérite de mettre au jour le drame de cette prison de sept milles détenus dont la révolte fut matée dans le sang, hésitant entre comédie grasse et drame sordide, créant l'émotion à grand renfort d'hémoglobine (le film est une production Columbia Brésil et Sony Pictures), ce film n'est rien d'autre qu'un gros ballon doré qui se dégonfle pendant deux heures. Le Japon proposait encore un film sur le thème de la disparition. Hélas, Bright Future, attendu comme "le film frisson" du festival parce que l'oeuvre de Kiyoshi Kurosawa (Cure), tenait plus du gros flou que du lumineux. Mais la véritable hérésie de l'année avait pour nom de code Brown Bunny. Entièrement écrit (mais si peu), filmé (au hasard), produit (pour pas grand chose certainement), monté (un soir de déprime) et interprété (très silencieusement) par le seul Vincent Gallo qui se la joue lonesome cowboy sur les highways des USA et qui ferait bien de découvrir les bienfaits du travail en équipe. De mémoire d'ouvreuse, on n'avait jamais vu une salle se vider si rapidement! Un sort bien mérité tant sa sélection avait quelque chose de diffamant vis-à-vis de tous les cinéastes à qui on a fermé la porte au nez.
Son amour pour un japonais dans la Mandchourie envahie des années trente va compromettre sa cause.

 

Comme un éléphant…

Les locataires de luxe de ce club très privé, on espérait les retrouver au palmarès. Mauvaises surprises en vue. Malgré quelques longueurs, "A cinq heures de l'après-midi" de l'iranienne Samira Makhmalbaf, - la plus jeune cinéaste à avoir jamais été sélectionnée (elle avait vingt ans quand elle reçut le prix du jury pour "Le tableau noir") - méritait largement son prix du jury. On déduira ce qu'on veut du fait que cette chronique sur la difficulté des femmes afghanes à vivre "libérées" sous le poids effrayant des fondamentalistes de l'Islam remporta également le prix œcuménique. Le double prix d'interprétation décerné au duo d'interprète amateur d'"Uzak" pour une performance contemplative à la limite de l'inanition est, elle, plus problématique. On n'ose pas imaginer que le décès tragique de l'un d'eux ait pu peser dans la balance, mais, quitte à faire des ex æquo, on s'offusquera que la performance époustouflante du trio de "Mystic River" ait ainsi été niée. Sous la direction de Clint Eastwood, Sean Penn (déjà primé en 1997), Kevin Bacon et Tim Robbins nous ont offert une performance groupée d'une profondeur et d'une intensité trop rare dans le cinéma américain, à l'heure où le seul événement médiatique du festival, le pétard mouillé "Matrix Reloaded", proposait des personnages d'une platitude glaciale.

 

Elephant de Gus Van Sant (USA) s'inspire de la tuerie de Columbine tout comme Bowling for Columbine de Michael Moore (prix du 55ème festival). Quand au grand vainqueur de la soirée, il aurait bien sûr été scandaleux de l'oublier. Avec "Elephant", Gus Van Sant ("My own private Idaho", "Good Will hunting" ou encore l'intriguant remake de "Psychose") a signé un pamphlet poignant contre la banalisation de la violence, mais surtout une performance à saluer - le film est constitué de plans séquences "labyrinthesques" qui s'entrecroisent dans une enivrante distorsion temporelle - qui en faisait presque le seul prétendant au prix de la mise en scène. Il n'est pas révolutionnaire pour autant et sa double présence à la mise en scène et à la Palme d'Or (ce qui va à l'encontre du règlement) trahit surtout une façon bien malhabile de masquer l'absence au palmarès du seul chef-d'œuvre du festival: "Dogville". Tourné sans décors, sur le sol noir d'un hangar sur lequel était tracé le plan de la ville, le nouvel opus du danois Lars Von Trier (un habitué du festival où il a déjà remporté un grand prix, un prix du jury et une palme d'or), premier film d'une trilogie sur l'Amérique, est une œuvre complète qui pousse le spectateur à la réflexion idéologique et le cinéphile à reconsidérer la matière film. Sur le fond, les questions que soulève cette chronique - l'histoire d'une jeune femme fuyant des gangsters et réduite progressivement à l'esclavage par la population "accueillante" d'un petit village perdu dans les Rocheuses- sont multiples et recoupent des thèmes chers à Von Trier: "que cachent la charité de celui qui donne et la gratitude de celui qui reçoit?", "à partir de quand la vengeance se justifie-t-elle?" avec toujours en fil rouge la cruauté irrémédiable du genre humain. Quant à la forme: tient-elle du théâtre filmé ou le créateur du Dogme a-t-il poussé à l'extrême la maxime attribuée à Orson Welles selon laquelle "pour faire un bon film, il faut trois choses: un bon scénario, un bon scénario et un bon scénario"? Que l'on adhère ou pas à ce parti pris extrême qui parvient encore à couper les ponts avec le Dogme, il faut reconnaître que "Dogville" repousse les frontières du cinéma alors que l'on pouvait croire que "tout avait déjà été tenté". On imagine difficilement qu'il puisse imposer un nouveau standard mais il contribuera certainement à remettre en cause certains rouages trop bien huilés, comme l'avait déjà fait le Dogme. Et c'est là tout le mérite de Von Trier: réussir un manifeste politique et artistique en même temps qu'un vrai beau film de cinéma, intelligent et audacieux.

