Cinergie.be

Claude Schmitz, à propos de Lucie perd son cheval

Publié le 07/11/2022 par Anne Feuillère et Josué Lejeune / Catégorie: Entrevue

Les plaisirs d’inventer 

Claude Schmitz, après une carrière au théâtre, réalise de nombreux films - que ce soit pour ses pièces ou par le cinéma. Après un moyen-métrage Braquer Poitiers, tourné en 2019 et de nombreux courts, il réalise Lucie perd son cheval, un « premier » long-métrage, un peu de la même manière : en bande, en échappée libre, en improvisation, au fil des jours qui tissent les histoires en poupées gigognes. L’entretien avec lui est à l’image de ses films : il prend des chemins inattendus, foisonne, s’arrête, circule et se reprend. Et vadrouille, librement.

Cinergie : Vous avez fait vos études à l'INSAS ?
Claude Schmitz : Oui, en mise en scène.

 

C.: Comment êtes-vous arrivé au cinéma ?
C.S. : Je crois qu'à la base, le cinéma m'intéressait plus que le théâtre. J'ai fait l'INSAS en mise en scène et cela fait vingt ans maintenant que je fais du théâtre et que je monte des spectacles. Je suis arrivé au cinéma, il y a dix ans. J'avais envie de sortir des plateaux, des salles, d'être dehors, de pouvoir être au plus près des choses. Ou plus loin... Au théâtre, le point de vue est forcément unique. J'avais envie d'essayer d'explorer une autre grammaire.

 

C. : Votre film se déroule en grande partie dans le Théâtre de Liège dont vous êtes un des artistes associés. Comment ce projet est-il né ?
C.S.: Depuis plusieurs années, je fais des spectacles un peu hybrides où le cinéma intervient à travers des films que je réalise pour ces créations. J'ai fait un spectacle Mélanie Daniels dans lequel intervenait un morceau de film, une sorte de relecture des Oiseaux d'Hitchcock. Dans Darius, Stan et Gabriel, on projetait un film de près d'une heure au milieu du spectacle. Mon dernier spectacle, Le Royaume, commençait sur un film de vingt-cinq minutes que nous avions tourné dans les Cévennes, il y a deux ans. Toute la suite se passait dans un théâtre vide, abandonné. Quand la crise COVID est arrivée, le théâtre était vraiment vide. On a donc décidé d'adapter ce que nous avions tourné pour le théâtre en film et prolonger ce que nous avions déjà tourné. Cela fait un moment que je travaille sur les deux mediums en les interrogeant, en les faisant dialoguer pour essayer de comprendre leur spécificité, comment ils se répondent ou travaillent ensemble. Est-ce qu'on arrive à raconter une seule histoire en combinant théâtre et cinéma, qu'est-ce que ça apporte d'amener du cinéma au théâtre, ou de mettre du cinéma en dialogue avec du théâtre ? Tout cela m'intéresse et participe d'une réflexion et d'un désir propre, qui est de pouvoir continuer à faire les deux. Mais j’ai moins ce désir aujourd’hui. L'été prochain, nous allons tourner un long-métrage produit de manière plus classique et sans lien avec un projet de théâtre. Je sors d'une période un peu schizophrène (rires). Cela dit, je prépare un autre spectacle pour Liège où sans doute un peu d'images interviendra… Et il y a eu des projets tout à fait autonomes. Cela fait un moment que ces pratiques sont en train de se différencier. Mais depuis dix ans, si je n’ai fait officiellement que cinq films, j’ai presque deux tournages par an. Là, je rentre encore de tournage, nous avons passé quinze jours dans les Cévennes, à tourner une suite de Lucie perd son cheval avec des moyens très limités à nouveau.

