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Pierre-Paul Renders : La culture est-elle soluble dans la démocratie ?

Publié le 02/04/2006 / Catégorie: Dossier

Pierre-Paul Renders

Culture et démocratie entretiennent des rapports complexes. A priori, on met en avant la démo­cratie comme le but et on débat de la manière dont la culture peut se mettre au service de cet idéal. Pourtant, si la culture est possible sans démocratie  (voir les cultures totalitaires), la démo­cratie est impossible sans culture, pour la bonne raison que la démocratie est une culture. La culture est préexistante et englobe la démocratie. Dès lors, pourquoi ne pas inverser  les termes de l'équation et oser des questions idiotes comme : la culture est-elle possible en démocratie ? La démocratie tolère-t-elle la culture.
Ouvrons les yeux : le but ultime d'une société n'est pas l'économie.  Ni le bien-être. Ni même la paix. Mais bien la culture, au sens large.  Même si tout le monde court après l'argent, le but est (ou devrait être) de le dépenser. Et une fois payé de quoi se nourrir, se loger et se déplacer, à quoi l'utilisons-nous ? Du match de foot à la soirée cinéma, de la fête locale aux magazines people, du grand restaurant  à l'Opéra, de mangas au concert de la Starac, de la télé au club de sport, du jar­dinage à la collection d'œuvres d'art… tout ce qui compte pour nous est culture. Et lorsque la nourriture, le logement ou la mobilité passent du statut de moyens à celui de buts, on les désigne par "gastronomie", "architecture", "aménagement d'intérieur", "passion des belles voitures" ou "goût des voyages" et eux aussi deviennent culture. Elle est ce qui donne du goût à notre quotidi­en, ce qui nous procure plaisir et émotion, ce qui confère, sinon un sens, du moins une épaisseur et une direction à nos existences. Lorsque nous sommes en pause, en week-end ou en vacances, libérés de l'esclavage du travail, qu'est-ce qui nous meut sinon le plaisir de nous intéresser au monde et d'en parler ? Parler du dernier roman, du dernier tube, du dernier concert, du dernier match, de la dernière idiotie vue à la télé, du dernier fait divers. Et partager. La culture : une chose qui n'existe que si on la partage. Principal créateur de lien social, ciment des cellules et communautés de tous ordres, la culture est ce qui nous permet d'initier des rencontres et des relations, de tomber amoureux, d'aimer, de pro­créer...
Loin de tout discours idéaliste ou fleur bleue, le sociologue explique que la culture, bien comprise, est le meilleur facteur de paix sociale. La violence naît le plus souvent d'une mau­vaise gestion de l'angoisse existentielle : crise d'identité, manque d'attaches, perte de repères… Fonda­trice d'identité, la culture contribue grandement à la gestion collective de cette angoisse. Elle reste ce socle indispensable sur lequel on bâtira les réponses morales, philosophiques, spirituelles. Dès lors,  pourquoi sa gestion est-elle laissée pour la plus grande part aux mains du commerce ? Pourquoi occupe-t-elle si peu de place dans les dépenses publiques ? Pourquoi nos gouvernants la considèrent-ils comme un vernis de luxe et répandent-ils cette idée reçue dans le grand public? En tout pragmatisme, la culture ne devrait-elle pas émarger aux budgets dela Justiceet de l'Intérieur, comme à ceux de l'Economie et des Finances, dela Défense…? Et surtout, est-ce la culture qui doit être au service de la démocratie ? N'est-ce pas plutôt la démocratie qui devrait chercher à être le meilleur moyen de servir ce but ultime : la survie de la culture ? En théorie, étant par définition le lieu du débat et donc de la diversité, elle a tout pour être le terrain idéal pour l'éclosion et l'épanouissement d'un maximum de formes culturelles. Mais dans la pratique, nos sociétés démocratiques accouchent chaque jour un peu plus de productions culturelles standardisées, en une sorte de fast-food culturel planétaire. Pour