Aguaviva de José-Luis Peñafuerte
Sur les écrans de la salle de montage du CBA, les images d’une école. La caméra montre une classe, en plan général, avec à l’avant plan les élèves de dos et face à nous l’instituteur. Raccord dans l’axe sur celui-ci, qui interroge les élèves : « Quels renseignements avez-vous sur vos parents et grands-parents ? » Une petite Argentine confie que son grand-père est issu d’Almeria et a émigré en Argentine, une autre que ses grands-parents sont galiciens et portugais. L’instituteur montre sur une carte le trajet effectué d’Amérique du sud en Espagne. Le cours fini, les enfants s’égaillent. De petits roumains rejoignent leur mère qui gère le bar du village. Le père est au travail. La mère confie : « La vie en Roumanie est chaque jour de pire en pire. On n’a pas de travail ni d’argent. L’avenir n’est fait que d’incertitude. Et puis, on a toujours l’illusion de vivre en Espagne, en Roumanie. Ne dis-t-on pas : Tu rêves de ton château en Espagne ? »
Un rêve en forme de challenge qui est loin d’être gagné mais risque de faire changer les mentalités sur l’immigration en Espagne. Imaginez, Luis Bricio, un maire de la province de Teruel confronté à l’hémorragie des habitants de son village, ayant une illumination et la concrétisant : "si on faisait venir des émigrés pour repeupler le village, pour continuer à avoir une école, des activités ?". (En 1900, Aguaviva, un village isolé de la région d’Aragon avait 1.778 habitants, en 2002 : 720.)
Un projet né sous le gouvernement Aznar, qui, comme on sait, tolérait près d’un million de sans papiers, corvéables à merci dans l’économie parallèle qu’utilise avec profit l’économie de marché. Autant de gagné sur les impôts. Autant de perdu sur la redistribution en soin de santé, scolarité, transports, etc. Un film sur cette expérience singulière a été tourné et est au montage. Nous avons vu certaines séquences montées par Michelle Hubinon et interrogé José-Luis Peñafuerte, son réalisateur, dont vous vous rappelez certainement Los Niños, son premier film consacré aux enfants de la guerre d’Espagne envoyés, temporairement, dans différents pays d’Europe et au Mexique et qui ne revirent plus leurs parents.
Buenos aires
Au départ, Luis Bricio, le maire d’Aguaviva, nous explique le réalisateur, a constaté un manque de services dans son village. Notamment au niveau de l’école. Un cercle vicieux, moins tu as de population, moins tu as de services, d’écoliers et donc il faut fermer. Il avait déjà dans les années 90 développé un projet avec des chômeurs venant de villes comme Madrid, Barcelone et Valence qui était prêts à travailler. On leur offrait un logement, un emploi dans le village. Ces familles sont très vite retournées dans les villes parce qu’une reprise économique est survenue. Sans compter qu’ils n’étaient pas prêts à travailler la terre.
En 2000, en constatant le problème de l’émigration en Espagne, il s’est dit on va unir ces deux forces dépressives. Et ensemble on va essayer de relancer le tissu économique et social du village. C’est une initiative personnelle, sans le moindre appui institutionnel ni régional, bien que le maire fasse partie du Parti Populaire d’Aznar. Comme ce n’est pas officiel le maire ne peut pas faire venir des sans-papiers parce qu’il risque de les faire expulser. Il a pensé à l’Amérique latine, dans un premier temps, parce qu’il y réside beaucoup de fils d’exilés de la guerre civile ou d’émigrés économiques de la dictature franquiste. Et, les pays ayant gardé le plus grand nombre de fils et petits-fils d’espagnols ne sont autres que l’Argentine, le Chili, le Venezuela.
Donc il a lancé un appel : village espagnol cherche habitants pour le repeupler. Personnes prêtes à partir tout de suite. Le village proposant un logement et offrant un emploi. En échange, les familles auront un contrat les obligeant à rester cinq ans dans le village, la mairie avançant l’argent pour le voyage. Cela s’est passé au moment où la crise argentine a éclaté. Donc l’appel suscita très vite un enthousiasme. Le maire a reçu 6.000 demandes de familles prêtes à partir tout de suite. Il a choisi celles qui avaient au minimum deux enfants car il ne s’agissait pas seulement de repeupler l’école mais le village en essayant d’avoir des familles prêtes à partir tout de suite et pas dans quelques mois. Il choisit ceux qui avaient la double nationalité argentino-espagnole afin de contourner le problème administratif des papiers, ainsi que les familles ayant des emplois correspondant au monde rural. Ce sont donc d’abord une dizaine de familles argentines.
