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Le Prince de ce monde de Manu Gomez

Publié le 05/12/2006 par Anne Feuillère et Marceau Verhaeghe / Catégorie: Tournage

Le Prince de ce monde de Manu Gomez

Lundi 13 novembre 2006, un pâle soleil d’après-midi éclaire doucement l’imposant bâtiment de l’Académie de dessin et des arts visuels de Molenbeek. Nous y rejoignons Manu Gomez et son équipe qui terminent le tournage du Prince de ce monde, le second long métrage du réalisateur. Une salle a été aménagée en bureau un peu étouffant. Les bibliothèques croulent sous les livres. Quelques animaux empaillés trônent en haut des étagères et, au milieu de la pièce, canapé et fauteuil de cuir attendent les acteurs. Nous arrivons en plein milieu d'un raccord son. Tout le monde fait silence. Nous nous faisons tout petits derrière une statue de plâtre où l'assistant réalisateur, Jean-Jacques Goffinon, nous a trouvé une place discrète. Quand on nous découvre, chacun s'interroge sur notre présence dans une joyeuse cacophonie qui sert de soupape à la tension précédente.
Plutôt détendue, l’ambiance reste concentrée. Le calme règne dans la régie et le grand local servant de loge et de salle de maquillage. Vêtu d’une longue soutane noire, Laurent Lucas campe un prêtre en visite chez un psychiatre incarné par Robert Guilmard. Celui-ci nous confie que son personnage est essentiel au film "puisqu'il est celui qui mène en quelque sorte l'enquête et cherche à comprendre ce qui arrive à ce jeune prêtre". Michel Angeli, domestique à la gueule cassée vêtu d'un cache poussière gris, sert le café aux deux hommes et amorce un dialogue fondamental pour la narration. En compagnie de Nikolas Cladakis (chef opérateur), le réalisateur, l’œil gourmand, ne perd pas une miette de sa scène derrière sa caméra. "Je ne suis pas seulement cinéaste mais aussi peintre et plasticien. A ce titre, je suis très attentif à mes cadres et je sais exactement ce que je veux. J’avais déjà soigneusement travaillé le storyboard en préparant le film" nous précise-t-il.
Pendant que l’équipe peaufine le réglage des lumières, les comédiens s’accordent quelques minutes de détente. Le Secrétaire général de la Communauté française, Henry Ingberg, est venu apporter son soutien à l’équipe et dialogue avec les uns et les autres. Laurent Lucas vient alors nous rejoindre et nous accorde un long entretien. Le comédien s'est lancé dans ce projet, séduit par l'énergie du réalisateur et par l'histoire de ce prêtre "qui vit une terrible descente aux enfers".
Dans cette aventure, Laurent est en bonne compagnie. "Un casting d’enfer", nous confie un Manu Gomez ravi. "Jean-Claude Dreyfus interprète un chanoine sataniste qui se fera l’âme noire, tentatrice, du prêtre joué par Laurent Lucas". Un personnage dans lequel le boucher de Delicatessen s’est glissé avec la délectation que vous pouvez imaginer. "A ses côtés, Lio, la maîtresse du chanoine, est une aristocrate dévoyée qui achèvera de faire tomber notre pauvre prêtre dans le péché, accélérant sa chute." Sans oublier Jean-Henri Compère qui interprète le mari de la jeune femme. Tous ont accepté d’emblée de figurer en tête de liste de cette adaptation du roman quelque peu sulfureux de Maxime Benoît-Jeannin, "Le Choix de Satan", inspiré d'un fait divers qui s’est déroulé dans l’Est de la France en 1956 : un prêtre avait assassiné sa jeune maîtresse enceinte, pour arracher le fœtus de son ventre et le baptiser... "Il y a une petite dizaine d’années, Maxime Benoît-Jeannin, avec qui j’avais déjà collaboré, m’avait parlé de son roman. Connaissant mon travail, il savait qu’il allait m’intéresser. Nous avons écrit une première mouture du scénario qui, hélas, ne fonctionnait pas. J’ai donc laissé le projet en sommeil, jusqu’au jour où j’en ai parlé à Andrée Corbiau. Cette dernière a été d’une aide très précieuse, agissant vraiment comme un « script doctor ». Avec sa collaboration, nous avons remodelé le scénario, et nous avons finalement obtenu l’aide à l'écriture de la Commission de sélection. Au-delà de ce fait divers particulièrement horrible, ce qui nous intéressait, c’était de tenter de comprendre le chemin qui conduit à la folie, d’imaginer pourquoi ce prêtre en était arrivé là", explique Manu. On retrouve les thématiques chères au réalisateur de Peccato : un univers fantastique, sulfureux et terrifiant, dominé par l'hypocrisie des rapports de force et de pouvoir entre un jeune prêtre, sa hiérarchie, et la "bonne société". Ils conduiront cet homme, déchiré entre sa foi sincère et sa culpabilité, droit à la folie.
