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Entrevue avec Stefan Liberski à propos de Bunker Paradise

Publié le 01/10/2005 par Anne Feuillère et Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Entrevue

Cinergie : Qu'est-ce qui t'a donné envie de faire du cinéma ? Ton expérience passée à Cinecittà dans le cinéma italien ou bien, au contraire, ton travail à la télévision et à Canal +?
Stefan Liberski : Ce désir de cinéma, je l’ai depuis très longtemps. Et la question que tu me poses, je me la pose à moi-même sans pouvoir vraiment y répondre. Pourquoi n'ai-je pas mis toute mon énergie à faire du cinéma après l’expérience italienne dont tu parles? Et même sans elle, pourquoi n’ai-je pas répondu plus tôt à ce désir? Je ne sais pas. Il y a sûrement plusieurs raisons. Il y en a une au moins que je crois reconnaître : curieusement, un moment, le cinéma m'a déçu. J’ai beaucoup lu Serge Daney, cet extraordinaire écrivain de cinéma. Comme tu sais, Serge Daney était malade du sida, et il est mort en 92.Il a énormément écrit sur "la fin du cinéma", qu'il confondait avec sa fin propre. Eh bien je crois que cela m'a touché. Je vivais, d'une certaine manière avec lui, la mort d'un certain cinéma, oui. D’un cinéma qu’on peut en très gros situer entre Renoir, Rossellini d’un côté et puis de l’autre Besson, qui achève un déclin commencé avant lui, bien sûr, mais qui inaugure les grandes cérémonies audiovisuelles de masse, au début des années 90.

 

Bon. Quant à dire que c'est cela qui a décidé de ce que j'ai fait … Tu sais, j'ai l'impression d'avoir très peu décidé de choses dans ma vie, une ou deux fois peut-être, et que ce sont plutôt les événements - ou l'inconscient, ce qui revient au même - qui décident beaucoup plus que moi. J'ai fait beaucoup de télévision, ce qui m'a apporté des satisfactions indéniables. Il y avait là, dans ce que j’ai fait du moins, une très grande liberté, et le public n'était jamais très loin, c’était très stimulant. De plus la forme courte me plaît beaucoup. Mais quand même, dès que j'ai pu, j'ai commencé à faire des choses un peu plus longues même si le fond, je crois, restait le même. Un format plus long permet d'utiliser d'autres couleurs, des couleurs plus sombres. La forme sketch ne convient pas très bien au noir. Il faut le temps d’ installer un climat pour convaincre avec des couleurs sombres. Alors comment est revenu ce désir de cinéma en moi ? Je crois que c'est ce désir de pouvoir utiliser d'autres couleurs, et d'avoir fait “le deuil de la mort du cinéma” (c’est bizarre à dire), même si je continue à croire qu'un certain cinéma est bel et bien mort, dans le sens où une certaine urgence de cinéma a disparu, en tous cas de la part du grand public. Et puis enfin, le cinéma (que j’aime) reste une forme où l’on peut approfondir des personnages, construire un monde. Je l'ai fait dans mes romans, mais j'avais envie de le faire en images. Voilà. Je suis revenu à cette dimension que j'avais un peu enterrée en moi. Mais j'ai toujours du mal à parler de ça, et je préfère comme je t’ai dit que l'inconscient fasse son boulot. Ce que je te dis maintenant est certainement vrai par endroit mais, à d’autres, je sens déjà que la fiction prend le relai. C’est toujours le cas quand on essaie de rationaliser quelque chose qui nous échappe. J'aurais du dire ça au début. Mais le début vient à la fin (rires).