Puis le hasard a fait que dans ce village un ou deux Roumains sont arrivés et qui ont entendus parler de ce projet, mais en étant venus de leur propre initiative (la deuxième communauté immigrée, en Espagne est roumaine.) Et le maire s’est rendu compte que ces familles s’intégraient très bien dans le monde rural et en même temps dans le village. Ils ont donc fait venir d’autres familles roumaines en élargissant le projet. En même temps le projet ayant été médiatisé en Amérique latine, des Uruguayens s’y sont intéressés et débarquèrent à Aguaviva. Il y a donc eu un effet boule de neige. A tel point que le village s’est vite trouvé débordé.
Teruel
Aguaviva est situé dans la province de Teruel qui est une zone semi-désertique mais qui a été longtemps une province isolée dans la région d’Aragon ayant la superficie de la Hollande. Lorsque le maire de la commune met en place ce projet, cela suscite l’intérêt d’autres villages qui sont dans la même situation de dépeuplement. L’Espagne étant l’un des pays en Europe qui souffre le plus du dépeuplement en zones rurales. Cela est dû à un des taux de natalité qui est le plus bas d’Europe.
Donc 200 villages de l’Espagne rurale se sont regroupés autour du projet et ont créés une coordination entre eux. Dès lors, ils ont fait venir d’autres familles pour peupler d’autres villages de cet Espagne rurale qui meurt à petit feu. En gros le projet est une réussite puisque actuellement il reste 150 villages qui font toujours partie du projet et qui ont pu relancer leur village par le biais de cette initiative.Le film a été construit autour de trois familles. Et, il se fait que ces trois familles sont les trois premières familles des trois plus grandes communautés étrangères vivant dans le village et qui sont venues par le biais du projet. Il y a les Argentins, les Roumains et les Uruguayens.
Chaque famille se complète assez bien. Ils sont très différents. Ils représentent une immigration pas seulement différente au niveau géographique mais aussi au niveau familial. Je suis arrivé à Aguaviva 18 mois après l’initiative du maire et je me suis retrouvé avec des familles qui venaient d’arriver. Il y a eu une période pour qu’on se connaisse. Je devais m’intégrer dans le village comme eux. J’ai pu constater leur évolution jusqu'à cette dernière année où ils se posent la question : va-t-on rester ou pas ? L’interrogation se pose à un moment où ils peuvent faire un bilan par rapport à ce qu’ils recherchaient : une stabilité au niveau de l ‘emploi. Ils sont dans une région rurale où les emplois ne sont pas très diversifiés. Les Argentins désirent rester. Ils ont déménagé une petite entreprise de câblerie d’Argentine jusqu’au village. Le problème, pour eux, est de s’agrandir. Il existe des difficultés de logement. Les Roumains ont trouvés leur place, très modestement mais avec l’idée de retourner, un jour, en Roumanie, lorsque celle-ci sera intégrée à l’Union européenne. Les Uruguayens se posent encore la question.
Voix off
Il y a des voix off parce qu’il n’y a pas que la vie extérieure, il y aussi la vie intérieure. On se base donc sur deux éléments qui tissent la construction du film. Le film s’est fait avec la collaboration des familles et du village. Arriver avec une caméra dans un village comme Aguaviva, lequel avait déjà été agressé par la médiatisation abusive des médias espagnols ou latino-américains critiquant l’expérience, n’était pas évident. Les gens nous disaient : « fichez-nous la paix ! »
Cela a donc pris du temps mais lorsqu’ils ont compris notre démarche tout est devenu plus simple. D’autant qu’étant moi-même un immigré espagnol, je comprenais bien leur sentiment et, à cause de cela, ils m’ont fait confiance. Il y avait une identification mutuelle. Je n’étais pas un espagnol vivant en Espagne. J’étais là pour montrer que malgré les difficultés de l’immigration, les choses sont possibles. La preuve en est fournie par le gouvernement actuel qui entend légaliser un million de sans-papiers d’ici le mois de juin. Il s’agit de personnes étant déjà dans le pays mais sont sans papiers, dans une insécurité totale à cause de la politique du précédent gouvernement qui ne faisait que favoriser les entrepreneurs. Carton de fin : Plus de 200 villages de l’Espagne rurale ont suivis l’initiative d’Aguaviva. Plusieurs centaines de familles immigrées ont donné vie à ces lieux oubliés. Des centaines d’autres sont sur des listes d’attente.