 

Or, de "Dogville", pas une trace au soir de la cérémonie de clôture alors que le président du jury, Patrice Chéreau, se voudrait le porte-drapeau d'un cinéma "différent" et radical. Aucune mention, ni pour le scénario de Von Trier (on a préféré la fronde anti-américaine "Les invasions barbares" de Denys Arcand), ni pour sa mise en scène, ni pour la performance de Nicole Kidman. - l'actrice qui a, une nouvelle fois, opéré un véritable choix de carrière plutôt que de céder aux sirènes d'Hollywood dont elle est devenue, depuis "Moulin Rouge" et depuis Tom Cruise, la nouvelle égérie. On peut toutefois considérer, - même si des performances dans des rôles similaires et pour le compte du même cinéaste ont valu un prix d'interprétation à Emily Watson puis Björk (pour son seul et unique film) -, que l'australienne récemment oscarisée pour "The Hours" n'a "pas besoin" d'être distinguée à Cannes. Mais n'y avait-il alors pas une Zhang Ziyi - elle qui bouffe véritablement l'écran dans le magnifique "Purple Butterfly", dont la reconstitution du Shangaï des années trente aurait également mérité une distinction - ou même une Emmanuelle Béart, impeccable dans "Les Egarés", ou une Ludivine Sagnier, la révélation du festival pour l'hitchcockien "Swimming Pool" de François Ozon et "La petite Lili", la libre adaptation très maîtrisée de "La mouette" de Tchekov, par Claude Miller ? Le prix décerné à Marie-Josée Croze pour un second rôle correct dans "Les invasions barbares" semble vraiment sorti de nulle part.

 

Une fantaisie hommage à Tati.

Non, cette année, l'audace n'était pas à la mode. Il fallait aller la chercher du côté du cinéma d'animation. Avec l'hilarant et atypique "Les triplettes de Belleville" du français Sylvain Chomet, hors-compétition (mais pourquoi, alors que "Shrek" était en compétition en 2001?): une coproduction belgo-franco-cannadienne qui témoigne du grand avenir promis au genre - sans qu'il doive venir du Japon - et qui concourait à la Caméra d'Or du meilleur premier film. Ou en sélection parallèle, à la Quinzaine des réalisateurs, avec le très fluorescent dessin animé musical "Interstella 5555" signé Leiji Matsumoto (un vétéran, créateur d'"Albator" ou de "Galaxy Express 999") et Daft Punk (le groupe électronique français au premier plan sur la scène mondiale). Pour ce qui est du jury, le bon réflexe n'aurait-il pas été de nommer Steven Soderbergh (simple membre) président, lui qui a signé des œuvres aussi diverses que "Sexe, mensonge et vidéo" (Palme 89), "Traffic", "Ocean's Eleven" ou "Solaris" (d'après le roman de Stanislas Lem et également adapté par Tarkowsky). Peut-être lui aurait-il eu "l'audace" de David Cronenberg lorsqu'il décerna la Palme d'Or 1999 à "Rosetta"… Le festival s'achève sur la projection en copie numérique des "Temps Modernes" de Charles Chaplin (dont le siège, resté évidemment vide, avait été réservé le soir de la projection). Une restauration de toute beauté due à Marin Karmitz (déjà responsable de la ressortie du "Dictateur") qui rendait tout son panache à ce chef-d'œuvre éternel. Ainsi, ces festivités placées sous le signe de la morosité se sont-elles achevées sur une énième consécration du roi du rire et de l'impertinence et sur ce qui fût, à n'en pas douter, le meilleur film de cette édition.

 
Ses mises en garde contre la course au bonheur et la dépersonnalisation des êtres humains restent tristement d'actualité.

 

Philippe Reynaert et Matthieu Reynaert

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