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Rencontre avec Dominique Loreau pour la sortie de Quelques pas de côté

Publié le 14/08/2020 par Dimitra Bouras et Constance Pasquier / Catégorie: Entrevue

Petites carapaces orangées rebutantes qui pincent sans marcher droit, les crabes chinois envahissent les eaux du Nord. C’est l’angoisse. Ils arrivent par milliers. Ils grouillent et déstabilisent l’humain. Cette histoire, la cinéaste, photographe et écrivaine, Dominique Loreau l’a entendue sur les ondes radiophoniques. Elle a voulu creuser, comme ses protagonistes, et comprendre ces migrations, comprendre comment l’homme entre en relation avec l’animal, comprendre pourquoi l’homme se ferme, comme une huître, face à l’autre, à l’étranger vu comme un envahisseur. Au départ, la cinéaste s’était lancée dans un documentaire mais le Corona est venu contrecarrer ses plans. Ce sera donc un livre d’abord, le film ensuite.

Cinergie : Quelle est la chronologie de ce projet ?

Dominique Loreau : En 2016, j’ai entendu une information à la radio à propos de crabes chinois qui envahissaient une ville et menaçaient de boucher les filtres d’évacuation de l’eau de la centrale de Doel. Comme je m’intéresse aux rapports hommes-animaux, j’ai voulu creuser le sujet. De plus, j’étais étonnée que de si petits animaux puissent perturber à ce point la vie des hommes. Cela montre la fragilité de ce système humain et, ce compris, d’une centrale nucléaire.

C’est à ce moment-là que j’ai fait des repérages : je suis allée à Doel, à Aarschot, j’ai interrogé des gens, j’ai rencontré des scientifiques qui étaient très ouverts, j’ai observé ces crabes. J’ai commencé à écrire un scénario de film documentaire, avec une part de fiction, autour de cette histoire.

On a commencé à chercher de l’argent avec Cobra Films mais on n’a pas trouvé l’intégralité du budget. Les gens n’aiment pas les crabes, ils n’ont pas d’empathie pour ces animaux connotés négativement en Occident. À ce moment-là, j’ai décidé d’écrire le scénario comme un livre, sans intention de l’éditer au départ. Je le voyais plus pour préciser mes intentions, pour archiver mes repérages mais je me suis prise au jeu d’écrire. Donc, ce livre a été écrit, je l’ai proposé à mon éditrice Anne Leloup d’Esperluète Éditions. Au départ, je pensais que le film sortirait avant le livre, mais avec le confinement, tout a été un peu chamboulé, donc le livre est sorti en juin. J’ai tourné plusieurs parties du film notamment avec les Chinois comme le repas en l’honneur de la pleine lune. J’ai aussi filmé des crabes en aquarium, je voulais filmer un peintre chinois qui apprend à ses élèves à peindre des crabes, mais je n’ai pas pu.

C. : Les crabes sont toujours en liberté ?

D. L.: Les crabes sont toujours là. Mais à Aarschot, ils ont mis des plexiglas sur les berges pour ne pas que les crabes sortent et envahissent les maisons car les crabes sont capables de grimper sur de très hauts murs et sur des écluses. Dans le livre, je raconte que les crabes ont envahi les murs de l’hôtel en montant les marches des escaliers. Tout est réel sauf la fin où la centrale nucléaire s’éteint. Les crabes se sont retrouvés partout, même dans les chambres. Les gens de l’hôtel m’ont raconté qu’ils utilisaient des brosses pour les chasser. Les crabes cherchaient à retrouver la rivière située après l’écluse, qui était engorgée. Comme l’hôtel est au-dessus de la rivière, ils sont sortis et sont montés dans l’hôtel. Ils grimpaient dans les maisons adjacentes, ils se retrouvaient sur les terrasses, dans les gouttières.

D.B. : Pourquoi ces crabes sortent-ils de la rivière ?

D. L.: Les crabes se reproduisent dans la mer. Les larves mutent plusieurs fois, elles deviennent de petits crabes qui remontent les rivières. Parfois, ils peuvent faire 2500 km à l’intérieur des terres. Ils peuvent y vivre 4 ou 5 ans et ils retournent dans la mer pour se reproduire. C’est un processus lié aux crabes chinois, les autres restent dans la mer. Les crabes chinois, qui vivent dans le Yang-Tsé, sont arrivés par bateau par hasard. Quand le ballast a été relâché dans la mer, les larves se sont développées en Belgique, en Angleterre, dans le Nord de la France, et en Hollande.

C. : Ces crabes sont comestibles ?

D. L. : Ils sont délicieux, mais le problème c’est qu’ils captent tous les métaux lourds et ils les gardent. Comme l’Escaut est très pollué, comme les fleuves où passent les gros bateaux, ces crabes ont été considérés comme non comestibles dans toute l’Europe sauf aux Pays-Bas mais là, ils les pêchent dans une sorte de lac qui serait moins pollué.

C. : Les crabes nettoient les fleuves ?

D. L. : Oui, on les appelle les nettoyeurs de rivières. Ils sont omnivores. Ils sont plus gênants qu’utiles pour nous. Les Chinois les mangent. Les Pays-Bas envoient les crabes en Chine et à toute la diaspora chinoise.