Produit par Monkey Productions et Manu Gomez lui-même via sa société MGV Production, le film est soutenu à hauteur de 300 000 euros (près de 30% du budget total du film) par le Centre du Cinéma. Il bénéficie encore d'un investissement d'Imagine Film qui en assurera la distribution. Egalement co-producteur du film, Nikolas Cladakis a fourni son matériel, ce qui a permis  de tourner Le Prince de ce monde en super 16 (en pellicule donc, à une époque où de nombreux réalisateurs à la tête de budgets plus ou moins équivalents font appel à la vidéo haute définition). Pour Manu Gomez, "c’est un choix délibéré et assumé. Pour des raisons esthétiques et cinématographiques, je suis allergique à la vidéo. Le choix du Super 16 répond davantage à des raisons d’opportunité et de production. Le format offre davantage de souplesse, bien qu’il nécessite un gonflage en 35mm relativement coûteux. Mais au moins, je dispose d’une image cinématographique et, à la vision des rushes, je suis assez satisfait".
Au fur et à mesure que l’après-midi avance, l’ambiance sur le plateau se fait plus fébrile. C’est l’avant-dernier jour de tournage, et tout doit être mis en boîte dans les délais.
Sur le plateau, Manu contrôle tout, prépare le mouvement de la caméra, discute des dialogues avec les comédiens, envoie chercher un accessoire manquant. Pour ce cinéaste qui a à son actif plus d’une vingtaine de courts métrages très personnels, dont des animations à la limite du cinéma expérimental, ce premier long métrage entièrement tourné en images réelles est une aventure excitante. "J’ai commencé par faire du cinéma d’animation parce que, en tant que peintre et sculpteur, j’avais envie d’animer mes peintures et mes sculptures pour en explorer une autre dimension : celle du temps, de l’espace et du mouvement. En même temps, j’ai toujours surfé entre l’animation et la fiction. En cinéma, je ne suis fermé à rien, j’ai exploré les techniques les plus diverses et ici, j’avais envie de tenter l’aventure d’un long métrage avec une structure narrative classique. Pour moi, c’est aussi une forme d’expérience en soi". Avec sa stature imposante, une énergie débordante et le rire prêt à jaillir, Manu Gomez, un peu ogre tonitruant, parle, s'emballe, arrête l'interview pour aller vérifier la mise en place de la scène, revient, s'assoit, "Alors, on en était où ?" Ne craint-il pas que le côté provocateur de son histoire n'entraîne des réactions de rejet à la sortie du film ? "Contrairement aux apparences", répond-il, "je ne m’attaque ni à l’Eglise ni aux institutions, mais à une certaine forme de hiérarchie aristocratique et religieuse pour qui l’appât du gain, du sexe et du pouvoir compte plus que les vraies valeurs d’humanité. Mon personnage de prêtre, malgré ses côtés monstrueux, garde jusqu’au bout une foi profonde et ardente. Il lutte contre la tentation et ses démons intérieurs, et il souffre terriblement. Il est profondément humain. Si l’Eglise réfléchit au-delà des apparences, elle s’apercevra que le film est beaucoup plus « catholique » qu’il n’y paraît."
Manu Gomez retourne sur le plateau pour régler les détails de la dernière scène. Nous quittons l’Académie sur la pointe des pieds. Le quartier populaire de Molenbeek s’éclaire de cent boutiques bigarrées et de discussions animées. Dehors, la nuit est déjà tombée.

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