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Claude Schmitz, L’Autre Laurens

Publié le 18/10/2023 par Malko Douglas Tolley et Antoine Phillipart / Catégorie: Entrevue

Après le succès rencontré par Lucie perd son cheval auprès de la critique cinématographique et des cinéphiles avertis, L’Autre Laurens de Claude Schmitz bénéficie d’une sortie en salles cette semaine. Doté d’un casting alléchant avec Olivier Rabourdin et Louise Leroy en tête d’affiche, ce film concentre une infinité de codes, pour reprendre les mots de Basile Pernet dans sa critique. L’occasion pour Cinergie d’aller à la rencontre de ce réalisateur atypique et décontracté quelques heures avant l’avant-première diffusion de son film au cinéma Palace de Bruxelles. 

Cinergie : Lors de votre rencontre avec Cinergie à l’occasion de la sortie de Lucie perd son cheval, vous expliquiez en détail l’influence du théâtre sur votre manière de travailler. Notamment l’importance capitale du moment présent durant les tournages ou encore votre volonté d’impliquer les comédiens dans la construction du film en allant jusqu’à organiser quotidiennement des visionnages des rushs avec eux. Avez-vous pu rester fidèle à ces principes de travail sur le plateau de votre dernier film L’Autre Laurens

C.S. : Non, pas vraiment. Ce film est plus écrit. Les films que j’ai réalisés jusqu’à présent étaient réalisés avec un budget très restreint. Il s’agissait de films qui s’inventaient presque pendant le tournage. Pour L’Autre Laurens, il s’agit d’un projet débuté il y a plus de trois ans en parallèle à mes autres projets. L’écriture est beaucoup plus dense et c’était nécessaire afin de pouvoir financer le film. La logique à la base de ce projet est donc complètement différente de ce que j’ai pu faire auparavant. Et puis, pour cette première production avec des moyens, j’avais envie de questionner le cinéma. J’ai voulu intégrer différents motifs de films qui appartiennent à différents sous-genres comme les séries B ou les films d’action à l’américaine. Il y a des courses-poursuites en voiture, des fusillades, des hélicoptères. Et ce type de scènes, ça ne s’improvise pas. Je voulais proposer un projet plus romanesque qui dispose d’un développement plus prononcé dans sa dramaturgie. C’est en cela que L’Autre Laurens se distingue aussi de mes projets précédents où l’on partait d’une idée assez simple qui se développait peu à peu par cercles excentriques avec une narration qui s’inventait presque au jour le jour avec les comédiens. 

 

C. : Souvent, le passage de projets plus indépendants à des projets plus financés est synonyme d’une certaine perte de liberté pour les réalisateurs. Comment avez-vous vécu cette évolution d’un cinéma libre et collaboratif dans sa conception à un projet de ce type ?

C.S. : Je n’ai pas vraiment eu l’impression de perdre ma liberté en réalisant L’Autre Laurens. Il y avait une logique inhérente à ce projet depuis le départ. À partir du moment où c’était plus écrit et financé avec des enjeux différents, je trouvais ça normal de rentrer dans une logique plus contraignante au niveau de la réalisation. On gagne des choses et on en perd. Par exemple, dans des projets moins financés aux budgets plus restreints, il y a des choses qu’on aimerait faire, mais que l’on ne peut pas mettre en place. Dans les deux cas, il y a du pour et du contre. Ici le pour c’est qu’on peut développer une histoire sur plusieurs pays avec des éléments, des motifs et des types de scènes plus variées. Notamment les scènes d’actions qu’on peut intégrer dans le scénario du film. Alors évidemment, on y perd un peu en spontanéité. Mais cette perte n’a pas été une véritable frustration. La vraie contrainte, finalement, ce fut le temps. Ça reste un petit budget pour un long métrage de ce type (1,2M). Et puis, pour le prochain qui est déjà en cours, il s’agira à nouveau d’une réalisation beaucoup plus spontanée comme par le passé. Et celui qui suivra sera probablement à nouveau plus écrit. Je ne pense pas me limiter à une approche, mais continuer d’osciller entre des projets plus libres et d’autres, plus anticipés. Ça m’intéressait de me confronter à un cadre de ce type et à cette structure un peu plus rigide pour ce projet spécifique. 

 

C. : Comment s’est déroulée la collaboration avec tous les talents que vous avez réunis sur le plateau pour ce projet? D’autant plus que le film a été réalisé dans plusieurs pays et dans plusieurs langues (espagnol, français, anglais). Comment avez-vous réussi à créer une osmose entre les Belges, Français et Espagnols réunis dans ce casting ambitieux ?

