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Captures d’écran, quand le cinéma affronte les flux numériques - Yellow Now

Publié le 08/06/2022 par Anne Feuillère et Harald Duplouis / Catégorie: Entrevue

Interview de Nicolas Bras et Frédéric-Pierre Saget, dans le cadre de la programmation "Screenshot" au Nova jusqu’au 26 juin

 

Dans les angles morts

 

Début mai, le cinéma Nova lançait, pendant deux mois, l’une de ces programmations dont il a le secret. Foisonnant, riche et varié, ce programme, intitulé « Screenshot » se penche sur les films réalisés à partir d’images capturées sur Internet (ou qui peuvent passer pour telles). Ces films,  tissés d’images prises sur la toile, existent depuis plus de 15 ans maintenant, et ce n’est pas en salle qu’on les découvre le plus souvent, mais plutôt en festival, dans des galeries ou directement sur le web. À l’origine de ce programme, ils sont trois à avoir travaillé pendant trois ans : Nicolas Bras, Frédéric-Pierre Saget et Pauline Bejarano Dewulf. Avec la collaboration de cette dernière, les deux premiers se sont lancés dans l’aventure d’un livre dont la publication chez Yellow Now accompagne ce vaste panorama de productions en tous genres. Un outil pédagogique, tissé d'articles, de tables rondes, d'interviews, agrémenté d'une filmographie avec de nombreux liens, d'un glossaire, etc. Passeurs d’images, portés par une grande soif de découvertes et un tout aussi grand désir de mise en partage, Nicolas Bras et Frédéric-Pierre Saget défrichent cette forme cinématographique qui n’en est qu’à ses débuts…

Cinergie : Comment vous est venue l’envie de construire cette programmation ?

Frédéric-Pierre Saget : Quand  nous avons terminé notre programmation sur les jeux vidéo il y a trois ans, nous avons eu envie de continuer ensemble à explorer les images numériques. Ou plutôt, ce que le cinéma fait des images numériques. Et Nicolas, tu revenais de Rotterdam... 

Nicolas Bras : Oui et j’avais isolé deux films, Going South de Dominic Gagnon et Present.Perfect. de Shengze Zhu, tous les deux entièrement faits d’images prises sur Internet. C’était un procédé qui m’interpellait beaucoup jusque-là mais Present.Perfect. était le premier film que je découvrais où se créait une réelle empathie avec les personnes qui se filment, et non de la distance. Pour la première fois avec ce type d’images, en l’occurrence des streamings live dont la réalisatrice a tiré des portraits croisés, je me sentais lié aux personnes sur l’écran. Je suis revenu de Rotterdam en me disant qu’il y avait là quelque chose à explorer. On savait qu'il y avait de la matière mais c'était une sorte de confirmation. À partir de là, on s'est dit : "On y va."

F-P.S. : En tous cas, nous nous sommes rendu compte que nous en avions vu beaucoup tous les deux à des endroits différents. Il était temps d’aller en chercher d’autres. On en a trouvés, on avait de quoi faire une programmation et c’est là qu’est arrivé le livre. 

N.B. : En creusant des filmographies, comme celle de Dominic Gagnon dont on s’est rendu compte que son premier film fait uniquement d'images en ligne datait de 2008, en posant des questions aux distributeurs, aux producteurs, aux réalisateurs, on a repéré que cela faisait près de vingt ans que du cinéma se aussi faisait de cette manière-là. Et surtout à partir de 2010 où l’Internet du partage vidéo se développe, que des réalisateurs et réalisatrices s'y intéressent et que cette pratique se répand.

F-P.S. : À partir de cette époque, de nombreuses pratiques se démocratisent. Le fantasme d'appels vidéos de Thomas est amoureux a commencé à devenir une réalité en 2010. Avec le confinement, c'est désormais le quotidien. Quand Dariusz Kowalski a fait Elements en 2005, il y avait peu de caméras de surveillance sur Internet. Aujourd'hui, on tape « opencctv » et on en trouve partout. Ce qui était compliqué à trouver et à faire il y a 15 ans est devenu totalement accessible.

