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"Deux fois le même fleuve" de Effi Weiss et Amir Borenstein

Publié le 15/01/2014 par Lucie_Laffineur et Sylvain Gressier / Catégorie: Entrevue

Lauréat du prix des auteurs de la SCAM lors du quinzième festival Filmer à Tout Prix, Deux Fois Le Même Fleuve est un road-movie initiatique au fil de l'eau. Mais c'est d'une initiation bien particulière dont il est question ici, celle de deux immigrés temporairement de retour dans leur pays natal avec une foule d'interrogations sur le rapport et l'appartenance à celui-ci. Installés à Bruxelles depuis une dizaine d'années, le couple de vidéastes propose un premier documentaire qui offre des images rares de l'intérieur de la société israélienne et pose plus de questions qu'il n'apporte de réponse.

Cinergie : Pourriez-vous nous présenter le film ?
Amir Borenstein: Deux fois le même fleuve est un road-movie, un film de voyage très personnel le long du fleuve Jourdain, en Israël. C'est un film que nous avons tourné au mois d'août 2011.
Effi Weiss : Le point de départ du film vient d'un livre de voyage depuis les sources du Jourdain jusqu'au lac de Tibériade de John McGregor, un explorateur anglais un peu romantique du dix-neuvième siècle. C'était une région peu connue à l'époque pour le monde occidental, et non cartographiée. Son intérêt pour la région n'était pas uniquement géographique, mais en lien avec l'Histoire et la religion. Nous avons effectué notre propre voyage avec cette même idée : il y a le lieu et ce que l'on en raconte.
A.B. : Il faut préciser que nous avons quitté Israël il y a douze ans, nous allons à la rencontre d'une société que nous avons décidé de quitter. C'est donc aussi une redécouverte de la région.

C. : Justement, ressentiez-vous un sentiment de déracinement qui vous a poussé à réaliser ce film ? Si oui, pourquoi avoir choisi ce lieu et cette période de l'année, en pleines vacances estivales ? Certes, il y a ce livre, mais vous auriez pu aller n'importe où ailleurs.
E.W. : Nous avons choisi le Jourdain en premier lieu à cause du livre. Je crois effectivement que l'on pourrait faire un film similaire n'importe où en Israël ou en Palestine, car chaque lieu possède un bagage historique important… Mais le Jourdain est devenu, depuis quelques années, le lieu de vacances préféré des Israéliens. Nous avons trouvé que le lien était très fort entre ce "touriste-explorateur" d'il y a 140 ans, et les touristes locaux actuels. Par contre, on ne peut pas parler de déracinement car c'était notre décision de partir et rien ne nous empêche de revenir. L'envie de film ne vient donc pas de là, il s'agit plus d'un retour, de revoir les choses avec le recul que nous avons acquis.
A.B. : Le choix de la période des vacances est vraiment très important. Il faut savoir que les vacances des Israéliens sont différentes de celles des Européens. Elles ne durent pas plusieurs semaines, on ne passe que quelques jours au bord du Jourdain, et c'est une période où les gens sont plus accueillants. Nous sommes partis avec l'idée de passer du temps avec les Israéliens. L'idée n'était pas de faire des interviews comme dans un reportage. C'était d'abord notre voyage et durant ce voyage, nous rencontrions les vacanciers au hasard. Comme c'est un moment de détente, on peut aborder de nombreuses choses et les conversations sont plus longues.
E.W. : De plus, les vacances classiques en Israël sont très liées à la terre. Il s'agit de réaffirmer l'appartenance, les valeurs et de transmettre. Cela fait des vacances un moment très important.

C. : Donc les vacances sont très différentes ici et là-bas. Les vacances européennes sont axées sur la détente, alors que celles des Israéliens comportent une importante dimension spirituelle, de la recherche de soi et d’un rapport à la terre ?
A.B. : C'est une question que l'on s'est posée. Peut-on passer des vacances en se détachant de la politique, se retrouver dans une période n'ayant rien à voir avec la vie quotidienne ?
E.W. : Lorsque nous étions enfants, les vacances étaient beaucoup plus idéologiques qu'aujourd'hui. Dans ma famille, par exemple, il était vraiment question de connaître davantage le pays. Une des manières de le faire était de partir en vacances dans un lieu et d'apprendre son histoire, mais aussi de s'en imprégner, de le connaître de façon très physique en faisant de la randonnée, de l'escalade etc. L'idée est de devenir un indigène.
A.B. : Si on repart deux ou trois générations en arrière, il n'y avait pas d’Israéliens.
E.W. : Oui, nous venons d'Europe ou du Maghreb, d'un peu partout dans le monde. Il y avait ce projet de devenir le fils du pays, et les vacances servaient à cela. C'est beaucoup moins présent de nos jours, mais c'est une dimension qui existe toujours de façon plus cachée, plus sous-entendue.
A.B. : Un lieu touristique doit obligatoirement créer une histoire pour attirer les gens. Je crois qu'aujourd'hui, en Israël, ces histoires sont encore basées sur cette idéologie de l'enracinement. C'est un point que nous voulions aborder dans le film : comment ces histoires mythologiques, bibliques, sionistes ou guerrières trouvent leurs places dans l'industrie touristique ?