C.S. : Ce qui m’intéresse, que ce soit au théâtre ou au cinéma, c’est de créer des ensembles hétéroclites de comédiens. Je n’ai aucun intérêt à lisser les choses. J’aime rassembler des gens aux horizons et imaginaires différents et que ça transparaisse à l’écran. La question des langues multiples répond à cette envie. Je travaille également régulièrement avec des non-acteurs et des gens qui ne sont pas du métier. Cela procure des textures de jeu qui sont différentes et qui apportent une richesse particulière au rendu final du film.

Par exemple, les bikers du film, ce sont les vrais Hells Angels de Perpignan. Ce sont des mecs qui n’avaient jamais joué dans un film auparavant. Notre rencontre fut un hasard durant le tournage. On est tombé sur eux avec Sebastian Moradiellos qui était mon directeur de casting sur le projet. On cherchait des bikers à Perpignan, mais on ne savait pas où les trouver. On est allé voir des clubs de bikers, mais c’était surtout des retraités.  On s’est perdu à Perpignan un jour et on a vu des Harleys dans la rue. Il se trouve que c’était les Hells Angels de Perpignan. On a mis plusieurs jours à mettre le truc en place, mais au final c’est dément comme collaboration. Ce sont des gars géniaux et l’on refera peut-être un autre projet ensemble.

En ce qui concerne Francis Soetens, je l’ai rencontré dans un bar la nuit il y a une dizaine d’années. Je l’ai trouvé étonnant et je lui ai proposé de faire du théâtre avec moi. On collabore depuis sur plusieurs projets sans qu’il ait de formation d’acteur à la base. Je l’ai mis en duo avec Rodolphe Burger, une sorte d’aristocrate du rock. Il a un groupe de rock qui s’appelle Kat Onoma. Il a travaillé avec Bashung, Higelin, Chistophe et un tas de gens de la chanson française. Il n’avait jamais joué en tant que comédien avant ça. Je m’étais dit que ces deux personnalités, ensemble, ça pouvait donner quelque chose. Et effectivement, ça donne un truc assez dingue. Ce sont des ensembles de ce type que j’essaie de créer afin de donner différentes textures à mes films. Le spectateur a l’impression d’entrer dans un micromonde où chacun a sa tonalité et sa couleur. Et ça, ça me plaît ! Il y a également des vieux complices comme Marc Barbé et Tibo Vandenbore au générique. Ce sont des gens avec qui je travaille depuis un petit moment. On a fait plusieurs projets de théâtre et de cinéma ensemble.

À propos du choix d’Olivier Rabourdin, ce qui me plaît, c’est qu’il s’agit d’un acteur avec une filmographie importante. Il a joué dans plus d’une centaine de films, mais ce n’est pas une star. Il joue actuellement dans le film L’Été dernier de Catherine Breillat où il joue un des trois rôles principaux. Il vient également du théâtre. Son registre de jeu est hyper large. Son physique de vieux boxeur fatigué m’évoquait les acteurs d’il y a quelques générations comme Ventura ou Gabin. Et je trouvais que pour le personnage de Gabriel, c’était intéressant de l’avoir. J’aime bien mettre en rapport les particularités et étrangetés des comédiens pour créer encore plus de textures particulières à mes projets.

Et enfin, il y a eu Louise Leroy qui joue le rôle de Jade. Pour elle, ce fut un procédé plus classique. On a organisé des castings sur Paris et elle a décroché le rôle. Un jour, elle est arrivée et on s’est dit que c’était elle, c’était Jade. Je n’avais pas d’idée préconçue sur le personnage et il y a eu une sorte d’évidence quand je l’ai rencontrée. Elle apportait une force particulière au personnage.

 

C. : Il y a une scène de dialogue entre Louise Leroy et Olivier Rabourdin que je considère comme l’un des climax du film. Il s’agit de celle où ils se retrouvent le soir dans cette station-service en tête à tête.

C.S. : Il y a une sorte d’intensité dramatique dans cette scène. C’est un moment où les personnages révèlent leur passé. Je voulais qu’en réaction à sa dureté avec Jade où il est carrément insultant, qu’il y ait un contre-feu puissant de la part du personnage de Jade.

Ce qui m’intéressait avec cette scène, c’est qu’elle soit contrebalancée la seconde d’après par une autre scène, celle des policiers dans la voiture. Ce qui m’intéresse, c’est que dans la première scène, on parle d’adultère sous une forme dramatique et que la seconde d’après, on parle à nouveau d’adultère, mais sous un mode presque burlesque. C’est l’addition de ces deux scènes qui provoque une émotion à mon sens. C’est un procédé presque shakespearien dans le sens où dans le théâtre de Sheakspeare, ce dernier est très décomplexé dans le mélange des genres. Et pour moi, pour qui le théâtre reste important, j’aime passé de quelque chose de très dramatique à très burlesque en faisant cohabiter tout ça dans un même univers.