N.B. : De la même manière, c'est à partir de 2010, que le monde se numérise. Google Street view était un grand fantasme qui, d’un seul coup, est accessible et dont les vidéastes, les cinéastes ou les artistes s'emparent. Beaucoup de créateurs et créatrices se positionnent dans le champ de l'art contemporain, d’autres dans le cinéma. Et certains sont vraiment à la frontière, entre festival et expositions. 

 

C. : À quel moment vous vient l'envie de faire un livre ? 

F-P.S. : Au départ, nous pensions lancer cette programmation en janvier et je ne sais plus pourquoi mais on se rend compte que ce ne sera pas possible. On a du temps devant nous, on se met à chercher encore plus de films. On regarde dans des bouquins, on trouve un peu dans des revues universitaires où quelques films sont cités, etc. Mais on se rend compte qu’il n’y a pas de filmographie. On réalise que cette liste de films, nous sommes en train de la faire. On trouvait un peu dommage que de tout ce travail, il ne reste que le programme, qui ne pouvait pas non plus être totalement exhaustif, ou un tableur dans les archives du Nova qu'on finirait par oublier, alors même qu'on était en train de défricher tout ce champ. Il n'y avait pas de livre grand public sur ces films de "captures d'écran", comme on l’a appelé, tout ce cinéma fait avec des images d'Internet au sens large. 

N.B. : Pour préciser, on a évacué de ce champ les films faits à partir d'images d'archives où les images sont préexistantes à Internet. Le stock d'archives sur Internet est gigantesque ! Alors on a gardé les films fabriqués à partir d’images qui datent de l'ère Internet, celles qui se partagent entre internautes.

F-P.S. : Quand on a identifié tout cela, on a essayé de trouver notre support, histoire de le partager et c’est à ce moment-là que nous rencontrons les éditeurs belges de cinéma, Yellow Now, qui fêtaient leur cinquante ans au Nova. Quand on leur en a parlé, ils nous ont dit "C'est très bien, on n'y connaît rien, allons-y." On s'est lancé et on a fait appel à des gens qui étaient plus compétents que nous sur le sujet, ou qui y travaillent depuis plus longtemps, ne serait-ce que pour discuter. 

N.B. : Une partie des programmations au Nova sont des défrichages. Elles explorent des champs du cinéma vraiment méconnus, ou qui n'ont pas été pensé de cette manière-là. Je pense à une programmation comme celle autour de la censure en 2014, toute une recherche passionnante sur la censure au cinéma et sur la manière dont le cinéma occidental impose des formes de censure. De toute cette réflexion qui a été un vrai travail de fond, il ne reste qu'un programme. En discutant avec Laurent Tenzer, le programmateur principal de ce cycle,  il a dû laisser de côté beaucoup de films dont il aurait pu parler ailleurs. Lorsqu’on programme, on doit faire des choix, on coupe dans le stock, on ne peut pas tout montrer, pour des raisons de temps, des raisons pécuniaires ou matérielles quand on ne trouve pas la copie par exemple... Et malheureusement, tout ce travail finit par se perdre. En tant que programmateur au Nova, j'avais envie de pousser la dynamique de programmation un peu plus loin. C'est un ressenti personnel, mais je suis parfois frustré quand je passe des mois à réfléchir à plein de choses et que je sors d'une programmation en me disant « Eh bien voilà, elle est terminée, éteinte ». Même si au Nova, ce n'est jamais tout à fait éteint, il reste les archives sur Internet, sur papier, tout un travail qui laisse sa trace mais c'est minime par rapport à tout ce qu'on a brassé ou eu envie d’apporter. J'avais conscience que rien d'autre de significatif n'avait été fait à ce sujet, même dans le monde anglo-saxons (il y a peut-être un peu plus, mais on n'a pas trouvé) et envie de conclure ce travail de recherche de programmation par une publication.

