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Sahim Omar Kalifa, Zagros

Publié le 14/11/2017 par Anne Feuillère / Catégorie: Entrevue

Le poids du passé

 

Vif, petit et énergique, Sahim Omar Kalifa parle vite. Comme on ne parle pas néerlandais et lui pas un mot de français, nous voilà à jongler avec l'anglais dans un débit mitraillette. C'est que sa famille, originaire du Kurdistan irakien, à la limite de la frontière turque, a fui l'Irak. Arrivée en Belgique, elle s'est installée à Gand. En plus de quelques films d'étude, il a déjà réalisé trois courts métrages, tous sélectionnés dans de prestigieux festivals, acclamés par la critique et le public. Chaleureux et ouvert, sérieux mais souriant, il accepte la controverse, s'explique, rebondit. Il pense aussi vite qu'il parle. Et si la langue, entre nous, parfois vient faire barrage, peu importe, un sourire, et ça repart. Son premier long-métrage sort en salle ce mercredi, après avoir reçu, au tout dernier festival de Gand, le Prix de la mise en scène. Une belle récompense pour ce portrait généreux d'un homme déchiré entre sa famille et sa femme, le poids des traditions et son amour passionné. Car Zagros, berger au Kurdistan, va suivre sa femme en Belgique, où, accusée d'adultère par sa famille, elle trouve refuge. Mais son père, son pays, ses traditions le poursuivent.

Petit avertissement : cet entretien (difficile de faire autrement) révèle la fin de l'intrigue. À bon entendeur...

Cinergie : Vos courts-métrages parlaient de votre pays. Pour la première fois, vous filmez en Europe. Qu'est-ce qui a changé pour que vous ayez ce désir ?

Sahim Omar Kalifa : Non, en réalité, j'ai tourné d'autres courts-métrages, des films d'études entièrement en Belgique. Et Zagros est en grande partie tourné en Turquie et en Grèce. Seul 20 % du film est tourné en Belgique. Et puis, il s'agit de l'histoire. Pour moi, c'était très important de faire un film multiculturel, de faire se rencontrer des acteurs d'origines différentes, de confronter des cultures. Je suis un réalisateur, j'ai fait des films en arabe, en kurde, en néerlandais. Mon prochain film sera peut-être entièrement en néerlandais, avec des acteurs flamands et une histoire flamande. Je pensais aussi qu'il y avait assez de réalisateurs belges pour raconter des histoires qui parlent de la société belge. Pourquoi ne pas aller filmer ailleurs, au Moyen-Orient ? Cela me semblait riche pour la Belgique de pouvoir découvrir des histoires venues d'ailleurs. Il y a aussi le fait que Zagros soit un film très proche de ma vie. Ce n'est pas un film autobiographique, mais mes films racontent des choses très chères à mon cœur. Je ne pourrais pas faire de films que je n'aurais pas envie de voir au cinéma et j'ai besoin que ça me touche. Bagdad Messi, par exemple, est un film qui raconte mon respect et mon amour du football, qui me rendait très heureux quand j'étais gosse au Kurdistan et que je jouais au foot. Mais évidemment, je n'ai pas perdu une jambe comme le personnage principal, je ne suis jamais allé à Bagdad, je n'ai pas perdu mon père comme ça. Mes films sont de moi mais ils ne parlent pas de moi.

C. : Vous voulez dire que vous avez besoin d'aimer vos personnages ?
S.O.K : Oui, bien sûr. Et ce court-métrage a eu beaucoup de succès parce qu'il était peut-être exotique, qu'il racontait une autre réalité, mais aussi parce qu'il était proche du public. Beaucoup de réalisateurs racontent des histoires sans se soucier du public. Pour moi, le public est très important, c'est pour lui que je fais des films. Dans Zagros, le public participe au film du début jusqu'à la fin, il cherche à comprendre le personnage, à saisir sa vérité, il participe au suspens, voit venir ce qui arrive...