C. : Comment avez-vous trouvé votre place, à la fois en tant qu’Israéliens expatriés à Bruxelles par rapport à vos compatriotes et dans le dispositif filmique en tant que personnages ?
A.B. : Je dirais d'abord que notre place en tant qu'extérieurs a été créée par les Israéliens et non par nous. Ce n'est pas une donnée que nous leur avons posée, cela vient naturellement d'eux. Je ne sais pas exactement pourquoi, j'imagine qu'il s'agissait de notre présence et que nous dégagions peut-être quelque chose qui n'était pas tout à fait Israélien. Nous ne souhaitions pas, au préalable, nous définir comme extérieurs, ça s'est développé au fur et à mesure du voyage et des rencontres.
E.W. : C'est vrai, mais c'était déjà une question importante lorsque nous avons écrit le film car dans nos travaux précédents, nous apparaissions presque toujours - mais pas en tant qu'Effi et Amir, - nous créions des personnages, nous jouions des rôles. Nous avons eu un peu de mal à définir notre personnage dans le film et finalement notre place est devenue naturellement celle de l'immigré. Nous ne parlons pas de notre vie privée, nous sommes là en tant que personnes qui appartenaient à ce pays, qui en sont partis et qui le visitent. Au départ, nous voulions filmer notre voyage sans apparaître à l'écran, mais durant les repérages, nous nous sommes très vite rendu compte que notre seule présence suscitait toutes les questions que nous souhaitions aborder.
A.B. : Notre présence a suscité beaucoup de questions des Israéliens car nous ne sommes pas étrangers. Nous sommes à la fois l'extérieur et l'intérieur. De fait, beaucoup nous ont demandé si nous étions encore Israéliens ou non. C'est une question qui revient plusieurs fois dans le film et finalement nous nous la posons aussi, car nous sommes entre les deux. Etre à la frontière, entre ici et là-bas, a provoqué beaucoup de questions sur leur rapport au territoire et c'était très intéressant. Je ne sais pas pourquoi, mais ils ont ressenti un besoin de justifier leur présence, leur "israélité" par rapport à nous.
E.W. : C'est une question qui revient après les projections. Certains aimeraient savoir si nous sommes ou non avec eux. Pour certains, il faut trancher.

C. : Justement, quelles on été les réactions après les projections en Israël ?
E.W. : C'est très variable. Certains étaient très touchés notamment lorsqu'un membre de la famille vit ailleurs ou lorsqu'ils se sont posés les mêmes interrogations que nous. D'autres étaient plus dérangés et estimaient que nous donnions une mauvaise image du pays.
A.B. : Les réactions sont très liées à la façon dont chacun s'identifie à la communauté et à son groupe d'appartenance et, finalement, le film parle de ça. Beaucoup d’Israéliens s'interrogent sur cette appartenance à un groupe, sur son identité alors que d'autres... Par exemple, à l'issue d'une projection à la cinémathèque de Tel-Aviv il y a deux semaines, un groupe de gens m'a interpellé par rapport à notre présence, pourquoi nous faisions ce film. Les mêmes questions qui reviennent dans le film.
E.W. : Ils auraient pu en être des personnages.
A.B. : Oui, et je crois que ces personnes ne s'identifient pas au film.
E.W. : Les réactions dépendent de cette problématique : est-ce qu'on s'identifie à son groupe ? Si l'on s'identifie totalement à son groupe, on n’est pas prêt à poser ce genre de questions.

C. : S'il est effectivement question d'appartenance, le film évite l'écueil du point de vue militant pro ou antisioniste. Comment avez-vous fait pour apporter un regard qui ne soit pas partisan et comment avez-vous amené vos personnages sur ces thèmes qui divisent beaucoup ?
E.W. : Nous avons bien sûr nos opinions qui sont très claires et tranchées, mais ce n'était pas le but de les incorporer dans le film. Notre méthode était de semer le doute à chaque fois que nous avions affaire à un fait ou à une affirmation. « Ah bon ? Est-ce vraiment comme ça ? » Nous interrogions les gens, mais aussi les paysages, pourquoi est-ce présenté de cette façon et n'y a t-il pas une autre histoire ? Si l'on ne voit pas la politique comme les actualités alors c'est très politisé.

C. : Notamment dans les non-dits.
A.B. : Oui, c'est très politique. Ce que l'on voit dans les medias est pour nous un symptôme de ce que pensent les gens. Et ce que pensent les gens est bien plus le résultat d'une idéologie, de ce qui ce raconte sur et à travers la terre et les paysages.