F-P.S. : Non seulement on n’avait rien trouvé, mais personne ne l'abordait non plus comme nous. Dans le champ universitaire, où il y a cette volonté de se spécialiser dans des domaines très pointus, le sujet était abordé de manière un peu séparée : il y a ceux qui travaillent sur le cinéma de fiction, d’autres sur le found footage, d’autres sur le cinéma de vidéosurveillance, etc. On trouvait dommage de ne pas rassembler tous ces films qui ont tous la même raison d'être : qu'est-ce qu'on fait avec les images numériques qui nous envahissent ? Faire cette programmation et cette publication avaient aussi ce sens : tous ces films n'ont pas tout à fait les mêmes formes, certes, ou la même matière mais ils répondent à la même question, encore plus présente depuis le confinement.

N.B. : Oui, qu'est-ce qu'on fait avec ces images qui nous inondent en permanence ? Elles sont partout, tout le temps. Ce qui nous plaisait aussi, c'était l'aspect totalement démocratique de ces films : tout un chacun, pourvu qu'il ait une connexion à internet, peut avoir accès à ces images et réaliser un film. Tout est complètement accessible avec peu de matériel.

 

C. : N’importe qui peut désormais faire du cinéma en allant chercher là sa matière ?

N.B. : On peut faire du cinéma avec un smartphone aussi sans aller chercher ces images sur Internet. Mais c'est l'une des modalités et elle n'a pas encore été tout à fait explorée comme telle. 

F-P.S. : Les outils se sont démocratisés, oui, mais ça n'empêche que tenir un film de A à Z avec un bon appareil photo ou un bon smartphone, c'est déjà un budget. Il faut du son, il faut un petit micro, rajouter quelques lumières. Les gens qui s'équipent pour faire des vidéos sur tik tok, ont, par exemple, des rings lights, il faut un logiciel de montage... Ce n'est pas non plus rien du tout. Là, vraiment, c'est particulier : ça ne coûte pas un balle à part un ordinateur et un logiciel de montage piraté - donc pas cher... C'est le minimum. Cette dimension de l'argent, de ce cinéma de pauvre est vraie dans le sens où plein de gens expliquent ainsi leur début. Même il y a vingt ans, quand il fait Thomas est amoureux, Pierre-Paul Renders explique qu'il a voulu faire un film qui ne lui coûterait pas cher. Eugene Kotlyarenko, dont on diffuse le film Spree, quand il se lance dans ce type de cinéma, c'est pour cette raison aussi. Son film ne lui coûte pas un rond par rapport à un vrai film de fiction. Et ça n'est pas un hasard si beaucoup de films d'étudiants se font de cette manière.

 

C. : Comment avez-vous conçu le livre et choisi les intervenants ? 

F-P.S. : On a repéré des gens dont on connaissait le travail. Par exemple, on s'est rendu compte qu'on n'abordait pas les films construits à partir d’images de caméra de surveillance et nous avons donc demandé à Meera Perampalam sa contribution. Nous avons aussi fait un appel. La revue documentaire avait publié un numéro sur les nouveaux médias, qui moi m'avait permis d'avoir des bases. Alice Lenay, qui avait codirigé ce numéro, a fait circuler dans son réseau notre appel et certains nous ont fait signe. Stéphane Bex avait publié chez Rouge Profond un livre sur les films d’horreur dit de "found footage" (même si le terme ne recouvre pas la même chose que dans la champ du cinéma expérimental) et il abordait dans un chapitre l'horreur technologique. On lui a proposé de continuer la réflexion qu’il avait amorcée là. Et nous avons voulu, dès le départ, que le livre soit un outil, avec cette filmographie. Je crois même que c'est pour ça qu'on a voulu faire un livre, pour que cette liste ne se perde pas encore une fois sur un pad ou un tableur excel. Guy et Andrée, les éditeurs, nous ont beaucoup aidé puisqu'ils n'y connaissaient rien. Lorsqu'ils ont commencé à lire, ils avaient besoin d'un glossaire pour expliquer les termes anglophones utilisés, qui désignent parfois aussi des pratiques d'Internet. Et comme le but du livre était de s'adresser à tout le monde – et pas qu’à des chercheurs qui sont déjà au courant -, tout cela s'est fait assez simplement. Nous l'avons conçu comme un espace de découverte pour les cinéphiles et un outil pour la recherche. 

