Congo River, le nouveau film de Thierry Michel, est un étrange voyage initiatique vers les sources du fleuve Congo, à la recherche de l’identité congolaise coincée entre les difficultés du quotidien, l’espoir toujours ravivé de lendemains plus heureux, et la coexistence de l’homme et d’une nature sauvage, démesurée mais somptueuse. Un kaléidoscope impressionniste, filmé à hauteur d’homme, qui évoque de multiples sujets et qui nous entraîne toujours plus loin au cœur du pays. Un voyage qui n’oublie pas non plus le passé, puisqu’il est entrecoupé de respirations provenant de films d’archives, fictions, documentaires datant de l’époque coloniale ou de la période mobutiste. Une œuvre qui laisse au spectateur la liberté d’ouvrir ses propres portes, et qui réserve donc sa part de mystère. Un film passionnant, évoqué avec un réalisateur passionné.
Thierry Michel à propos de Congo River
Cinergie : Congo River propose, sur le Congo, un point de vue très différent de Mobutu, Roi du Zaïre. Ici, pas de grande fresque politico-sociale, mais un film qui se situe plutôt dans le quotidien.
Thierry Michel : Après Mobutu, qui était une grande fresque sur un personnage charismatique et exceptionnel, j'avais besoin de retrouver le Congo populaire, d’aller vers le pays profond, oublié, reculé, et de donner place à un nouveau personnage : le fleuve Congo. Il n'a peut-être pas l'envergure dramatique de Mobutu, mais il a une force unique : les hommes et les régimes passent, les fleuves sont immuables. Ce sont eux qui rythment la vie, la culture, l'économie des populations qui vivent sur leurs berges. J'avais envie de faire un voyage en quête de l'Afrique d'aujourd'hui dans ce qu'elle a de plus violent, mais aussi dans sa force vitale, la capacité qu'elle a de transcender la tragédie d'un continent. C'était pour moi relever un nouveau défi qui me fasse, comme dans tous mes films, redécouvrir l'autre inconnu, celui qui est loin et qui fait peur, mais qui en même temps, attire.
Dans un voyage, il y a plusieurs étapes. D'abord la partie navigable par les barges. Un périple de plusieurs semaines où l'on s'intègre à une communauté flottante, une communauté artificielle, mais une vraie communauté humaine, avec son chef, le commandant du bateau, qui va conduire ces gens sur 1700 km de Kinshasa à Kisangani. Après, c'est un autre voyage : contourner les rapides, prendre des pirogues et continuer à avancer vers la source. Parce que l'objectif, c'est de trouver la racine du fleuve, qui est aussi la racine de toutes choses, l'origine d'un pays bâti sur son fleuve, et dont toute la géographie est circonscrite dans son bassin fluvial.
C. : Une bonne moitié du film est effectivement située sur les barges, jusqu'à Kisangani. Mais à partir du moment où l'on descend à terre, votre discours change. On quitte cette communauté humaine, ce microcosme avec son organisation et les difficultés du quotidien, pour s’attarder beaucoup plus sur les problèmes, les malheurs que ce pays a connus après la disparition du régime mobutiste. C'est un regard très différent. A la limite, est-ce qu'il n'aurait pas fallu s'arrêter à Kisangani ?
T.M. : Non je devais aller au-delà. Ces barges sur lesquelles les gens vont se souder dans une solidarité, former une mini-société, constituent un univers quasi matriciel. Mais on est dans la partie du Congo qui s'est rouverte au monde, qui est sortie de la barbarie. Après quatre ans de guerre et de fermeture totale du fleuve, les barges ont recommencé à circuler. Donc, les échanges entre les hommes ont repris. Mais il reste encore aujourd'hui, toute une zone du fleuve enclavée, abandonnée à ses ténèbres, sa violence, et je pense qu'il fallait qu'on aille vers elle. C'est une sorte de voyage à la Conrad, au cœur des ténèbres qui ont enveloppé cette partie de l'Afrique. Là, on entre dans une autre histoire, dans la violence immonde et dans la résistance de l'homme pour retrouver sa dignité, pour survivre. Je pense qu'il fallait les deux chapitres.
C. : Même le voyage sur le fleuve n’est pas un voyage de tout repos.
T.M : Non, bien sûr, cette barge est le lieu de tous les dangers. Le fleuve est traître parce qu’il n'est plus balisé. On peut s'échouer, être bloqué pendant des mois sur un banc de sable, ou parce qu'une simple tempête a fait renverser un bateau qui n'est plus en état de naviguer. C’est un périple aléatoire et très hypothétique pour ceux qui le font. Le congolais qui part sur ces barges ne sait pas s'il part pour cinq semaines, trois mois, ou peut-être pour ne jamais arriver à destination. Certains meurent de ce voyage.