 

C. : Comment résumeriez-vous Lucie perd son cheval ?
C.S. : C'est un projet un peu particulier, l'histoire de Lucie, une actrice est jouée par Lucie Debay dont on découvre un peu la vie quotidienne, sa grand-mère qui est effectivement sa propre grand-mère, sa fille, qui est effectivement sa fille... Elle s'interroge sur son métier d'actrice, sa condition de mère, de femme. Elle circule dans les méandres de son imagination et fait tout un voyage métaphorique qui va la conduire à la rencontre d'autres chevaleresses, elles aussi des actrices, et dans un théâtre, le lieu du travail… Le film est en même temps un portrait "inventé". J’aime bien cette expression : c’est un portrait de Lucie Debay mais il est inventé parce que le film est vraiment une fiction nourrie par sa vie, des éléments réels, des choses très concrètes…. C'est un film qui s'invente à mesure qu'il se tourne, au jour le jour, sans plan de travail, ce que j'avais déjà fait sur Braquer Poitiers. Cette façon de travailler finit par aboutir à des objets un peu hybrides, dont les dramaturgies ne sont pas classiques… 


C. : Votre cinéma est hybride aussi parce qu'il mélange beaucoup les genres. On passe d’un univers bergmanien à un univers proche d’Alain Guiraudie, on voyage entre des mondes très différents. Est-ce que le métier de comédien se définit ainsi ? Qu’il est sans cesse en mouvement, entre plusieurs univers ? Et d’abord l'ici du plateau de théâtre et le là-bas de la vie intime, quotidienne ?

C.S. : Oui, pour l'acteur, sûrement. C'est pour ça que Lucie est une sorte de chevaleresse errante. Les acteurs sont un peu des chevaliers en quête d'une quête. Ils sont tout le temps en partance pour aller vers autre chose, en recherche d'un personnage ou d'une mission, qui pourrait être donnée par un seigneur, qui serait par exemple le metteur en scène... J'emploie le mot seigneur, c'est évidemment un peu une blague... Les chevaliers ont en même temps des idéaux, ce ne sont pas des mercenaires. IIs ont un code moral, comme les acteurs en général.

 

C. : Le personnage de Lucie est idéaliste aussi dans cette quête d’une pureté du sens, cette question d’être présent.

C.S. : Elle a notamment cette discussion avec sa grand-mère, autour de cette question d’être là au présent. C'est en réalité toute la question de l'acteur. L'acteur, quand il est bon, est là. Quand on joue, il ne s'agit pas d'anticiper, de projeter, de se juger mais seulement d'être là. Et c'est la plus grande difficulté de l'acteur. Les grands acteurs sont ceux qui arrivent à s'inscrire dans l'instant présent. C'est très compliqué (rires) ! Et cela rejoint l'ésotérisme ou d’autres pensées qui n'ont rien à voir avec le théâtre. Au théâtre, on parle beaucoup de l'ici et maintenant. Un spectacle se joue toujours là et maintenant et l'acteur doit être dans le présent. C'est la quête de l'acteur. Mais il me semble que dans la vie, on cherche tous à être là, sans être rongé par des angoisses, sans être dans des projections... Si le film interroge le métier d'acteur, il interroge aussi nos vies. Comment être au monde ?

 

C. : Comment avez-vous tissé ces mélanges, ces passages entre les réalités ?

C. S : C'est compliqué de dire comment les choses naissent, mais j'ai suivi avec Lucie ce qui allait se passer. Elle dit à un moment qu'il ne faut pas perdre le fil. Nous étions nous-mêmes dans cette démarche pendant le tournage, à chercher à suivre le fil que nous avions commencé à tirer. La matière elle-même s'est auto-générée et a engendré la narration. Cela donne à mes films un côté pas tout à fait fini, pas lisse ni poli, un peu foutraque même, que j'aime bien et que j'assume complètement. Quand on n'a pas écrit pendant deux ans un scénario dont on maîtrise tous les tenants et les aboutissants, on est forcément en face d'une matière qui va « buissonner », dans le sens où l'on ne sait pas par quelle ramification elle va se poursuivre. J’aime bien ce principe : arriver à suivre ce que la vie nous propose. Il s'agit encore une fois d'être dans le présent, de ne pas trop préparer les choses. La dramaturgie m'intéresse et je la pratique puisque je n'ai fait que des spectacles de création. Alors, je ne suis pas perdu quand je me retrouve sur un tournage où je n'ai rien écrit parce que très vite, je rebondis sur tel ou tel élément qui me semble pouvoir être un point d'accroche, etc. Ensuite, vient le montage qui va écrire véritablement le film. Comme je te le disais, on a tourné une suite de Lucie au mois d'août. Sans avoir aucune idée de ce qu'on allait faire, on est parti du principe qu'on allait tourner le retour de Lucie chez sa grand-mère où elle retrouve sa fille. C'était génial parce qu'aux premiers jours de tournage, on se demandait si c'était une bonne idée de revenir à nouveau sans scénario, encore une fois sur cette matière, est-ce qu'on ne l'avait pas épuisée ? Et bien, non, pas du tout. Il s'est passé un grand nombre de choses magnifiques.