N.B. : Tu peux peut-être aussi dire quelques mots sur la manière dont le livre a été articulé car c'est toi, le grand architecte du livre.

F-P.S. : Le chapitrage a été un défi. Mais donner une cohérence à un livre collectif est toujours difficile. Les styles changent d'un auteur à l'autre, les formes varient aussi entre articles, tables rondes, etc. On avait deux tables rondes et une rencontre qui sont plus légères à lire que nous voulions répartir dans le livre pour qu'elles permettent des respirations. Une seconde partie était pensée à partir des trois grandes catégories d'images utilisées pour réaliser ces films : les images de found footage, les images de caméras de surveillance - y compris Google Street View - et les images mises en scène - les films où tout se passe sur un écran d'ordinateur, ou avec de fausses vidéos Internet... Et puis, on savait qu'on voulait parler de cinéma démocratique parce que ces images sont faites par n'importe qui et que n'importe qui peut s'en emparer pour réaliser un film. Ces films font exister des gens qui sont invisibles, qui n'ont plus la parole. Quand Dominic Gagnon fait R.I.P in America en 2008 sur les preppers, cette Amérique profonde, personne ne voyait ces gens-là, on les avait oubliés dans le fin fond de leur campagne. Alors, quand Donald Trump est élu en 2016, pour Dominic ça n’était pas une surprise. À ceux qui s’étonnaient, il répondait : « Ces gens sont là mais on ne les écoute pas. On ne les voit pas mais ils existent. »

N.B. : En dehors de la salle de cinéma, qui prend le public en otage, pour reprendre l'expression de Dominic, personne ne va regarder ces vidéos, écouter ce que ces gens ont à dire, ce qu'ils racontent de leur vie ou de leur rapport à la société. Hormis les 150 vues que leur vidéo affiche...

F-P.S. : Tous les cinéastes ont cette envie d'aller chercher ce qu’on ne voit pas, ce qu'on ne regarde pas, qui nous a échappé. Et pas la vidéo des chats que tout le monde a vu.

N.B. : En fait, c'est un cinéma des angles morts d'Internet.

F-P.S. : Et de la société. C'est un cinéma des angles morts de la société parce qu'Internet est fait partie intégrante de la société. C'est compliqué d'aller rencontrer des preppers américains ou un complotiste au fin fond de sa campagne wallonne. Au delà de la distance géographique, il y a une distance sociale qu'Internet permet de dépasser. 

 

C. : Alors dans cette société qui nous noie d’images, c’est grâce au cinéma que nous parvenons à les voir  ? 

F-P.S. : Oui, c'est lui qui va chercher ce qui est noyé par le flot, effectivement. Quand il y a cinéma, c'est-à-dire construction d'un regard. Mais on retrouve dans ces films ce vieux truc du documentaire : on prend sa caméra et on va filmer les ouvriers en grève... C'est la même chose sauf que ça se passe sur Internet. Ce qui change par contre, c'est que ce sont les gens eux-mêmes qui ont pris la parole. Il suffit d'aller les écouter. Ils sont eux-mêmes responsables de leur image, de la parole qu'ils prennent. Ce n'est pas le cinéma qui vient à eux, c'est eux qui font déjà cinéma. 

N.B. : C'est exactement pour ça qu'on a un intérêt réel pour cette matière. Ensuite, les créateurs ont des rapports différents avec les gens dont ils prennent les images, qu'ils leur demandent l'autorisation ou non, qu'ils les contactent ou pas. Mais en tous cas, il y a ce premier geste de vouloir partager une parole. Mais on se rend compte assez rapidement que les gens sont étonnés d'avoir été vus ou entendus. Cela leur échappe, comme c'est le cas de Georges, le protagoniste du film de Dominic Gagnon dans Big in China, que nous sortons au Nova. Dominic montre ce qui échappe à Georges, justement. 

