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Entretien avec Jose Luis Peñafuerte

Publié le 09/04/2013 par Dimitra Bouras, Lucie_Laffineur et Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Entrevue

Depuis trois ans, la cinémathèque de la Fédération Wallonie-Bruxelles édite une collection destinée aux nouvelles générations, intitulée Cinéastes d'aujourd'hui. Après un film sur Jaco Van Dormael filmé par Olivier Van Malderghem et sur Bouli Lanners par Benoît Mariage, José Luis Peñafuerte termine un film consacré à Thierry Michel. Nous l'avons rencontré pour parler du cinéma documentaire qu'explore Thierry Michel depuis quarante ans. Une œuvre abondante et protéiforme sur un passé et un présent qui ne cessent de bouger.

 

Cinergie : Tu fais un film sur Thierry Michel, vous êtes tous les deux très proches au niveau du souci de la mémoire. Thierry Michel a fait des photographies en Espagne à l'époque de Franco, tu as fait u film sur ce sujet. Est-ce que tu parles de ça dans ce documentaire ?
Jose-Luis Peñafuerte : En discutant, j'ai découvert ce que représentait l'Espagne pour lui. J'ignorais qu'il avait fait des photographies d'une grève qui avait eu lieu dans les années 70 à Barcelone. Il avait été introduit chez Motor Iberica par les syndicats qui étaient à l'époque dans la clandestinité à Barcelone. Il a dû s'enfuir suite à la mobilisation de la police franquiste contre les manifestants et toutes les personnes qui photographiaient la manifestation.
L'autre lien était Paul Meyer, qui a fait partie des brigades internationales, c'était une des choses dont Thierry avait entendu parler. Je n'ai malheureusement pas eu la chance de filmer son témoignage car il est décédé trois mois après le premier contact que j'avais eu avec lui. Lorsque, petit, Thierry s'était rendu en Espagne avec sa mère, il a vraiment été choqué en voyant ces enfants dans la rue, cette pauvreté. Il n'avait jamais vu des enfants, pieds nus, chercher à manger dans les poubelles des rues de Pampelune, profitant d'une fête abondante de la ville. Ce souvenir va le poursuivre et l'accompagner lorsqu'il réalise Gosses de Rio.
Notre point commun est de faire un cinéma d'engagement ou de dénonciation sur une histoire restée dans l'oubli. Une manière de réveiller les fantômes à travers les films, les archives, pour mieux extirper la réalité dans laquelle vit le pays.
En découvrant les amis de Thierry Michel, j'ai découvert des personnes je connaissais indirectement : des leaders syndicaux espagnols, des exilés ou des enfants d'exilés devenus de grands leaders dans la sidérurgie liégeoise, qui l'ont aidé à camper ou à construire des personnages de Hiver 60, mais aussi pour Les saisons d'acier qui témoigne de cette période critique de la culture ouvrière wallonne.

 

C. : À part l'Espagne qui vous rassemble et le fait que Thierry Michel a été ton professeur à l'IAD, pourquoi avoir voulu faire un film sur lui ?
J.-L. P.  : Je pense qu'il y a beaucoup de choses qu'on ne connaît pas de Thierry. On connaît ses films, mais qui est-il derrière eux ? C'est là que Luc Jabon, le coscénariste de l'ensemble de la collection intitulée Cinéastes d'aujourd'hui m'a aidé. Ils se connaissaient depuis longtemps. On a pu développer un aspect plus humain du personnage : ses origines, non seulement sociales, mais aussi son engagement. Il y a toujours une légende autour de chaque personnage. On a toujours cru que Thierry Michel provenait d'une famille d'anciens colons. Pas du tout ! Il vient d'une famille de classe moyenne de Charleroi dont la mère était comédienne. Ils habitaient dans une maison située en face de l'Université du Travail à Charleroi, un des lieux importants de la culture ouvrière wallonne et aussi de tous ses engagements. Les grèves de 60 étaient déjà là, pas au sein de sa famille, mais dans l'ambiance familiale, dans l'ambiance de Charleroi. Une ville qui essaye de résister dès les premières crises entre le patronat et le monde ouvrier. Il ne s'agit pas de faire le parcours de Thierry Michel de A à Z, mais de montrer l'aspect humain, l'homme. Derrière chaque œuvre, il y a avant tout un être humain, avec ses doutes, ses engagements, ses prises de position, ses besoins de rectifications, ses évolutions aussi. Dans la collection Cinéastes d'aujourd'hui, c’est le premier film consacré à un documentariste (Thierry Michel a fait des films de fiction, mais il a un vrai parcours depuis 30-40 ans de films documentaires).
Je me souviens qu'une des premières choses que Thierry nous ait dites, à Luc Jabon et moi c'est : « Je ne veux pas qu'on me mette dans un fauteuil. On ne va pas faire de la psychanalyse », bien que cela soit intéressant qu'il aille au plus loin de sa mémoire. Par exemple, Charleroi n'est pas seulement le lieu de son enfance, de ses origines, c'est un lieu qui est pour lui une référence, car ce sont ses racines. Il y tient, et il en est très fier.