les besoin de la réflexion,  adoptons un instant une conception de la culture sinon élitiste du moins plus qualitative. Et posons cyniquement la question : qu'apporte la démocratie à la culture ? Lui fait-elle réellement du bien? La production culturelle n'est-elle pas meilleure, plus forte, plus intéressante, plus belle, sous la dictature qu'en démocratie ? L'artiste n'est jamais aussi inspiré que sous le joug de l'oppresseur. L'œuvre n'est jamais aussi intelligente et interpellante que lorsqu'elle doit dénoncer tout en déjouant la censure. Nos vieilles démocraties fatiguées et confortables peuvent-elles vraiment prétendre être un terrain fertile pour des œuvres puissantes ? N'accou­chent-elles pas majoritairement de créations médiocres, futiles, consensuelles, et nombrilistes ? C'est aux régimes totalitaires qu'on doit les plus belles œuvres "démocratistes".
Doit-on, dès lors, pour notre bonne santé culturelle, souhaiter le retour des dictatures ? Ce n'est même pas nécessaire. En l'absence de dictature politique, nous voyons aujourd'hui s'étendre l'ombre d'une autre oppression : un modèle de société présenté comme le seul viable, comme une évidence absolue, avec en corollaire la dictature du goût du plus grand nombre. La diffusion du modèle démocratique semble aller de pair avec l'émergence de ce totalitarisme insidieux et peut-être plus compliqué à combattre que les dictatures officielles. Car pour faire tomber le régime totalitaire, la recette est simple - à défaut d'être aisée : il faut frapper à la tête, renverser le despote. Mais que faire si on vit sous le joug d'une dictature sans tête, qui ne dit pas son nom ? Où frapper s'il n'y a  personne aux commandes en haut de la pyramide ? Chacun poursuit son objectif personnel de rentabilité, en refusant la responsabilité d'un mouvement global inéluctable qui écrase tout sur son passage, y compris l'illusion de démocratie qui l'a provoqué. Amis artistes, réjouissons-nous donc du défi que nous lance ce nouvel obscurantisme.  Il ne peut que donner lieu à un puissant mouvement de révolte et faire jaillir de nouvelles sources d'authentique inspiration "démocratiste" !
Bref,  la question idiote du début paraît désormais étrangement à l'ordre du jour : la culture (au sens de diversité culturelle) est-elle possible en démocratie ? Certes,  nos systèmes démocratiques n'empêchent pas les grands auteurs d'accoucher d'œuvres majeures. Mais, par les temps qui courent, même de grands noms comme Bertrand Tavernier, Ken Loach ou les frères Dardenne ont du mal à financer leurs films : ils ont le grave défaut de ne plus intéresser le marché… Ceux qui  s'interrogent sur la manière dont la culture peut aider la démocratie s'accordent à dire que l'artiste  a un rôle vital : celui d'aiguillon dans la conscience de la société. Via ses œuvres, il essaie de poser les bonnes questions, d'ouvrir le débat et surtout de susciter l'imagina­tion, condi­tion minimale de tout progrès. Mais pour que l'artiste puisse jouer ce rôle, il importe que la démocratie elle-même s'institue en gardienne de la diversité culturelle : la défense des démarches artistiques minoritaires est une condition sine qua non de la survie d'une démocratie saine - pour peu qu'une telle chose puisse exister... Il y a là un enjeu crucial dont nos dirigeants n'ont pas l'air de prendre conscience. Dans le concret, on est confronté à un système bien plus intéres­sé à ankyloser l'imagination des masses qu'à la développer. Pure négligence ou volonté délibérée d'endormir les consciences ?  Le débat est ouvert, mais l'idéal démocratique est loin...
Alors, la culture au secours de la démocratie ou la démocratie au chevet de la culture ?  Et si ces deux entités étaient indissociables, s'engendrant et se détruisant l'une l'autre indéfiniment, pour mieux progresser en se mettant toujours en danger ? Le Ying et le Yang, quoi…

 

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