 

C. :  Ces gens qui se filment échappent à l'emprise du documentariste, à son espèce de prédation sur le réel qu'il filme, pense et donc instrumentalise - avec toutes les questions éthiques que se posent les cinéastes qui tentent d'échapper à ce système. Mais de l'autre côté, à partir du moment où ils sont regardés par un cinéaste, il y a potentiellement une instrumentalisation et on retrouve une certaine forme de domination ? 

F-P.S. : Tu pointes exactement le point de désaccord entre Nicolas et moi. Mais nous l'avons réglé en nous questionnant sur la notion d'auteur. Est-ce que l'auteur est nécessairement celui qui termine le film, le présente, le monte et donc celui qui fait le discours ? Parce qu'à l’inverse, dans la matière que tu montes, quelque chose t'échappe, qui est ce que dit celui que tu filmes. C'est d'ailleurs ce à quoi s'affronte Dominic : il ne fait pas des films pour défendre les preppers ou Georges mais des gens l'interprètent comme ça. Le discours échappe dans les deux sens et il me semble qu'on retrouve là une sorte d'égalité. Le fait que l'autre ait filmé, ait construit son cadre, qu’il parle, empêche de faire n’importe quoi de son image. J'ai tendance à y voir une œuvre collective qui n'a pas besoin de notion d'auteur, finalement assez récente et occidentale. Au Moyen-Age, la question de l'auteur, on s'en fout. Ici, c'est pareil, des gens se passent des objets. C'est aussi la culture d'Internet, cette culture du remix. Maxime, qui fait une performance au Nova pendant la programmation, se disait qu'il allait peut-être reprendre des images des films qu'on montre. Je ne sais pas s'il fera ça finalement mais il y a toujours cette possibilité de récupérer cette matière, de la remodeler à nouveau, d'en faire autre chose encore.  

N.B. :  C'était le désaccord originel parce que je suis assez d'accord avec cette idée d'une forme de coréalisation. Cela dit, reste cette décision de le faire sans demander à l'autre son avis. Certains réalisateurs demandent à chaque fois l'accord à chaque personne dont ils utilisent la vidéo, ce qui n'est pas du tout le cas de Dominic qui estime que les images sont là, elles sont publiques, et du même coup, il a toute légitimité pour s'en emparer. Mais par ailleurs, Dominic ne se crédite pas au générique de certains de ses films. Mais il considère que ses films doivent passer en salle, c’est un rituel  fondamental pour lui : la salle oblige le public à regarder entièrement et ensemble. 

F-P.S. : Et on ne choisit pas ce qu'on regarde. Évidemment, on vient voir un film. Mais on ne met pas sur pause, on ne zappe pas tout le temps... Ce n'est pas ça le cinéma.

N.B. : Cela dit, certains auteurs ne créditent absolument aucune vidéo.

F-P.S. : Le texte d'Ariane Papillon dans le livre s'interroge sur ces questions. Le critère du détournement est assez pertinent : est-ce que ce que font les cinéastes va dans le même sens que celles et ceux qui font les images ? Ou du moins est-ce qu'on les laisse parler ? Dominic se situe dans cet entre-deux : il ne va pas dans le même sens, mais il écoute. 

N.B. : Et les spectateurs, libres de leur interprétation, pensent parfois qu'il va dans le même sens.

 

C. : Cette programmation semble aussi rendre compte des nouvelles pratiques d'Internet et de l'évolution de nos usages.

N.B.: Oui, enfin, bon, il y a plein de bouquins d’anthropologues sur la question, plein de gens qui réfléchissent aux usages d'Internet… Nous, ce qui nous intéressait, c'était plutôt de rendre visibles ces pratiques. 

