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Sous la douche, le ciel : entretien avec Effi et Amir

Publié le 28/05/2018 par Bertrand Gevart et Fred Arends / Catégorie: Entrevue

Chronique d'un changement de réalité

Tourné entre 2012 et 2017, Sous la douche, le ciel est la chronique passionnante de la réalisation d'un projet citoyen exemplaire porté par des individus enthousiastes et combattants. Effi et Amir (Effi Weiss et Amir Borenstein) ont accompagné cette aventure humaine exceptionnelle. Le film sera présenté au cinéma Nova les 1er, 9 et 17 juin, accompagné de débats sur les différentes thématiques que le film soulève. Nous les avons rencontrés dans les magnifiques installations de DoucheFLUX, inaugurées en mars 2017.

Cinergie : Le processus de production de Sous la douche, le ciel s'est fait sur plusieurs années. Comment tient-on le coup sur une telle période, avec de longues pauses ? Comment garder le souffle avec une telle temporalité ?
Amir : Nous avons contacté l'association Douche Flux quelques mois après sa création avec l'idée de les accompagner jusqu'à l'inauguration du bâtiment. Nous avions donc les points de départ et d'arrivée mais la grande inconnue était la durée entre ces deux points. Evidemment, ce n'était pas très facile à faire. Nous avons eu une première période très chargée de 16-18 mois suivie d'une période plus posée. Mais il y avait beaucoup de doutes. L'idée du film était là, mais on ne savait pas s’il y aurait bel et bien un film au final. Ce n'est qu'après un an que nous avons commencé à voir à quoi cela allait ressembler.
Effi : C'est sûr que ce n'était pas évident, mais plus que la durée, ce sont nos doutes car nous avons commencé le film de façon spontanée, avec une simple intuition. Et la question de la justesse de cette intuition se posait sans qu'on ait de réponse. Il y a eu des moments où l'on a vraiment lâché. Ce n'était pas à cause du projet, mais à cause de nous et de nos doutes. Chaque fois que nous sommes allés filmer à Douche Flux, les gens nous donnait tellement d'énergie, d'espoir que cela nous faisait du bien de passer du temps avec eux.

C. : Le film est mené un peu comme un film à suspense, avec des moments d'action, dans la voiture, la nuit, les négociations, etc. De même, Laurent d'Ursel est un vrai personnage de cinéma, il maintient la tension et l'attention tout au long du film. Comment s'est passé le travail d'écriture, de scénarisation ? Et le film, malgré des moments de désespoir, est aussi très positif...
E. : C'est sûr qu'il y a eu un travail de scénarisation même si en même temps, nous étions obligés de suivre une certaine réalité. Heureusement qu'il y avait cette course dramatique de la réalité que nous pouvions accentuer et sur laquelle nous pouvions ajouter de petites histoires d'autres personnages. De même, le montage a permis aussi de mettre en avant cette dynamique.
A. : C'est clair que le corps principal du film est la chronique. Et cette chronique crée le suspense, cela était déjà très clair après quelques mois. Au fur et à mesure, nous avons essayé de créer des séquences satellites autour de ce corps principal.
E. : L'énergie positive que tu mentionnes vient d'abord du projet lui-même, de son audace, de l'attitude de défi de regarder la réalité en face. C'était très important pour nous de garder cet aspect et de ne pas le noyer dans le misérabilisme.

C. : La parole des « usagers », des personnes sans-abri ne se fait pas par des témoignages directs qui pourraient être larmoyants mais souvent via l'émission de radio à laquelle elles participent. Le rire et la légèreté sont très présents malgré des situations difficiles. Comment se sont passées les rencontres avec ces personnes et leur expression dans cette émission de radio ?
A. : Il faut savoir que l'émission de radio faisait partie des activités de DoucheFLUX et tous les usagers que l'on voit étaient déjà dans l'association. Il s'agissait d'une approche très active, nous ne voulions pas d'un passivité face à la réalité mais vraiment quelque chose de l'ordre de l'action. C'est en rencontrant ces gens lors des premières réunions que nous avons décidé qu'il fallait absolument filmer ces moments. Nous avons pu ainsi nous rapprocher et assister aux émissions de façon assez naturelle.
E. : La confiance était là depuis le départ. Elle ne s'est pas construite au fur et à mesure mais directement avec les gens que l'on voit à l'écran. Bien sûr, certaines personnes ne voulaient pas être filmées et cela se terminait d'emblée, sans gravité. Cette confiance venait du fait que nous nous intéressions à leur projet, que nous étions là pour témoigner de leur action. Cela leur a permis de nous voir comme étant avec eux, à leurs côtés. Nous n'étions pas là pour déranger ou pour critiquer.
A. : Nous n'étions pas dans l'optique d'un réalisateur mais dans celle de quelqu'un qui vient accompagner le projet avec une caméra. Cela nous a mis dans une position tout à fait différente. Nous avons passé des heures en réunion pour essayer de comprendre le projet, d'être avec les gens, de connaître leur discours, leur pensée et puis, parfois évidemment de filmer. L'approche est donc celle d'un accompagnement et non pas de venir filmer avec un timing et un tournage précis. Cela permet de montrer une ouverture, des moments ensemble qui sont documentés, enregistrés.