 

C. : Comment as-tu structuré ton film ?
J.-L. P. : C'était compliqué parce qu'on se retrouvait avec un parcours de 40 ans et plus de 12 films, dont de la fiction qu’on devait traiter en maximum 90 minutes. Le but de était de donner à voir le parcours cinématographique d'un cinéaste aux jeunes générations tout en respectant mon regard sur Thierry Michel. En résumé, j'ai voulu en faire non seulement une leçon de cinéma, mais aussi une leçon de vie pour les jeunes générations. Ce travail de transmission d'un parcours, on ne pouvait pas le déstructurer puisque que tout avait un lien. Par exemple, si on parle de Hiver 60, on est obligé de parler de ce laboratoire qu'a été Chronique des saisons d'acier puisque c'est ce qui a permis et qui a donné naissance au projet du film de fiction. L'un et l'autre se sont nourris. Pour le travail de Thierry Michel au Congo, il y a le mobutisme, l'après Mobutu jusqu'à aujourd'hui, jusqu'au dernier film L'affaire Chebeya. Ce qui est important par rapport à cette partie congolaise, c'est de montrer l'apport de Thierry à la mémoire, à l'identité historique, politique, économique d'un pays qui essaye seulement maintenant de reconstruire sa mémoire avec beaucoup de difficultés. On le voit dans L'affaire Chebeya, nous sommes aux premières loges du procès et on découvre les difficultés de pouvoir donner justice à une injustice tellement concrète, tellement flagrante. Mobutu roi du Zaïre a permis de construire la mémoire de la période de Mobutu et de façon quand même assez magistrale, je trouve. On ne peut pas dire que Thierry Michel n'ait pas fait un travail sur la mémoire congolaise après, on peut le contester… Nous avons fait un très grand travail en amont du tournage, mais aussi pendant le montage avec Michelle Maquet, la monteuse. C'est la monteuse de mon premier film Niños qui connaît très bien le travail de Thierry Michel puisqu'elle avait monté certains de ses films.
C'est à partir de Issue de secours que Thierry va filmer l'ailleurs, va sortir du territoire wallon pour aller en Amérique latine et en Afrique. Issue de secours raconte énormément de choses de l'homme avant de raconter une réalité qui est celle d'une prison. Thierry Michel, était à une période de sa vie où il avait besoin de se retrouver lui-même.

 

C. : L'un et l'autre, vous essayez, à travers les images d'archives, de découvrir des choses que l'on n'a pas pu voir à l'époque. Vous choisissez des extraits qui montrent ce qu’on n'a pas vu parce qu'on était pris dans le mouvement de l'instantané. Vous reprenez des indices qui étaient là, mais que l'on n'a pas utilisés, pour une série de raisons, qui peuvent être politiques ou simplement par manque de temps. Mais ils sont là, il suffit de les reprendre et de les mettre au présent.
J.-L. P. : Ce travail sur les archives, on le doit à des cinéastes qui avant nous, ont travaillé sur cette thématique et qui nous ont donné de grands films. Je parle d'Alain Resnais avec Nuits et Brouillard ou Toute la mémoire du Monde, un film autour de la Bibliothèque Nationale de France, dont il extirpe et construit le récit du monde, de l'humanité. Quelle forte symbolique !
Je pense qu’on est tous les deux sensibles au passé, aux engagements, aux désillusions des engagements (peut-être comme tous les documentaristes). Bien sûr que la mémoire permet de réveiller et de donner un projecteur sur la réalité d'aujourd'hui. Ce qui s'est passé il y a quelques semaines est déjà du passé. Cette culture anglo-saxonne de la mémoire est en train d'envahir toutes les rédactions des medias. C'est peut-être la grande différence entre le journalisme et le cinéma. Les cinéastes sont des personnes qui, à travers le cinéma, le documentaire, la fiction, l'animation, réveillent et rendent contemporaines les choses du passé.

 

C. : Et vous aimez bien utiliser les documents. Vous avez tous les deux une passion pour les archives.
J.-L. P. : Peut-être. En tout cas, il me semble intéressant d'aller extirper des choses qui sont tombées dans l'oubli et qui sont de l'ordre de l'incompréhensible, de l'injustice et de remettre un récit autour de ces histoires qui sont restées dans des bobines fermées à tout jamais. Pour réaliser mon film, Les Chemins de la mémoire, j'ai eu l'occasion et la chance de découvrir Les Deux mémoires de Jorge Semprun. J'ai vu ce film à la Cinémathèque de Paris, c'est l'unique copie qui reste. Les autres copies ont toutes disparu, ont été brûlées ou détruites. Ce film raconte tout ce que je recherchais à propos de la Guerre d'Espagne.
La préservation des documents, des archives et de la mémoire nous permet ce genre d'émotions et d'enrichissement personnel. C'est pour cela que je défends les cinémathèques. Bien sûr qu'il y a un coût, mais c'est une telle richesse pour le patrimoine d'un pays, pour sa culture, son identité et son avenir, tout comme les bibliothèques.

 

C. : Tu as le projet d'adapter Le Grand Voyage, le premier roman de Jorge Semprun.
J.-L. P. : En terminant Les Chemins de la mémoire, j'avais envie d'aborder une fiction. Le Grand Voyage est le premier roman de Jorge Semprun. Il raconte son voyage qui a duré 5 jours et 4 nuits vers le camp de concentration de Buchenwald. Il était entassé parmi d'autres dans un wagon à bestiaux et raconte ce voyage. Ils ne savaient pas où ils allaient. Le livre raconte la déshumanisation qu'il vit, mais aussi la mémoire qui se réveille pendant qu'il est accroché à la seule fenêtre du wagon. Ce récit m'a touché quand je l'ai lu il y a une dizaine d'années. Je ne savais pas si un jour j'allais pouvoir l'aborder.... Ce n'est pas un film sur la Shoah, ni sur les camps de concentration, c'est un film qui va au-delà, sur la résistance humaine, sur comment on arrive à nuancer notre discours. Ce livre est un des premiers livres racontant, avec Primo Levi et Robert Anselme, la situation inhumaine des camps. Aujourd'hui plus que jamais, vu la situation, même si les époques ont changé, on se retrouve dans ce débat. C'est une manière de ne pas oublier ce qui s'est passé et surtout, de montrer comment l'homme opère, de façon intellectuelle et physique, pour résister à l'oppression. Et puis, je trouve qu'il est important de réveiller la mémoire de ce grand homme qu'a été Jorge Semprun et qui nous a quitté, il y a maintenant un an et demi.
En plus, le récit du livre Le Grand Voyage, est très cinématographique. Une centaine de personnes sont entassées dans un wagon, et lui est accroché à une fenêtre. Il entend des conversations, des bruits, il devine parce qu'il ne peut pas tout voir. Il se remémore ce qui s'est passé un mois auparavant quand il s'est fait prendre dans le maquis avec son compagnon, celui qui l'accompagne également dans la torture par les Allemands. C'est un récit d'une énorme force, qui passe sans cesse du présent au passé et au futur, au moment de la libération des camps, deux ans plus tard. On ne voit jamais ces deux années, on voit l'avant et l'après. Tout est suggéré. C'est le récit de la transformation de l'homme.

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