F-P.S. : Ce qu'on a vu, c'est qu'Internet s'est professionnalisé. À l'époque de R.I.P de Dominic, YouTube est un forum, on pouvait faire des réponses vidéos par exemple. Tout ça s'est perdu complètement. Il y a toujours des types qui font leur truc dans leur coin mais désormais, la plupart des gens servent de panneaux publicitaires. Clean with me (After Dark) travaille sur ces vidéos de femmes qui nettoient leur intérieur pour te motiver à le faire. Ces vidéos sont sponsorisées, ces femmes touchent de l'argent par exemple de star wax, la cire pour faire briller ta table. Mais ce ne sont pas du tout des vidéos amateurs, elles sont hyper professionnelles. La réalisatrice a pris ce matériel et est allée chercher sur d'autres réseaux sociaux des endroits où ces mêmes femmes expriment leur difficulté dans leur vie quotidienne, ou se plaignent de leur rôles. Elle passe derrière l'écran avec les mêmes outils. 

N.B. : Ces films construisent aussi une forme d'archivage de toutes ces pratiques qui passent très vite, de ces images qui pourraient disparaître. En 10-15 ans, pas même une génération, de nombreuses pratiques ont muté et certaines ont déjà disparu. C’est pour cela que Dominic a commencé à faire des films. Il a découvert ces vidéos de preppers américains et quand il a voulu les envoyer à des amis, elles avaient disparu. Qu'elles aient été censurées par le site ou retirées par leur auteur, peu importe. Du coup, il a pris sa caméra et il a filmé ces vidéos. Dominic dit d'ailleurs qu'il fait des films de saved footage, c'est lui qui invente ce terme qui définit son cinéma. De la même manière, un film comme Present.Perfect. ne pourrait plus se faire aujourd'hui car le régime chinois, quand il s'est rendu compte de ce qui passait en streaming, a censuré toutes ces images. Par ailleurs, on peut le percevoir techniquement dans certains films, les images ne sont plus celles d'aujourd'hui. Entre la webcam de 2008 et le smartphone d'aujourd'hui, la qualité de l’image n'a rien à voir. C'est presque un Internet d'un autre temps. Dans See Forever, par exemple, il y a les images tournées avant la chute du World Trade Center et celles tournées ensuite. On voit bien non seulement la différence d'images mais aussi de pratiques. D'un côté, des gens font des films de famille, de l'autre, ils font des images pour les réseaux sociaux. Tout ça va à une vitesse fulgurante.

F-P.S. : Mais Alain Cavalier fait déjà la même chose quand il fait ses portraits. Il archive lui aussi des métiers qui ont presque disparu.

 

C. : Si certains s'inquiètent qu'Internet puisse signer l'arrêt de mort du cinéma, votre travail dit tout le contraire. Le cinéma se nourrit de tout. Peut-être même sauvera-t-il Internet ? 

F-P.S. : Je ne suis pas sûr qu'Internet ait besoin d'être sauvé !

N.B. : En tous cas, on ne sait pas combien de temps cet Internet, tel qu'on le connaît, va pouvoir se maintenir. Rien n'empêche qu'Internet s’effondre dans un avenir plus ou moins proche. Internet demande des ressources monstrueuses pour se maintenir et fonctionner. A priori, les films auraient plus de chances de résister à ça.

F-P.S. : Et oui, le cinéma se nourrit de tout, il rend compte de la vie et comme la vie aujourd'hui est aussi sur nos écrans, le cinéma s'est adapté. Timur Bekmambetov, qui fait des screenlife movies - des films de fictions qui se déroulent entièrement sur des ordinateurs - dit que nos vies se partagent désormais entre les écrans de nos ordinateurs, ceux de nos téléphones et la réalité physique. Ce que nous faisons sur nos écrans est aussi important et réel que le reste. Pour lui, le cinéma doit intégrer ces dimensions. On filme un monde comme un autre. Le cinéma continue de filmer le réel, sauf que le réel a changé. 

 

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