C. : D'où cette séquence, à l'arrivée à Kisangani, à propos d’un bac qui a coulé dans le fleuve faisant 250 victimes sur les 450 passagers transportés. On rappelle que le danger est bien là. Et puis, on entre dans un tout autre univers, que je ne qualifierais pas de sauvage puisque vous vous intéressez justement aux signes de civilisation qui repoussent sur cette sauvagerie. Des hommes et des femmes qui tentent de rebâtir une société, de continuer à vivre, de réparer les dégâts, et de renaître. Ce n'est pas par hasard que vous concluez quasiment votre film sur l'homélie pascale de Mgr Monsengwo qui est un hymne à la vie et un véritable appel à l'espoir.
T.M. : Le chemin du film était celui-là. Dès le départ, je savais que le fleuve était source de vie, donc de lumière, et que j'allais être confronté aux ténèbres de la forêt dans ces régions oubliées et abandonnées à leur violence. Il fallait trouver ce cheminement vers une Afrique qui va se reconstruire. La fête de Pâques est une fête de lumière qui se prêtait bien à cela, à revenir à la beauté, à la majesté du paysage, à ce fleuve qui est là aussi pour purifier tout ce que l'histoire peut charrier de sang et de tragédies. L'eau était naturellement l'élément qui allait m'entraîner dans son sillage. Pour moi, elle a toujours été une force fondatrice et fondamentale.
C. : Il y a une opposition entre la loi de la jungle, qui est représentée par ce chef Maï Maï, mais aussi par ces viols terrifiants dont on témoigne (quelques-uns parmi des dizaines de milliers), et par ailleurs d'autres personnages qui, à travers les ruines du palais de Mobutu, essayent de reconstruire un pays, de recréer une forme de société qui permet de revivre ensemble.
T.M. : Malgré les tragédies du pays et de l'Afrique, j'essaye de montrer des personnages positifs. Par exemple, le commandant du bateau qui tient sa communauté et essaye de la mener à bon port dans une solidarité absolue, mais aussi ce chef de gare qui tente, sur les débris de la colonisation, de faire revivre le chemin de fer. Dieu sait si le chemin de fer est important par rapport au fleuve. 7 fois le fleuve, à cause des rapides, empêche la navigation, 7 fois le rail prenait le relais. Un chef de gare qui s'acharne à remettre en état une voie de chemin de fer de 125 km pour redonner vie à des régions enclavées et oubliées, c'est aussi un message. Il y a plusieurs messages dans le film qui montrent, de manière récurrente, que des forces sont là, heureusement, pour reconstruire un pays et une Afrique nouvelle.
C. : Vous n'aviez plus travaillé au Congo depuis Mobutu... : avez-vous retrouvé le Congo que vous aimiez ? L'avez-vous trouvé changé ?
T.M. : Le Congo que j'aime ? Je l'aime encore plus qu'avant. Je pense que plus on va à l'intérieur du pays, plus on va l’aimer. Non seulement par la beauté de ses paysages, mais aussi par ses populations qui ont une faculté d'accueil et de générosité très forte. Par contre, je n'imaginais pas filmer un pays dans un tel état de désastre total, heureusement pas dans la mentalité des congolais. Le pays se reconstitue sur différentes choses. L’une d'elles est la religion. Quand on souffre, on a besoin de se raccrocher à quelque chose. Il y a eu un retour vers le religieux et l'irrationnel. Il y a aussi le fétichisme et les traditions parfois utilisées de manière extrêmement trouble et complexe, comme on le voit dans le film avec cette séquence d'enfant sorcier. Mais oui, j'ai retrouvé un pays où je suis prêt à retourner à tout moment, et où je me sens à l’aise. Dans ces paysages, l'homme retrouve sa dimension cosmogonique.
C. : Parlant de religion, il y a une séquence hallucinante de cérémonie évangéliste, avec un pasteur chantant une sorte de gospel américain, et pour qui toute la cérémonie religieuse est tournée vers les dons des fidèles. Cela fait tellement Amérique, Louisiane...
T.M. : On assiste aujourd'hui dans tout le pays, à l'émergence de ces églises appelées Eglises du réveil, basées au départ sur un message protestant, mais que l'église protestante ne reconnaît pas. C'est un raz-de-marée. Chaque pasteur crée sa propre obédience, et cela devient parfois de vraies entreprises commerciales. On voit que l'argent tourne beaucoup. Il y a cette notion de semence : tu donnes cent dollars à l’église pour en récolter mille. J'ai été au Brésil pour d'autres tournages cet été, et le phénomène était aussi impressionnant. On me dit que c'est la culture américaine, mais c'est d'abord une culture chrétienne. A la manière du show américain, avec le rapport à l'argent que l'on trouve chez certains protestants américains, mais en même temps, qui utilise très bien les cultures traditionnelles africaines, comme la transe, le chant et la danse. Je pense qu'il y a des syncrétismes qui ont joué là où les catholiques mettent un certain frein. Maintenant, on entend le pape dire qu'il ne faut plus danser dans les églises en Afrique. Il va perdre une sacrée part de marché, parce que là, on va à l'église pour célébrer la fête et la réussite. Ces « pasteurs » s'ancrent extrêmement bien dans cet univers, avec souvent des fins économiques évidemment, mais aussi certaines fins politiques. Le rapport entre ces églises et la classe politique est fort étroit, tous partis confondus.