Ces deux blocs réunis traitent un même sujet ou évènement sur deux modes complètement différents. Alors qu’avec Oliver Rabourdin et Louise Leroy, le sujet est traité avec une grande sincérité, le dialogue entre Francis Soetens et Rodolphe Burger est burlesque. Comme Shakespeare le disait, dans la vie, tout est en même temps grave et ridicule. C’est un peu le sens de la vie. La vie est tragique et en même temps burlesque, comme mon film.

 

C. : Ce type d’approche très hétéroclite du cinéma est-elle une marque de fabrique belge ?

C.S. : Si l’on compare le cinéma belge au cinéma français, c’est certain qu’il y a un côté beaucoup moins rationnel chez nous.  On vit d’emblée dans un pays plus baroque. Le mélange des cultures et des langues, on connaît ça assez bien! Ce n’est sans doute pas un hasard si tout ça cohabite assez naturellement dans le film. On dit souvent que les Belges ont une grande capacité à l’autodérision et je pense que c’est vrai. En France, la question du genre (de cinéma) est beaucoup plus cloisonnée.

Pour moi, le film, au-delà de sa belgitude, car je ne sais pas très bien ce que représente ce concept au final, montre un rapport décomplexé aux genres. Et je pense que c’est quelque chose qui existe véritablement chez nous. Souvent, le problème dans le cinéma, c’est que les genres sont cloisonnés. Il y a des genres comme le drame, la comédie, le polar ou encore le film d’épouvante. Ils sont assez cloisonnés et possèdent leurs propres codes. Pour ma part, avec L’Autre Laurens, je voulais faire un film transgenre. Un film qui passe d’un registre à un autre et réaliser quelque chose de baroque. Un style qu’on rencontre en effet peut-être plus naturellement en Belgique.

Quand j’étais gamin, Hergé était quelqu’un d’important pour moi. Beaucoup de Français m’ont parlé du P'tit Quinquin à propos du duo de policier. Moi je pensais plutôt à Dupond et Dupont. Quand j’étais enfant, je lisais Tintin mais également Bob et Bobette, où il y a un côté plus breugheulien chez Willy Vandersteen. Et tout ça cohabite dans le même imaginaire. Je me rends compte que j’envisage le cinéma comme une aventure qui peut être franchement baroque.

 

C. : Le conte de la sorcière représente, à mes yeux, un moment clé du film afin de comprendre la morale de votre récit. Pouvez-vous nous en dire plus à ce propos ?  

C.S. : Le film en lui-même est une sorte de conte. On se situe dans une sorte d’entre-genre qui débute par un faux polar qui mute ensuite vers un drame familial, avant d’évoluer en un film d’action de série B. Tous ces éléments narratifs vont se télescoper et créer un objet étrange qui, à mon sens, est une sorte de conte.

Dans l’histoire du film, même si Gabriel est le protagoniste, le personnage central, c’est Jade. Et c’est l’histoire de cette jeune femme qui sort d’une série de récits patriarcaux qui est le sujet principal du film. Toutes ces figures archétypales sortent d’un background lié à un tas de films que j’ai bouffés quand j’étais ado. Ce sont beaucoup de films américains de séries B en fait, toute la culture nord-américaine qui nous avait été donnée à l’époque. À mes yeux, L’Autre Laurens est une sorte de conte qui parle de cette jeune femme, Jade. Elle va s’extraire des récits et des figures patriarcales qui la façonnent pour inventer son propre récit.

Au fur à mesure que le film avance, le récit devient de plus en plus mental et de moins en moins réaliste. Et à propos du conte avec le couteau rouillé que l’on peut entendre dans le film, il s’agit d’un conte des frères Grimm à la base. Il s’agit même probablement d’un conte qui tire ses racines dans des origines plus lointaines encore. Et ce qui m’intéressait, c’était d’inverser la logique de ce conte. Et aussi le sort accordé aux femmes dans celui-ci. Dans le conte, la femme est une sorcière, on la brûle et les hommes rentrent à la maison et vivent heureux pour l’éternité. Dans mon film, on détruit ce type de récit où les hommes s’en sortent blanchis à la fin. On renverse la logique du conte. 

 

C. : À l'image de l'affiche, la colorimétrie du film est très particulière. Quelle était votre recherche du point de vue de l’esthétique du film ?