C. : Comment s’est passée ta rencontre avec Charley Case ?

D. L.: Je l’ai rencontré à Grignan où il dessinait en projection sur les murs de la chapelle. C’était éphémère et cela m’a beaucoup plu. Il s’intéresse aussi beaucoup aux mouvements des migrants, aux migrations des animaux. Il est allé en Chine où il a découvert l’encre de Chine. J’ai tout de suite pensé à lui pour illustrer mon livre.

Je lui ai donné le livre et il a fait ce qu’il sentait. On a parlé pendant deux heures mais je ne l’ai pas dirigé. J’avais vu des livres de lui qui m’avaient plu et je lui ai fait confiance. Il a décidé de travailler en noir et blanc un peu « à la chinoise ».

C. : Et le film ?

D. L. : Pour l’instant, il est en standby. On a des problèmes liés au manque de gouvernement. On l’a proposé au VAF pour qu’il soit jugé. On attend des réponses. Pour l’instant, je ne peux pas faire de tournage au vu des circonstances.

C. : Tu travailles seule ?

D. L. : J’ai un cameraman, un preneur de son mais c’est difficile d’aller à la rencontre des gens pour le moment. Je pense qu’on peut continuer à tourner des fictions avec des comédiens qui peuvent maintenir une distanciation sociale. Mais pour les documentaires, c’est plus compliqué d’entrer en contact avec les gens, d’établir une relation avec eux. Et cette relation ne peut pas se casser sinon on doit tout recommencer. C’est quelque chose qui doit se poursuivre et qui doit être à chaud. On doit maintenir un enthousiasme chez les gens qu’on filme. Je suis très inquiète pour le cinéma en général. Les salles ferment, les gens ne vont plus au cinéma. J’ai peur qu’on n’y retourne plus sauf pour assister à des événements.

C. : Cette histoire est une sorte de fable écologique.

D. L. : Oui, il y a un côté métaphorique, un côté fable. Il y a une polysémie. Certains voient dans les crabes le virus, les migrants. C’est quelque chose de plus poétique, de plus philosophique que le fait anecdotique concret. Je ne pensais évidemment pas au virus en écrivant ce film. C’est peut-être un peu prémonitoire. C’est lié à l’animal, à notre attention face à l’animal, à voir comment il fonctionne. Ce n’est pas un monde mort, réifié. Tout ce monde est vivant, il a quelque chose à vivre. On doit décoder tout ça et le comprendre pour maintenir cette vie. C’est un rapport à l’animal qu’on doit repenser.

J’ai vu qu’en France, de plus en plus d’associations remettaient en cause la question des nuisibles. Beaucoup d’animaux sont classés nuisibles. On se rend compte que quand on tue certains nuisibles, cela favorise encore plus leur dispersion. Cela ne règle donc pas le problème. Il faut apprendre à connaître les animaux pour voir comment ils fonctionnent. Ces crabes ne sont pas dangereux. Ils ne viennent pas attaquer les gens, ils ne font que passer. Ils veulent retrouver la rivière plus loin. Il y aurait d’autres moyens que de les détruire. On pourrait tenter de les bloquer, de dévier les choses.

C. : Qui étaient les scientifiques que tu as rencontrés ?

D. L. : Ce sont des scientifiques de la région flamande qui sont fonctionnaires et qui sont affectés pour observer et comprendre comment ces crabes fonctionnent. Mais, ils ne font pas de l’éthologie et c’est un problème. Ils comprennent comment ils se reproduisent mais on ne comprend pas bien les cycles de migration. Cela se fait très peu, cela n’intéresse pas beaucoup les gens. Les scientifiques disent que ce sont des estomacs sur pattes mais ce n’est pas que ça. Les crabes ont une mémoire, une sensibilité, ils jouent entre eux, ils se battent entre eux. Il faudrait un peu creuser tout cela.

C. : Ton intérêt pour les rapports entre hommes et animaux n’est pas récent. Tu l’abordais déjà dans ton film intitulé Dans le regard des bêtes.

D. L. : Cela m’intéresse depuis longtemps. Déjà dans les années 1970, la question se posait. Ensuite, on s’est dit qu’il y avait une frontière entre l’homme et l’animal mais on n’a jamais répondu à cette question. Aujourd’hui, il y a plusieurs philosophes et éthologues, comme Vincianne Despret, Bruno Latour, Philippe Descola, Baptiste Morizot, qui commencent à se rendre compte que cette coupure ne se faisait pas partout et qu’elle n’était pas obligatoire. De plus, elle est négative dans le monde dans lequel on évolue avec ce problème de réchauffement climatique, de biodiversité qui disparaît. On doit faire attention au rapport qu’on instaure avec les animaux. On est dépassé, on ne parvient plus à gérer les choses. On doit trouver des chemins de traverse, se décentrer.

C. : Faire comme les crabes, un pas de côté.

D.L. : Oui, c'est bien ça ! Faire un pas de côté !

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