Un autre phénomène fascinant est le retour de la bible, qui est redevenue le livre de référence, alors que c'était une importation purement coloniale. Dans le cas du chef Maï Maï s'opère un étrange syncrétisme. Ce chef de guerriers traditionnels au fin fond du pays, justifie toutes ses exactions et son pouvoir usurpé en se fondant sur la bible, alors que c'est un homme de la forêt qui n'a pas fait d'études. Mais il a une connaissance phénoménale de la bible, à côté de laquelle nous sommes des ignorants, même si nous avons eu une éducation religieuse. C'est toute cette complexité qui m'a intéressé, aussi. Quand je réalise un documentaire, même si je viens avec mon point de vue, si j'ai envie de partager mes convictions sur le monde, en même temps, je suis très attentif à être réceptif au monde tel qu'il est, sans le réduire à des schémas. J'invite le spectateur à partager avec moi ce voyage, ce cheminement intérieur, mes émotions, parce qu'on est dans le monde de l'émotion, de la beauté et on s'interroge sur la vie et la mort.
C. : Le film aborde une multitude de sujets, souvent graves, complexes et plein d'intérêt. Mais on a l'impression de tout embrasser en même temps, sans rien pouvoir approfondir, finalement.
T.M. : Est-ce qu'on aborde tout en même temps ou bien suit-on un ordre logique ? Pour moi, il y a une ligne. Dans mon premier montage, j'abordais le voyage de manière chronologique et géographique. C'était le hasard de chaque étape qui nous amenait aux choses, d'où un résultat un peu disparate. Maintenant, je tente d'aller vers une sorte de climax. Un voyage vers les ténèbres, avec la différence, par rapport à Conrad, que dans Congo River, on en sort. Il y a un apaisement, un espoir.
C.: Mais en même temps, cela présuppose que votre spectateur soit déjà bien au fait des problèmes que traverse actuellement le Congo.
T.M. : Je pense qu'un film comme celui-là permet des lectures très différentes. Ceux qui veulent le voir en connaisseurs, et ceux qui veulent simplement se laisser aller à l’aventure et emporter de manière parfois chaotique. Ceux-là ne vont analyser ni l'histoire ni la géographie, mais simplement rencontrer les personnages qu'on leur présente au long du voyage. D'où le choix d'une narration minimale. Quand on prépare ce type de film, on se pose évidemment la question des clés qu'on donne au spectateur. Est-ce que, par la narration, on situe les enjeux, les lieux, les personnages, ou est-ce qu'on laisse le spectateur, comme dans un film de fiction, commencer à reconstruire de lui-même ce puzzle pour arriver à avoir une image un peu globale et cohérente à la fin du film ? Mon opinion est qu'il fallait laisser au spectateur ce cheminement-là. Par ailleurs, je ferai, mais c'est une autre histoire, une version plus longue (j'ai 135 heures de matières, plus quelques archives). Ce sera une série télévisuelle de quatre heures, beaucoup plus géopolitique, beaucoup plus informative, avec un vrai commentaire qui donnera des points de repère, mais qui sera moins de la création. Ici, je voulais faire un parcours de cinéaste.
C. : Vous ponctuez le film par des images d’archives, assez extraordinaires d'ailleurs, qui sont autant de renvois au passé du pays, notamment colonial. Pourquoi cette démarche ?