C. : Cette implication de votre part a-t-elle été parfois problématique ? A-t-on pu vous dire que votre présence ou celle de votre caméra devenait gênante ?
A. : Cela a pu être problématique mais pas avec les personnes liées à l'association. Par exemple, nous n'avons jamais pu filmer les réunions avec le pouvoir politique ou dans certaines rencontres pour la récolte de fonds, quand DoucheFLUX considérait que notre présence risquait de nuire au projet. Dans ces cas, jamais nous n'insistions.
E.: Il y avaient aussi des moments où certaines personnes présentes ne voulaient pas être filmées ; cela est arrivé assez souvent.

C. : Au-delà du projet DoucheFLUX, le film pose très clairement la question du pouvoir dont les portes sont souvent fermées, littéralement. On comprend mieux comment fonctionne ou pas le pouvoir politique à Bruxelles avec finalement peu de réel pouvoir de décision. Les réactions au projet sont également éclairantes sur comment la société voit les sans-abri, comparant DoucheFLUX à du luxe superflu comme si les sans-abri devaient se doucher dans des endroits insalubres...
A. : Oui c'est exactement cela que nous avons aussi aimé dans ce projet et c'est cela aussi qu'on espère que va révéler le film. Quant on a fait le choix de suivre le chemin d'une idée jusqu'à sa concrétisation, on imaginait déjà rencontrer ces choses-là : le conflit avec le pouvoir, les différentes opinions et critiques par rapport au projet même, les idées que les gens ont des SDF et leurs besoins.

C: De longs plans fixes de ciel rythment le film dont ces magnifiques images avec les boules de l'Atomium. Quelles significations avaient ces plans pour vous ?
A. : Pour nous, ce sont des plans qui permettent, on l'espère, de penser à d'autres situations et de ne pas rester que dans l'histoire de DoucheFLUX. DoucheFLUX est pour nous un cas particulier, fascinant mais ce n'est pas le sujet du film. Pour nous, le sujet est l'action citoyenne, la possibilité d'intervenir dans une réalité, d'imaginer autre chose et d'essayer d'y arriver. Ces plans sont des moments où le spectateur peut...
E. : ...commencer à projeter vers quelque chose de plus large.

C. : Quelque chose qui tend vers l'utopie...
A. : Oui, oui tout à fait. Mais pas dans le sens où ce n'est pas réalisable.
E.: Dans le sens de dépassement, dépasser quelque chose. Ne pas se situer passivement par rapport à une réalité mais d'essayer de voir quelque chose qui se trouve derrière l'horizon.
A. : De voir plus loin et avec les boules de l'Atomium qui se détachent, d'intervenir dans une réalité et de faire l'impossible peut-être...

C. : Et comment avez-vous détaché ces boules de l'Atomium ?
A. : Euh... avec des effets spéciaux !!!

C: Ce sont des manipulations que l'on voit rarement dans le documentaire.
A. : Ça rejoint vraiment l'idée de faire l'impossible car c'est l'une des choses que le cinéma peut faire. Le cinéma a cette capacité de montrer des choses qui n'existent pas ou n'existent pas encore et c'est aussi un outil pour élaborer notre imagination.
E. : On a essayé de montrer quelque chose d'impossible dans un plan qui est aussi très réaliste. Ce n'est pas du « computer graphics ». Ce n'est pas une « fantasy ». C'est quelque chose qui se passe dans une réalité et qui dépasse la réalité et qui du coup, l'ouvre. Et cette ouverture, nous l'avons beaucoup cherchée car le film se passe aussi beaucoup en intérieur.

C. : Le montage du film s'est terminé cette année. Comment voyez-vous la diffusion du film, son accompagnement ?
A. : Il y a déjà quelques pistes possibles. Il y a la piste traditionnelle des festivals, donc une circulation plutôt cinématographique. Le film peut également être utilisé comme un outil pour libérer une parole destinée à un public qui viendrait à DoucheFlux, soit les écoles des travailleurs sociaux ou ceux des associations qui sont sensibles à la thématique.
E. : Les débats organisés seront aussi une façon d'aborder ce que le film soulève au-delà de DoucheFlux : les relations public/privé, professionnalisation/bénévolat, et bien entendu, la capacité d'agir sur notre réalité.


Entretien réalisé à DoucheFLUX le 18 avril 2018. 

Merci à Benjamin Brooke pour son accueil.

www.doucheflux.be

 

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