 

Cinergie : Ton film parle de la mort d'un idéal, il me semble, au sens où les générations qui viennent se voient confisquer la possibilité de construire un autre idéal par les générations précédentes ? Le Bunker est pris et assiégé, en quelque sorte, non ?
S. L. : Encore une fois, je crois que les choses qu'on choisit de raconter s’imposent d’abord par elles-mêmes. C’est toujours après-coup qu’on leur donne des justifications. Cela dit, oui, c'est évident, le thème de la transmission m'intéresse (m’inquiète) beaucoup. D'abord, je suis père, et donc je fais face à cette question : " Que transmettons-nous à nos enfants dans un monde où l'unique injonction est de jouir à tout moment et sans fin des objets, y compris des gens considérés comme des objets, y compris de soi-même considéré comme un objet ?" Dans le film, le père ne transmet rien à son fils sinon du fric. Ce fric qui lui permet de ne renoncer à rien et de garder la place, toute la place. Mais il n’y a pas que les riches qui veulent ça. Tout le monde veut ça. C’est l'homo imperatord'aujourd'hui dans toute sa splendeur : tout, tout de suite, tout le temps, rien d'autre que soi jouissant. Ce père dans le film (Henri Deveau) en vient même, lui, à barrer l'existence à son fils. Il est emblématique, il est un symptôme de l’époque, mais en même temps, je veux bien croire que des personnages comme lui existent vraiment.

 

Cinergie : Cette injonction paternelle, dans le film, est tout à fait terrifiante. Dire à son fils "J'aurais voulu que tu n'existes pas" est un véritable crime, non ?
S. L. : Quand on dit cela à son fils, c’est qu’on ne lui a pas permis de naître, en effet. Et, John Deveau est d’une certaine manière quelqu'un qui n'est pas né. Il est construit sur du néant, un néant dont il serait une sorte de Prince. Car il est d’une intelligence diabolique. Et s’il est attirant, c’est que le vide est toujours fascinant. Le nihiliste exerce toujours une séduction fatale sur son entourage. John Deveau ne fait rien, sinon parler. Il est totalement écrasé, mais il parle. En réalité, il porte un regard extrêmement lucide sur son propre milieu. C’est cette lucidité, cette étrange et ultime forme de liberté, qui lui donne au fond sa dimension tragique. C'est "Antigone au tombeau" ! (rires). Lui n'a jamais accédé à la vie, il n'est jamais sorti de son bunker. Quand il monte quelque scénario pervers (avec des acolytes) c’est pour tenter d’avoir accès à un ressentir quelconque. Ou pour vérifier qu’il ne ressent rien. (J’allais dire « hélas ! », mais c’est justement ce à quoi il n’a pas accès : cet « hélas ! »). Au-delà de ça, je crois que cette injonction de l’époque à jouir tout le temps, cette promotion faite à l'avoir contre l'être, mène forcement à la perversion.

 

De la conjugalité déliquescente à la délocalisation des entreprises, je vois, moi, toujours la même chose à l'œuvre : une manière perverse de considérer l'autre humain comme un objet qu’on peut jeter une fois qu’il est usagé. Oui, cela interroge l'idéal qu'on nous met tout le temps sous le nez, et la seule valeur qui existe, celle de l'argent, la seule « idée » sur laquelle marche notre système. Tous les matins, on interroge le moral des ménages. Il paraît qu’il est super bon quand leurs caddies débordent aux caisses des supermarchés. Point à la ligne. Tout se base sur cette seule et pauvre idée. Toute autre valeur est renvoyée à une sorte de kitsch décoratif et consolatoire. Y compris “l’Autre”, terme tellement usagé, galvaudé, qu’on ne peut plus l’utiliser sans rire. On en parle tellement, de l’Autre, qu’il n’est plus qu’une forme d'incantation (qui fonde la plupart des “films de festival”, soit dit en passant). Mais bon, sur l'égoïsme délirant d'aujourd'hui, je crois qu'il n'y a pas photo, même si j'ai essayé d'en faire un film (rires).