 

C. : Comment travaillez-vous avec les comédiens ? Comment cela se passe concrètement sur le tournage ?

C.S. : On regarde ensemble les rushs tous les soirs sur les tournages comme ceux-là. Et je le ferais aussi sur un tournage plus classique parce que cela participe pour moi d'une façon de travailler qui a à voir avec le théâtre. Au théâtre, on travaille de cette manière : tout le monde regarde les répétitions tous les jours, tout le monde voit comment les autres évoluent. En tournage, c'est assez agréable, le soir on se réunit, on sort les rushs, et on regarde tout. Cela permet à l'acteur d'être au courant de ce qu'il fait. Cela me permet de comprendre avec lui où il va aller. J'ai toujours trouvé un peu bizarre d'empêcher les acteurs de regarder le combo ou ce qu'ils fabriquent. Je pense qu'au contraire, il faut les impliquer dans le processus de création. C'est une chance pour moi de pouvoir recevoir leur avis, et cela nourrit ce qu'ils sont en train d'inventer. Je fais aussi souvent de très longues prises, je ne donne pas de direction, je les laisse improviser à partir des fils qu’on a tirés ensemble. Mais je mets du temps à couper, j'attends parfois cinq, six, dix minutes... On place un cadre et puis c'est parti, les comédiens font ce qu'ils veulent.

 

C. : Votre cinéma travaille une sorte d'art des juxtapositions improbables.

C.S.: Oui, j'aime bien la bizarrerie... Je travaille aussi avec des gens un peu étranges, beaucoup d’acteurs non professionnels, comme Francis ou Olivier. Cela dit, cela fait maintenant dix ans qu'ils travaillent avec moi... Mais ils n'ont pas de formation théâtrale et leur occupation dans la vie n'a rien à voir avec le théâtre ou le cinéma. Ils arrivent avec des problématiques bien différentes de celles des professionnels du métier. Ils amènent une fantaisie, un humour, un décalage. Je suis aussi né là-dedans... Bob et Bobette, Tintin, tout cela a fabriqué mon imaginaire, qui n'est pas rationnel.

 

C. : Qu'est-ce qui a nourri votre imaginaire cinématographique ?

C.S.: Tu parlais de Guiraudie, j'aime beaucoup son cinéma, depuis longtemps. Mais il y a plein d’autres gens… J'aime beaucoup Virgil Vernier par exemple, qui fait un cinéma très sérieux si l’on parle de réalisateurs français contemporains. J'ai toujours eu un grand amour pour le cinéma de Pasolini, Fassbinder aussi, Cassavetes... Enfin bref, je pourrais citer des tonnes de noms. Mais par exemple, ce que j'aime chez Pasolini, c'est qu'il se situe entre un cinéma très construit, très rigoureux, comme Théorème ou Salo, et un cinéma assez foutraque, comme La Trilogie de la vie, un cinéma très libre. C'est ce qui me plaît, de manière générale, dans l'art, ce sont les personnalités qui arrivent à inventer une voie singulière, qui ne correspondent pas à des canons tout à fait classiques. Ou quelqu'un comme Frank Zappa, qui est à la fois très rigoureux et en même temps qui s'amuse avec tous les genres et déconstruit sans cesse ce qu'il met en place. Travailler sur des matières pleines de ruptures, un peu baroques, ni parfaites ni lisses m’intéresse beaucoup. Pasolini a ce vrai désir de filmer les gens et en même temps une poésie brute. Je crois que c'est dans Médée par exemple qu'il utilise un zoom très brutal quand il veut filmer un visage. Cela ne donne pas du tout un effet propre, c'est un espèce de rapport au désir qui s’exprime de manière brutale, sauvage, sans pincettes. Et je trouve ça beau, c'est ce que j'appelle une poésie brute, ce maintenant tout de suite qui va chercher les choses à l'instant où il faut les prendre, où elles se passent. Je pourrais aussi te parler de Herzog, qui a lui aussi une filmographie assez baroque, plutôt chaotique, avec des films très différents. Son parcours est très étonnant. Il passe de films plutôt classiques comme Nosferatu à des films de dispositifs, comme Aguirre. On en a rit sur le tournage, on trouvait que Lucie, avec son armure et ses cheveux blonds, avait un côté Klaus Kinski en doux (rires)... Et puis j’aime aussi beaucoup Eric Rohmer, Perceval le Gallois par exemple.