T.M. : Je voulais qu'il y ait un double voyage : d'abord géographique, mais aussi dans la mémoire et dans l'histoire. Je voulais mettre l'Afrique d'aujourd'hui en perspective avec nos références de l'histoire passée. Faire jouer la mémoire du fleuve sur certains personnages qui sont là, en filigrane, des figures de la colonisation, de la domination, les explorateurs : Stanley et Livingstone (je démarre le film sur eux), le Roi Léopold II, Mobutu qui s'est approprié tout l'imaginaire et la mystique du fleuve. Et puis quelques images de personnages porteurs de l'émancipation, comme Lumumba. Il fallait que ces fantômes planent sur le fleuve, simplement. Qu'il y ait une présence de leur ombre. Mais c'est vrai aussi qu'en fouillant les archives, j'ai découvert des images fabuleuses, plastiquement et artistiquement, et particulièrement explicites de l'ère coloniale. Des images d'exploitation sauvage et brutale, mais qui témoignent en même temps de l'esprit bâtisseur de cette époque, qui fut une formidable épopée industrielle. Ces images, j'en ai découvert beaucoup...On n'en voit que quelques fragments dans le film, juste pour servir de points de repère. Si on fait abstraction du commentaire colonial de l'époque, il y a dans ces petits films quelque chose d'assez étonnant, qui m'a vraiment interpellé, et qui interpelle également quand elles sont montrées en Afrique. Avec Mobutu Roi du Zaïre, les gens là-bas ont redécouvert d'un coup 40 années d'histoire. Quand on projette le film en Afrique, ce qui se joue est vraiment fort. Vous voyez de vieilles mamans avec de jeunes garçons de 8 à 10 ans qui restent concentrés pendant deux heures. Elles leur racontent jusqu'aux coulisses de ce qu'on ne voit pas dans l'image. Je crois que c'est aussi ce qui se passera lors de la projection de ce film-ci. Le cinéma documentaire permet de remettre les gens en phase, dans ce cas-ci, avec leur pays, sa géographie, ses traditions, son histoire, ses cultures, la vie de son fleuve.
C. : Ce pays, vous le mettez en scène par de superbes paysages panoramiques, des vues aériennes du fleuve et de son environnement. Je suppose que vous ne les avez pas insérées uniquement pour le plaisir ?
T.M. : Non, bien sûr. Il y a des gens qui vivent le long du fleuve : des commerçants, des piroguiers, des soldats, des religieux... Il me fallait rendre compte du rapport entre ces hommes et la grandeur, la démesure de la nature. Je ressens un peu Congo River comme une synthèse entre différentes choses que j'ai faites. Dans l'ombre du film, de l'histoire, il y a un peu de Mobutu, Roi du Zaïre, dans la chronique des gens, on retrouve ce que j'ai fait dans des films comme Gosses de Rio, A Fleur de terre ou Le cycle du serpent, dans lesquels je suis le témoin des souffrances, des espoirs, de la vie des populations. Et il y a aussi peut-être cet aspect plus lié au sacré et au cosmologique qui est plutôt dans la veine de ce que j'ai fait au Maroc. Je n'ai pas fini d'essayer de faire cette synthèse. Cela peut prendre tout une vie et quand même ne pas aboutir. Mais ce n'est pas grave, ce qui compte n'est pas l'étape à laquelle on arrive, c'est le chemin que l'on fait.
C. : Vous avez utilisé la vidéo digitale haute définition, plutôt que la pellicule ou la vidéo numérique traditionnelle. Quelles sont les raisons de ce choix ?
T.M. : Au départ, j'ai fait les premiers repérages avec de petites caméras qui donnent beaucoup de souplesse. On en retrouve quelques images dans le film, parce qu'il y avait des lieux particulièrement inaccessibles où je ne pouvais pas entraîner une équipe, comme le palais de Mobutu. Mais quand il s'est agi de choisir la technique la plus adaptée, on a choisi le numérique haute définition. D'abord parce qu'on voulait rendre hommage au fleuve, montrer cette grandeur du paysage, cette majesté, cette lumière congolaise. On s'est donc donné les moyens de filmer des images qui pouvaient être projetées sur des écrans de 25m de base avec une qualité cinématographique. Précises, respectueuses du détail et de la beauté. C'était donc le 35 mm, ou la HD. Mais je voulais quand même un peu de souplesse. On était dans des conditions de voyage et de climat difficiles. Ce n'est pas comme si on pouvait, tous les deux jours, trouver un moyen de transport pour amener la pellicule dans un lieu climatisé ou pour l'envoyer dans un laboratoire. On partait pour de longs mois, sans même pouvoir mettre ce matériel en sécurité. Donc, on oubliait la pellicule et j'avais quand même envie de tourner, ne fut-ce qu'en valeur d'archives, et donc garder des traces de ce voyage, même si elles ne figurent pas dans le film proprement dit. La HD s'y prêtait extrêmement bien et nous donnait aussi la garantie d'avoir un contrôle sur l'image sans attendre le rapport d'un labo qui nous aurait dit quinze jours plus tard qu'il fallait tout refaire. Elle s'est donc imposée d'elle-même, même si, personnellement, j'ai toujours un fétichisme de la pellicule. J'ai fait énormément de photos durant ce voyage. Cela a abouti à une exposition qui a été montrée ici, qui se trouve actuellement à Kinshasa, et va aller à Paris.
(1) Rappelons que le roman de Joseph Conrad Au cœur des ténèbres est à l'origine du film de F.F.Coppola Apocalypse Now