C.: Votre succès ne vient-il pas aussi du fait que vous êtes un vrai conteur ? Vous réussissez à mélanger les registres, entre rires et larmes, et à construire, à partir d'histoires très réalistes, des fables. C'est un art de la narration qui s'est un peu perdu à notre époque, non ?
S.O.K : Lorsque je suis arrivé à Bruxelles pour faire mes études de cinéma à Sint Lukas, j'étais très mal préparé et j'ai expliqué au jury que je voulais être chef opérateur. On m'a répondu qu'à Sint Lukas, je ne pouvais pas faire ce choix, je ne pouvais que suivre la filière de réalisateur. Pour celle de chef opérateur, il fallait aller à l'INSAS. Mais l'un des membres du jury, très intelligemment, m'a dit : « Mais vous avez beaucoup d'histoires à raconter. Pourquoi ne pas devenir réalisateur? » J'ai pensé que puisque j'étais là, j'allais suivre cette voie. J'ai aussi pensé que je venais d'un pays où, culturellement, on raconte beaucoup d'histoires, ce que j'adorais, enfant. Alors j'ai pris la décision de devenir réalisateur. Et puis la première étape d'un bon film, c'est une bonne histoire. Il y a aussi le fait que je sois originaire du Moyen-Orient. Jean-Luc Godard a dit un jour : « Je ne ferai jamais de film sur le Moyen-Orient parce que la situation y est trop compliquée. » Soixante ans plus tard, je suis d'accord avec lui, la situation y est toujours très compliquée. Alors mes films ne peuvent pas aborder directement ces questions politiques. Elles ne sont qu'une partie du contexte de mes films. Je préfère me concentrer sur les personnages et sur des histoires très humaines. Et parce que la réalité là-bas est très dure et complexe, je tente de raconter des histoires parfois terribles de manière drôle pour que les gens puissent les comprendre. Par exemple, Land of the Heroes raconte l'histoire de gosses influencés par la guerre, à l'époque entre l'Iran et l'Irak. Au début de ce projet, on m'a dit : « Olala ! Mais c'est très compliqué cette histoire ! » Mais non, on raconte seulement l'histoire de gamins qui veulent voir des dessins animés et qui ne peuvent pas à cause de la guerre. J'essaie toujours d'écrire des histoires très simples, très humaines, sur des situations difficiles et dures. Et je crois que c'est pour ça que la plupart des gens y adhérent.

C. : Mais n'était-ce pas difficile dans Zagros de mélanger ces deux tons, l'humour et le drame ? Le film repose beaucoup sur cette tension qui monte. Et pourtant, vous y insufflez beaucoup d'humour. C'est un équilibre très difficile à tenir, non ?
S.O.K. : Dans le scénario, Zagros essaie toujours d'être drôle, de raconter des histoires marrantes. Au montage, nous nous sommes rendu compte que ça n'était pas tout à fait le ton du film. Cela ne marchait pas toujours alors nous les avons coupées. Quand le film devient prenant et émouvant, ce mélange des genres n'est pas toujours tenable.

C. : Est-ce que le film, très centré sur Zagros, n'oublie pas un peu, à la fin, le personnage de Havin ?
S.O.K. : Nous avons essayé de finir le film de plusieurs façons, et dans le scénario et au montage. Mais pour moi, cette fin était la meilleure. Il a fait une terrible erreur et il s'en rend compte. Ce n'était pas une décision rationnelle. Ce passé, il ne peut pas le changer et il doit maintenant se concentrer sur le futur. Et puis, en tant que spectateur, nous suivons Zagros du début à la fin, nous sommes toujours dans son point de vue. Et quand bien même, il commet cet acte, nous ne perdons pas notre sympathie pour lui parce que nous l'avons vu se battre contre sa famille, ses traditions... Il prend cette décision à la fin à cause de sa passion pour sa femme. Ce genre de fait-divers se passe n'importe où, en Europe, aux Etats-Unis. C'est une histoire d'amour tragique entre deux personnes.