 

Cinergie : Le nom de Deveau, est-ce une allusion à Fellini que tu adores et à ses Vitelloni (" petit veau" en italien) ?
S. L. : Absolument! Et à d'autres choses bien sûr, que tu devineras aisément. Mais oui, c'est un clin d'œil. Ceci dit, les gros veaux d'aujourd'hui ne sont plus les mêmes. Ils sont bien moins sympathiques.

 

Cinergie : Tu as désaturé les couleurs, tu nous as plongé dans une nuit sans fin, cette nuit des fêtards. Mais à chaque fois qu'ils sont dans la lumière, l'image, légèrement surexposée, donne le sentiment qu'ils sont éblouis.
S. L. :J'aimais que dans ce bunker, où les gens sont enfermés dans leur insensibilité, dominent les couleurs froides. C'est un film sur le sentiment d'irréalité, sur l'enfermement de chacun dans son égoïsme et dans sa volonté de jouir, mais déjà dans l'impasse que cela représente. J'ai choisi de décrire un milieu qui théoriquement incarne l'idéal de notre époque. Mais pas de la manière dont on laisse en général la publicité ou les feuilletons chatoyants s'en occuper. C'est très curieux, au fond, qu'on ne s'y intéresse pas davantage, parce que je trouve qu’il en dit long sur notre monde, ce milieu. Quand on veut parle du “réel”, on met toujours le curseur vers “pauvre”, “exclu”, “laissé-pour-compte”, etc. Je lisais récemment dans le livre de Luc Dardenne "Au dos de nos images", cette phrase "ne pas craindre d'aller vers le sordide". Ils ont raison, les frères. Mais il me semble que le sordide n'est pas qu'à Seraing, qu'on peut le trouver aussi sur les hauteurs de Rhode-Saint-Genèse.

 

Cinergie : Est-ce que Mimo, qui s'intègre à cette bande, subit une sorte de rite de passage ?
S. L. : Je crois que Mimo est comme tout le monde. Il est pressé de jouir des biens du monde. Comme il vient d'un milieu modeste, c’est pour lui plus difficile. Seulement il est beau, et donc un raccourci s'offre à lui : la célébrité. Hélas, il n'est plus tout à fait assez jeune, il est à l’âge où il va « dépasser la date limite de péremption » (toujours la même crudité, la même perversion). En tout cas, au moment où il rencontre la bande, Mimo s'imagine avoir quelque chose à faire avec ces gens là. Pour le récit, il fait office de révélateur. Il est notre guide, un Candide (pas tout à fait naïf), et celui qui nous emmène dans cet univers. Tout à la fin, il pose un acte humain. Peut-être se voit-il enfin. J'imagine que c'est une épreuve qu'il a passée. C'est comme ça que j'imagine le dernier plan... Oui, j’ai fait un film sombre. Politiquement peu correct, sans doute, puisque je remarque qu'aujourd'hui il n'est pas trop bien porté d'être pessimiste. Quand on fait un film “noir”, aujourd’hui, il faut qu’il y ait les guillemets, que ce soit au second degré. On peut alors filmer toutes les jambes, les bras, les têtes tronçonnés qu’on veut, on peut faire gicler le sang de partout. Là, ça va. “C’est pour rire”. Tout comme sont faits “pour rire” tous les films de genre, hyper codés et totalement inoffensifs. Sinon, il faut au moins qu’il y ait “une rédemption”, cette tarte à la crème du cinéma néo-chrétien. Il faut qu’il y ait une “seconde chance”, thème ultra récurrent aujourd’hui. Moi, j'assume le fait d'avoir fait un film pessimiste, même si je laisse la possibilité au dernier plan d’être lu comme “quelque chose qui recommence”.

