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Samy Brunnet "Faire un bon film est de plus en plus difficile"

Publié le 01/03/2002 / Catégorie: Entrevue

La revue de la SACD et de la SCAM - Belgique vous propose dans son dernier numéro trimestriel un dossier consacré à la politique culturelle en Flandre, un portrait de l'écrivain et cinéaste Eric de Kuyper, la suite de La fiction dans le scénario, un texte de Luc Jabon qui intéressera scénariste et auteurs-réalisateurs et, enfin , en expression libre, des propos de Samy Brunett que nous reproduisons ci-dessous.

Samy Brunnet

Oui, on le sait, la culture manque de moyens financiers, mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit ici. FAIRE UN BON FILM EST DE PLUS EN PLUS DIFFICILE.

 

Disons d'abord que l'auteur n'est pas le seul responsable de cette difficulté ; le spectateur (que nous sommes tous) a lui aussi sa part de responsabilité : d'abord, il s'abandonne de moins en moins au point de vue d'un auteur. La raison en est simple : le spectateur se sent de plus en plus auteur lui-même, maître de la télécommande, du clic de l'hypertexte ou du déroulement narratif d'un récit interactif ! Mais dire que le public se sent auteur ne revient pas à dire qu'il l'est ; car ce qui fait l'auteur est moins la maîtrise qu'il a du déroulement d'un discours (il peut zapper) que sa capacité à en faire émerger du sens.

 

On admet aisément que tout le monde n'est pas philosophe. On admet moins aujourd'hui que tout le monde ne puisse être auteur. On parle de progrès de la démocratie puisque désormais tout le monde (entendez suffisamment riche) peut exprimer sa pensée sur Internet, faire son film avec sa caméra numérique, ou encore raconter une histoire à sa manière par le biais des créations interactives. Mais c'est croire que plus de démocratie s'obtient avec plus de liberté, alors qu'en réalité, dans nos territoires ultra-libéralisés, le supplément de démocratie viendrait plutôt du sens des limites qui tempèrent cette liberté. Bref si notre monde est devenu un village, c'est d'un village illimité qu'il s'agit. C'est déjà moins convivial !

 

Ce sentiment de nouvelle liberté éprouvé par le public fait qu'il n'hésite plus à interrompre la lecture d'un livre qui ne le séduit pas, à sortir d'une salle de cinéma si le film est trop lent, de zapper d'une émission de TV à l'autre si le rythme des enchaînements n'est pas assez frénétique. Le spectateur contemporain a réussi à dominer cette toile géante qui le fascinait (le secouait ?) en la réduisant à une lucarne minuscule coincée entre un souvenir de vacances et un jouet d'enfant. C'est peut-être parce que la TV n'arrive plus à fasciner que l'on zappe ; c'est peut-être parce que le cinéma ne parvient plus à faire rêver (à sortir de soi en faisant confiance à un autre) que les salles obscures sont désertées. De plus, dans un paysage culturel où tout le monde est auteur, pourquoi écouter un tel plutôt qu'un autre, -voire un tel plutôt que soi -, sans tomber dans un élitisme politiquement peu correct ou dans l'enthousiasme grégaire de ce qui est au goût du jour ?

 

Pourtant notre besoin d'abandon est immense. L'avènement de l'ère des libertés (je parle toujours de nos territoires cossus et repus) ne permet presque plus, paradoxalement, de ménager des plages de "véritable" liberté : on a de plus en plus de mal à couper son portable, sa connection au Net, son poste de télévision, on arrive à peine à débrancher quelques neurones en perpétuelle activité et à respirer la vie qui emplit et s'échappe de soi..." Tant de mains pour transformer le monde, et si peu d'yeux pour le regarder"[1]. Les yeux qui regardent sont ceux d'auteurs potentiels. Venons-en justement à la responsabilité des auteurs dans cette triste affaire. Regarder c'est bien. Encore faut-il savoir rendre ce que l'on a vu, et avec un petit supplément de sens si c'est possible !

 

Certains tentent la voie de l'émotion, certains affirment même que c'est la seule pour faire un film puisque le monde est de toute façon incompréhensible. Peut-être, mais cela suffit-il pour faire un bon film ? A qui l'émotion renvoie-t-elle, sinon à soi-même ? On est de nouveau seul face à une oeuvre en manque d'auteur. On pourrait alors penser que le spectateur, quelque peu lassé du reflet de sa propre image, pourrait vouloir faire une vraie rencontre, voir autre chose que lui-même.

 

Les sages n'affirment-ils pas que le principal objectif d'une vie est de "transformer son miroir en fenêtre ouverte sur le monde" ?[2]. Apporter ce supplément de sens est bien plus difficile aujourd'hui qu'hier parce, emporté dans un monde survolté, l'auteur manque littéralement de concentration et d'une vision cohérente du monde. Rien à voir avec son talent ou la qualité de son regard : c'est qu'il faut bien plus de discernement aujourd'hui qu'hier pour trouver du sens dans le foisonnement d'informations contradictoires, dans cette logorrhée communicationnelle qui ne laisse plus le temps à la rumination, la contemplation ou la solitude.

 

Mais il essaie quand même car il pense que le jeu en vaut la chandelle.
Et c'est là précisément qu'auteurs et spectateurs se rencontrent.

 

Samy Brunett

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