C.S. : Ce qu’on voulait avec Florian, mon chef opérateur, c’était de travailler sur une image qui évoque des films des années 70 et 80. Ces films que j’ai vus quand j’étais ado, et qui comportaient ces récits patriarcaux qui possédaient une esthétique particulière. Pour les citer, on parle des films de Chuck Norris, Steven Seagal, Dolph Lundren, Sylvester Stalone, Arnold Schwarzenegger. Je voulais une image qui ne soit pas contemporaine et qui évoque un cinéma plus ancien. Mais on a également cherché l’inspiration dans des films comme L’Ami américain de Wim Wenders ou The Long Goodbye (Le Privé) de Robert Altman, ou encore les films de Douglas Hurt. L'image est très éclairée, mais les couleurs ne sont pas réalistes. On travaille beaucoup avec du néon. Car finalement mon film L’Autre Laurens parle de la disparition de ce monde-là. Ces figures de pères vieillissants et dont Jade va s’échapper.

 

Cinergie: Jade, le personnage interprété par Louise Leroy est probablement le seul qui relève d’une certaine normalité. Que représente Jade à vos yeux ? Quel est le message qu’elle véhicule ? 

C.S. : Jade est la seule qui n’est pas enfermée dans un schéma et qui a la possibilité d’inventer son propre destin ou de décider de son propre chemin. Les autres personnages sont des figures archétypales qui sont coincées dans leurs propres destins. Je m’amuse dans le film à tous les dézinguer. Ça rejoint ce que j’ai expliqué de la morale du conte que j’ai voulu inverser. 

 

C. : À propos de la bande-son, la sortie d'un vinyle est prévue. Pouvez-vous nous en dire plus sur le solo de guitare du générique final ?

C.S. : C’est exact, un double vinyle va être gravé en exemplaires limités. La bande originale a été confiée à Thomas Turine, un de mes plus vieux complices au théâtre et au cinéma depuis plus de vingt ans. Et il a composé cette BO de manière également très baroque avec des flûtes de pans et des nattes synthétiques qui semblent dater des années 80. On a travaillé sur une bande-son qu’on voulait la plus surprenante possible. Et Rodolphe Burger, qui joue le rôle du flic, a apporté des rifs de guitares par-dessus à certains endroits. C’est d’ailleurs bien lui que l’on voit durant le générique de fin. À la toute fin du film, je voulais indiquer aux spectateurs qu’il s’agissait d’un conte. Et c’est pour ça (attention spoil) que Rodolphe se relève dans la morgue et reprenne sa véritable fonction dans la vie, celle de guitariste. C’est un clin d’œil au spectateur. On sort du film et on revient dans le réel. Il y a une sorte de travelling arrière. On voit les projecteurs, et Rodophe accompagne la musique du générique de fin. Cette BO magnifique est également disponible sur toutes les plateformes.

 

C. : Je trouve que votre manière de faire du cinéma est très cérébrale et intéressante. J’ai vraiment pris beaucoup de plaisir à plonger dans votre univers qui fait référence à de nombreux films que j’ai moi-même visionnés étant adolescent. Mais également le sens que vous aimez apporter à travers certains choix artistiques ou scénaristiques. Avez-vous une finalité précise à travers vos projets cinématographiques ?  

C.S. : C’est un peu tôt pour le dire. Je n’ai que 44 ans (rires). Le cinéma, pour moi, c’est assez nouveau. Ça ne fait que dix ans que j'en fais, et déjà vingt ans de théâtre. À l’heure actuelle, j’ai encore l’impression de découvrir ce médium. Je suis loin de penser à une fin ou une finalité précise. Tant que je peux, j’en ferai. Ce qui m’intéresse, c’est de mélanger et varier les projets. Je veux continuer à faire des films improvisés et plus écrits. L’un n’empêche pas l’autre. Faire des films libres me permet au final de requestionner des choses très simples comme le rapport au présent et à l’invention sur le moment. L’écriture me permet d’avoir plus d’ambitions narratives. Je ne suis pas au bout de cette question et je vais donc continuer mon parcours en me laissant porter par les projets comme je l’ai toujours fait. Pour L’Autre Laurens, j’ai défini des thèmes précis, mais il y en a d’autres qui m’ont échappé en cours de réalisation. Au cinéma, il y a plusieurs phases d’écriture pour préciser sa pensée. La phase d’écriture initiale, celle du tournage et puis celle du montage. Et lors de cette dernière phase, d’autres choses que je n’avais pas prévues se sont révélées. Ce sont ces différentes phases d’écriture qui métamorphosent les projets.

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