 

Cinergie : Toute la partie sur le Japon est cependant le contrepoint lumineux de cette noirceur ?
S. L. : Oui, mais justement, sur le Japon, je voulais laisser ouverte la porte du sens, ne pas boucler les choses sur une seule signification. La fin est très ouverte. Mais tu as raison. Par le Japon, le film jette en quelque sorte des grappins vers un ailleurs idéal, qui échapperait à cette fatalité mondiale, un ailleurs « intouché », une autre culture, avec d'autres valeurs. Un rêve, quoi. Ce que j'ai d'ailleurs moi-même rencontré au Japon, c’est une couche encore perceptible de valeurs qui commencent à nous échapper, qu'on ne comprend déjà plus. Jusqu’il y a peu, paradoxalement, je trouvais encore cela parfois à Venise. Aujourd’hui c’est terminé. Mais il y avait là comme une trace de passé encore radioactif, qui nous faisait entrevoir comment les choses (l’urbanisme, dans ce cas, avec ses conséquences de parfums, de couleurs, etc) aurait pu se dérouler tout autrement . Disons qu’il y avait encore à Venise la “Via” qu’on n’a pas prise, comme un vieux “quartier témoin” abandonné. Eh bien au Japon, il y a encore en filigrane quelque chose de cet ordre-là. On peut aimer à la folie cette forme d'étrangeté, encore suffisamment prégnante pour faire un véritable effet, et qui n'est pas encore passée sous la cloche du tourisme.

 

Cinergie : Est-ce que cela n'est pas le propre de l'Asie d'arriver à concilier modernité et tradition ? Deux choses pouvant coexister en même temps ?
S. L. :C'est possible, mais je ne connais pas bien l'Asie. C'est en tous cas ce que j'ai ressenti au Japon. On y perçoit encore d’autres strates sous l’irréalité technologique uniforme et mondialisante. Malheureusement, on se dit sans cesse que les mécanismes économiques enclenchés sont irréversibles et que ce passé vivant (non touristique) finira par s’effacer. C’est terrible au fond, et c’est pourquoi je crois que les gens veulent s’étourdir sous le divertissement et se noyer dans la fête. Enfin… Pour l’espoir, faisons confiance à la panne!

 

Cinergie : Il y a quelque chose de très shakespearien, qui crée cet aspect de conte, de fable, avec ce châtelain et son bouffon, ce Roméo et cette Juliette, et ce quelque chose de pourri au Royaume du Danemark ?
S. L. : Et il y a l'endroit aussi ! La maison ! Quand ils sont perchés sur le balcon du bunker, on les croirait sur leur donjon, non ? Oui, cet aspect fabuleux est tout à fait présent et je crois que la partie au Japon le souligne, qui a clairement l'aspect d'un petit conte philosophique. Pour revenir là-dessus, il n'y a pas de véritable récit dans le Japon, mais plutôt un trajet. Celui de ce petit garçon qui ne fait que marcher vers la fin du film. Et puis, encore une fois, j'aime laisser les questions en forme de question, c’est-à-dire dans leur force de suspension du sens. Une question est belle pour ce petit moment de silence qu’elle impose, cet arrêt juste avant lequel on se rue à répondre (en général avec un cliché). Sans vouloir me comparer à lui bien entendu, j'aime beaucoup les films de Lynch. Eh bien, à chaque fois que je vois Mullohand Drive, par exemple, il me semble que je comprends le film autrement. « Ne pas tout comprendre », cela fait marcher notre pompe à faire du sens. Le tout est de ne pas lâcher le spectateur. Il faut qu’il sente que cela veut dire quelque chose pour lui, et laisser l'image flotter sur le sens.

 

C. : Et as-tu pensé à La Règle du Jeu de Renoir ?
S. L. :Comment ne pas y penser ? Ah, Renoir ! … Tu sais que j'ai failli appeler le film La Règle du Jeu? Si, si!  De manière qu'on puisse dire : “ La Règle du Jeu? Attends, oui mais de qui, de Renoir ou de Liberski ?" (rires) Le plus terrible, sans doute, c’est que 80% des gens se seraient simplement dit : "Mmouais. Pas terrible comme titre !" (rires)

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