 

C. : Lucie est coincée entre deux mondes. Mais y-a-t-il une réalité à rejoindre ?

C.S. : Je ne sais pas trop (rires). Dans la suite qu’on a tournée cet été, Lucie revient de sa quête et retrouve sa fille. Si on a l'impression qu'elle est partie une heure et demie, sa fille a grandi, elle a pris deux ans. Ce qui est la réalité du tournage. Cela prolonge le récit dans des questions sur la réalité, le rêve, la magie et ça m'intéresse beaucoup. Cela a aussi à voir avec Alice aux Pays des Merveilles, un type de récit qui est aussi en poupées gigognes, avec un personnage qui voyage, qui rencontre des mondes, grandit ou rapetisse. Avec Lucie, nous sommes en train de nous dire qu'on retournera peut-être filmer encore dans deux ans... Cela va peut-être produire une espèce de film gigogne... Cette histoire n'est pas terminée. C'est une chance de travailler avec une actrice qui a envie de continuer à faire ça, qui propose tant d'elle-même, de travailler avec sa vie, ses proches... On a envie de continuer ensemble l'invention de cette sorte de portrait. On verra bien, peut-être que ça ne sera pas si intéressant mais d'une manière ou d'une autre, il y a quelque chose à chercher là. C'est assez passionnant de ne pas savoir ce qu'on va faire d’un projet mais qu’il peut se poursuivre. Souvent, quand on fait un film, on pense à une forme finie, la question de l'objet se pose très vite : la durée du film, ses coûts, son public, etc... Là, nous n'avons pas ce genre de contraintes. On peut, avec des moyens minimaux, arriver à poursuivre une aventure et à inventer une forme particulière, que je n’arrive pas moi-même à qualifier mais qu'on va découvrir. Découvrir le film en le faisant, c'est pas mal !

 

C. : Mais n'est-ce pas un peu ce que vous faites dans tous vos films ?

C.S. : Oui, oui. Mais je travaille sur un scénario de long que je vais tourner cet été, qui est un autre projet, plus classique, financé par des structures établies. C'est un projet sur lequel on travaille depuis deux ans, avec un scénario très précis, très construit. Je vais peut-être moins le découvrir (rires) ! C'est un espèce de faux polar, l'histoire d'un type qui s'appelle Gabriel Laurens, un enquêteur privé, qui s'occupe des couples adultères. Un jour, sa nièce de 15 ans vient l'engager pour enquêter sur la mort de son père, qui se trouve être son frère jumeau. Commence alors une enquête très privée, dans un cadre familial mais qui se passe dans les Pyrénées, à la frontière espagnole. Là, se retrouvent des bikers, des Américains, des Espagnols et tout une espèce de faux film d'action se met en place. C'est un drôle d'objet qui me plaît beaucoup, cette histoire de jumeau, de double. On tourne dans un lieu assez incroyable, une réplique de la Maison Blanche, le Château de Rastignac, un truc très bizarre, qui engendre un drôle d'effet miroir. Pour un film sur des doubles qui s'amuse des codes du film d'action, ça va se passer dans la Maison Blanche en France (rires) !
Toute la question va être pour moi de retrouver, pendant le tournage, de l'invention et de la spontanéité, de déconstruire tout en gardant une structure. Cela passera beaucoup, je crois, par des choix d'acteurs, la manière de tourner, de sorte que des choses se passent qui ne soient pas juste l'application d'un scénario. Les dialogues sont très écrits pour l'instant mais ce sont les situations qui m'intéressent. Les acteurs trouveront leur propre dialogue qui devrait être plus intéressant que mes mots. Chaque projet doit inventer sa propre méthodologie. On parlait de Herzog, de Pasolini... Chez eux, comme chez tout un tas de cinéastes, les projets sont parfois très différents, même s’ils restent leurs projets. Mais chaque projet invente sa méthode...

Tout à propos de: