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Bunker Paradise de Stefan Liberski

Publié le 01/10/2005 par Anne Feuillère / Catégorie: Critique

Dans la nuit du tombeau

Bunker Paradise de Stefan Liberski sort en octobre et fait événement. Le film aborde de plein fouet l’idéal social de notre temps; la jouissance à tout prix des objets à consommer, le plaisir de leur accumulation, la répétition plutôt que la différence. Avoir plutôt qu’être, pour paraphraser un psychanalyste célèbre, est le "must" d'une génération "fashion", nourrie au capitalisme et qui ne possède que ce qui est à vendre. Anne Feuillère vous présente le film. Nous avons, par ailleurs, interrogé Stefan Liberski sur le premier long métrage qu’il vient de réaliser. Ce n’est son premier film, plusieurs DVD dont nous vous parlons reprennent les courts et micros films qu’il a réalisés auparavant. Enfin, nous vous présentons Le Parfum de la dame en noir de Bruno Podalydès, un film dans lequel vous pourrez retrouver Olivier Gourmet.

Bunker Paradise de Stefan Liberski

 

Sur les rythmes d'une musique comme un long et laconique battement de cœur, le Bunker est plongé dans une longue nuit qui n'en finit pas, une fête morne et enténébrée qui doit durer plusieurs jours sans jamais s'arrêter. La lumière de l'extérieur, blanche et vitreuse, vient de temps à autre transpercer les rideaux ou éblouir ceux qui s'aventurent dehors, hébétés et blafards, vampires sur le point de se dissoudre dans un jour trop cru. Dans ce lieu entre ville et forêt, à la limite du rêve, un beau jeune homme (Vincent Vincentelli) qui étudie la comédie mais vit des revenus de son taxi, vient se perdre, par un hasard assez sombre. Là, ce Roméo tombe amoureux d'une Juliette (Audrey Marnay) au sourire un peu cruel, la fiancée du propriétaire des lieux (Jean-Paul Rouve, tel qu'on ne l'avait jamais vu – possédé et superbe), châtelain qui orchestre un divertissement stérile et dépressif dans un espace atemporel, où tous flottent, filmés par une steadycam lascive. Flanqué de son fidèle bouffon (Bouli Lanners, pathétique et magnifique) dont il se rit, John Deveau régente ces jeunes nantis désabusés et ennuyés qu'il fascine parce qu'il ne craint rien ni personne et peut tout dire, qu'il soumet au moindre de ses désirs et terrorise par ses éclats. Ce beau Mimmo (qu'il nomme Momo), fasciné à son tour, sera lui aussi aspiré par ce Prince des ténèbres.

 

Jusqu'au retournement final, une magnifique partie de chasse enneigée. Si Stefan Liberski filme l'idéal de notre société moderne, une richesse qui ne sait plus quoi acheter, et l'autre de cette classe sociale emportée par ses aspirations (l'impossibilité d'arriver à compter ses piscines), Bunker Paradise n'est pas la description minutieuse d'une lutte des classes, mais plutôt un conte, atemporel et onirique, une fable, une parabole. Ce châtelain et son bouffon, ce Roméo et cette Juliette filmée à son balcon, donnent au film son arrière texte shakespearien. Alice vaguement innocente, Mimmo est passé de l'autre côté du miroir, dans le pays merveilleux et cruel des enfants gâtés. John Deveau est une figure romantique et sombre à la Nerval, le "Desdichiado" (littéralement "le déshérité"), qui parle et gesticule sur une scène où il rejoue encore et encore sa propre chute.

 

Derrière Deveau, tranchant comme l'acier, un père, qui a acheté le silence et la disparition de son fils, réinvente dans la nuit des morts vivants le mythe moderne de Dracula. En contrepoint lumineux à cette traversée de la nuit, les déambulations d'un enfant au Japon trouent le récit à intervalles réguliers et résonnent comme une ancienne ballade de troubadour. Deux musiques alternent et se font écho, répétitives et envoûtantes, l'une scandée et sourde, l'autre mélodieuse et claire.

 

Et comme un rêve tisse un réseau de signifiants serrés qui rebondissent et se répondent, le film se construit autour de motifs narratifs qui vont et viennent tout au long du film, à la manière d'allitérations poétiques et de retour à la rime. Ce Japon, qui revient sur un dessin dans le Bunker, dans les désirs de Laetitia, dans un dîner en ville, remonte dans le récit déposer sa signification obscure comme un élément diurne dans un rêve. Entre Mimmo et sa mère, entre John et son père, entre Mimmo et John, les face-à-face se rejouent, indéfiniment, chacun différant légèrement du précédent, accumulant une tension en crescendo. Les scènes se déplient autour d'une ligne invisible, Laetitia chez Mimmo, Mimmo chez Laetitia. La chute de Mimmo à l'eau, tentative dérisoire d'évasion, préfigure son propre basculement, et une évasion plus réussie celle-là, quand au sabre japonais enterré, répondra le fusil de chasse dégainé.

 

Les parcours avancent par répétitions inquiétantes et résonances, évoluant juste assez pour que la fiction se développe dans les allers-retours entre la ville et le Bunker, entre l'ange et le démon, l'ici de notre monde et le là-bas du Japon. Univers toujours entre chien et loup, fait de décors perdus dans des lieux limites, de scènes recommencées ou d'ellipses temporelles, de fondus au noir qui les décrochent, Bunker Paradise, en état d'apesanteur, superpose à la manière du rêve les différentes couches de symboles (lectures psychanalytiques et politiques, tragédie et conte, mythe littéraire et biblique) et tresse ses rimes visuelles et sonores dans les strophes d'un rondeau mélancolique et crépusculaire. “La vie est ce qui résiste plus ou moins longtemps à la mort” , dit Deveau. Peut-être est-ce aussi ce qui résiste plus ou moins longtemps au rêve. Ce dernier regard à la caméra de Mimmo semble faire écho à la dernière phrase d'Albertine dans La nouvelle rêvée d'Arthur Schnitzler : “A présent nous sommes sans doute éveillés pour longtemps”. C'est du moins ce qu'il faut espérer.

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