C. : Au début de votre périple, vous rencontrez un groupe de jeunes adultes dont la position n'est pas claire et qui vous demande de rester afin de militer - ce que j'ai pris comme un appel à manifester pour davantage d'ouverture à l'extérieur mais que vous n'explicitez pas – puis, vous rencontrez un groupe avec des idées beaucoup plus obtuses, du type "Israël vaincra". On trouve tout de même dans le film un grand nombre de personnes ayant, comme ces derniers, des idées très arrêtées sur la nation. Est-ce un choix de montage ou vous êtes-vous retrouvés confrontés à une idéologie réellement dominante qui vous a engloutis ?
E.W. : C'est un mélange. Tout d'abord, ce que vous évoquez du premier groupe qui appelle à militer est spécifique à l'été 2011. Il y avait, à cette époque, une très forte contestation sociale et économique, en lien avec la crise financière.
A.B. : C'est pour cela qu'ils utilisent le terme de « militer » car c'était vraiment la période pour militer contre le gouvernement.
E.W. : On ne peut pas dire que ce n'est pas lié aux thèmes que nous abordons car c'est un mouvement citoyen et c'est déjà bien dans le cas d'Israël, cela peut ouvrir d'autres horizons. Mais nous n'avons pas insisté là-dessus car ce n'était pas notre sujet, ce sont simplement des événements qui se sont déroulés durant le tournage.
A.B. : Ce qui nous a intéressés avec cet homme qui nous demande au départ de revenir et de militer, c'est son basculement d'opinion. Il finit par se dire qu'il serait bien de partir, de faire comme nous. D'effectuer ce qu'il appelle une « relocation ». Il réagit instinctivement en nous demandant de revenir et, au fur et à mesure de la conversation, il modifie sa position. Il pose des doutes sur cette question de l'intérieur et de l'extérieur à la nation.
E.W. : Nous avons privilégié au montage ce que nous recherchions chez les gens, à savoir des propos qui font échos à nos propres interrogations. Alors, on trouve des avis contradictoires mais c'est normal, c'est comme notre discussion interne quelque part. Dans le fond, nous avons rencontré davantage de gens avec des avis extrêmes, plus sionistes, opposés au nôtre. C'était trop caricatural pour nous.
A.B. : Nous voulions aborder des questions plus complexes sur la nation en général que "pro" ou "anti".

C: Vous travaillez ensemble depuis une dizaine d'années en tant que vidéastes, mais il s'agit de votre premier long métrage documentaire. Comment avez-vous appréhendé la coréalisation à travers ce nouveau format et qu'en retenez-vous ?
E.W. : C'était difficile !
A.B. : Difficile, mais naturel en même temps. Cela fait maintenant quinze ans que nous travaillons ensemble, et nous n'avons rien changé de nos pratiques habituelles. Ce qui a changé, c'est le temps de travail. C'est un projet qui a trois ans et demi. Avant, nous travaillions sur des délais plus courts. Il y a eu aussi l'intensité du tournage et les questionnements perpétuels.
E.W. : Le tournage était très difficile car il fallait gérer beaucoup de choses en même temps. Etre à l'image, être à l'écoute, s'occuper du son, de la caméra, des back-ups, des transferts de fichiers, de la production, de la cuisine... C'était très dense, de plus il faisait très chaud. Et toujours avec l'idée de trouver le film car l'écriture se heurte au réel. Nous avons trouvé notre rythme lorsque nous nous sommes dit que nous ne réalisions pas un film, mais que nous faisions un voyage que nous filmions.

C. : Vous exposez d'ailleurs vos doutes dans la première partie du film.
E.W. : Exactement, on s'est dit qu'il fallait que l'on s'amuse, que l'on prenne plaisir à le faire. Nous n'étions pas là pour partir à la chasse aux témoignages. Il fallait penser au voyage d'abord.

C. : C'est à partir de cette prise de conscience que vous intégrez des éléments plastiques et de mise en scène, que vous vous retrouvez en tant que vidéastes.
E.W. : Je ne sais pas, nous ne nous posons pas ces questions. S'il faut être à l'image nous y sommes, si nous devons faire telle ou telle chose alors nous la faisons. On ne fait pas de distinction par rapport au format. Cela ne nous intéresse pas vraiment. Donc, pour nous, il est naturel d'intervenir dans l'image.
A.B. : Il est normal pour nous de jouer avec le cadre, d'être créatif avec la caméra.
E.W. : Tous les moyens sont bons pour dire des choses s’ils sont cohérents ! Rencontrer des gens, c'est un moyen, intervenir dans le cadre avec les mains, ç’en est un autre. On ne se refuse rien au préalable. On ne se préoccupe pas des frontières autour de la vidéo, de la fiction, du documentaire. Les catégories ne nous intéressent pas, les frontières non plus.

C. : Le mot de la fin ?
E.W. : Même si on en a beaucoup parlé, on ne pense pas que le film n'évoque qu'Israël. En tout cas, c'est notre idée et c'est important pour nous. Nous l'avons fait là-bas car nous sommes Israéliens, nous ne pourrions pas le faire ailleurs. Mais on le voit aussi avec les réactions après les projections que cela va bien au-delà d'Israël. Les questions de l'appartenance à un groupe, de l'identification, peut-on ou non prendre de la distance et changer de position, ce sont des interrogations très larges et qui dépassent le cas très spécifique d'Israël, du moins je l'espère.

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