C.: Donc pour vous, Zagros est bien plus une histoire d'amour tragique que la dramatique confrontation entre tradition et modernité ?
S.O.K : Les deux, mais l'histoire principale, c'est cette histoire d'amour. Au début du film, il sait que Bruxelles peut être un refuge pour lui. Si sa vie est au Kurdistan, avec ses moutons, ses montagnes, ce pays, il suit tout de même sa femme en Belgique même s'il sait que ça pourra être très difficile pour lui. Et il fait tout ce qu'il peut pour rendre sa femme heureuse. Cela dit, le Kurdistan est un pont entre l'Europe et l'Asie. Et beaucoup de choses changent. Par exemple, les femmes kurdes se sont battues contre Daech et elles ont gagné en Syrie. C'est assez magique que le pouvoir des femmes l'ait emporté contre l'organisation la plus terrible et dangereuse au monde ! C'est quelque chose que je voulais montrer. J'avais 9 ans quand le gouvernement irakien a quitté le Kurdistan et nous vivions très près des frontières turques. J'ai vu les femmes kurdes armées arriver dans notre village et j'étais très étonné. Notre village était très conservateur et ces femmes ont débarqué avec leurs armes, leur puissance, leur discipline et elles ont encouragé les femmes de notre village à se libérer. Pour certains, c'était très dur à accepter, à cause de centaines d'années de traditions conservatrices. Nous sommes à un moment de transition où beaucoup de choses ont évolué en bien, mais cette tradition ancestrale continue à faire de nombreuses victimes. Ces femmes, il y a trente ans, c'était incompréhensible pour certains hommes. Aujourd'hui, ils ont compris qu'elles se battent pour le Kurdistan et ils ont du même coup accepté leur nouvelle position dans la société. Accepter les changements prend du temps. J'avais aussi envie de montrer ça dans le film : Zagros, le berger, parce qu'il est en contact avec ces femmes combattantes dans la montagne, a commencé lui aussi à accepter ces changements.

C. : Pourquoi avoir nommé votre personnage du nom d'une montagne ?
S.O.K. : Zagros est le nom d'une montagne très importante au Kurdistan, qui se trouve entre l'Iran, l'Irak et la Turquie. En le nommant Zagros, son père partage avec lui son amour de la nature. C'est la seule chose qu'ils ont en commun d'ailleurs, la montagne, le paysage, le sentiment de liberté dans la nature.

C. : Mais une montagne, ça ne bouge pas. Et Zagros lui bouge beaucoup. Il est un peu un intermédiaire entre tous ces différents mondes. Mais est-ce possible vraiment d'habiter un « entre-deux » ?
S.O.K. : Après son acte terrible, il sort et la lumière est surexposée et l'on entend une montagne exploser. Cela signifie qu'il est détruit physiquement et émotionnellement. Zagros essaie d'être lui-même mais en commettant cet acte, il se détruit. En tous cas, il aura essayé, il aura fait de son mieux pour occuper cette place au milieu, entre son père et sa femme. Mais il ne peut pas oublier complètement d'où il vient, et abandonner toutes ses traditions. Et c'est pour ça que lorsqu'il part en Belgique, il emporte un sac que lui a donné son père. Je ne dis pas que tout est mauvais dans notre société. J'ai des amis, des frères qui peuvent me donner 10 000 euros sans me demander de signer aucun papier. La solidarité entre les gens est très forte. Nous avons de belles choses dans notre culture, tout n'est pas mauvais. Je suis en Belgique depuis 17 ans, mais je ne veux pas perdre toutes mes traditions.

C: Est-ce que votre film est une tragédie au sens presque antique du terme ? Où les personnages, déchirés entre l'ordre public et l'ordre intime, tentent d'échapper à leur condition sans toutefois y arriver ? Ils sont en général les jouets du destin.
S.O.K. : Quand quelqu'un essaie de se libérer de sa condition, des choses tragiques peuvent se passer. Et ce film n'est pas une comédie, c'est une véritable tragédie amoureuse, oui. Mais je ne crois pas beaucoup au destin. Pour moi, ce qu'on a fait avant affecte vraiment la vie qu'on mène. Dans les familles traditionnelles kurdes, on croit souvent, oui, au destin. Mais pour moi, chaque chose qu'on fait dans la vie nous affectera plus tard. Nos actes ont des conséquences. Et Zagros réalise qu'il a commis un acte terrible mais ce n'est pas le destin, c'est sa décision. J'ai lu une phrase qui m'a beaucoup touchée. Quelqu'un à qui on demandait s'il avait peur du futur a répondu qu'il avait bien plus peur du passé. Parce que du passé, on ne peut rien changer et que chacun de nos actes a des conséquences qu'il faut affronter.

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