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Effi et Amir, Chance

Publié le 16/06/2021 par Constance Pasquier et Fred Arends / Catégorie: Entrevue

Filmé entièrement dans la remorque d’un camion, ce docu-fiction signé par les réalisateurs Effi et Amir (Sous la douche, le ciel) raconte l’énième tentative nocturne de quatre jeunes Soudanais, demandeurs d’asile, pour rejoindre l’Angleterre depuis la Belgique. Le temps d’une nuit, entre les murs d'un rectangle en mouvement, ils rejouent leur réalité quotidienne, trop souvent invisible, à l’intérieur de cette boîte noire.

Rencontre intime avec Effi et Amir au cinéma Nova pour la sortie de leur magnifique dernière long-métrage. Des paroles simples pour un film magistral.

 

Cinergie : Le film a été tourné en deux jours et constitue une sorte d'essai entre fiction et documentaire. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette frontière poreuse entre réalité et fiction ? 

Effi & Amir : Cette question de frontière entre documentaire et fiction était la plus importante pour nous et avait aussi le plus d'intérêt cinématographiquement. Nous souhaitions raconter cette histoire mais en faire un documentaire n'était pas éthiquement possible même si les personnages ont vécu cette situation. Et en tant que fiction, nous risquions de trop contrôler les discours. Et nous voulions que les personnages soient assurés de leur paroles et de leurs actions. C'était primordial. Nous avons donc au préalable poser un cadre ensemble et à l'intérieur de ce cadre, nous leur avons laissé toute liberté d'improvisation. Il s'agit vraiment d'une mise en situation : créer le décor qui soit le plus proche de leur réalité, l'intérieur de cette remorque. Et dans ce décor, il y avait, disons, deux équipes: eux, les quatre personnages et l'équipe de tournage, elle aussi sans ligne directrice. Concrètement, nous entrions dans le camion et tournions sans discontinuer jusqu'à épuisement de la batterie.

 

Cinergie : Combien étiez-vous sur le tournage ? Et comme cela se passait-il ? 

Effi : C'était très contraignant. Il y avaient les quatre personnages et nous quatre : l'ingénieur du son, le caméraman et nous deux. Le caméraman et Amir étaient tout proches de l'action, l'ingénieur du son et moi-même étions cachés derrière des boîtes en carton avec un moniteur pour voir ce qui se passait. La situation était très étouffante mais il s'agissait d'avoir une situation réelle afin que du réel puisse émerger.

 

Cinergie : Comment la préparation du tournage s'est-elle effectuée ? 

Effi : Le film est né de la longue relation entre nous et les protagonistes. Au fur et à mesure, nous prenions conscience de cette réalité qui se déroule tous les jours sur les autoroutes en Belgique. Nous souhaitions comprendre au mieux cette réalité, son déroulement, les silences qui accompagnent cette réclusion et pouvoir ensuite développer un récit qui corresponde au mieux à cette réalité.

 

Cinergie : Les personnages sont un peu co-auteurs ?

Effi & Amir : Tout à fait !

 

Effi : Il n'y a pas eu beaucoup de préparations. Il y a eu quelques séances de discussion notamment sur les détails. Par exemple, que devions-nous acheter à manger ? Que mettent-ils dans les sacs ? Comment emballe-t-on ? A l'avance ou pas ? Les étiquettes sur les marchandises: comment les lit-on ? ...

L'idée aussi était que le camion devienne une scène pour eux qui leur permette d'aborder différents sujets. Les personnages nous ont dit que l'idée du camion était très bien mais que leur réalité dépasse ce lieu là. Il y a aussi la réalité des parcs, le harcèlement de la police, la faim. Le camion comme scène permettait d'aborder ces différents problèmes. Le cadre leur permettait cela mais il s'agissait de leurs choix : ils ont réfléchi à l'avance sur les sujets qu'ils souhaitaient aborder et comment.

Et nous n'imaginions pas qu'ils y arrivent si bien, avec beaucoup de fluidité et de naturel. Et d'autant plus que le procédé cinématographique était très intimidant avec la caméra souvent très proche des visages. L'équipe de tournage était comme un cinquième personnage.

 

Cinergie : La parole est évidemment centrale dans le film. L'un des personnages est « nouveau » et la parole est source d'informations essentielles... 

Effi : Afin de rendre les choses plus naturelles, nous avons décidé que l'un des personnages jouerait un « nouveau ».  Cela permettait de donner des informations de façon simple. 

Amir : il y a eu aussi des surprises de part et d'autre. Pour nous, la surprise de découvrir comment ils se comportent dans ce lieu qui leur est bien plus familier qu'à nous. Ils ont vraiment la maîtrise de cet espace dans la façon de bouger et de se placer. Nous avions l'impression d'être accueillis dans leur espace. Et je pense que cela leur a donné beaucoup de confiance et de sécurité.

 

Cinergie : Vous les mettiez en scène et ils vous mettaient en scène 

Effi & Amir : Oui, c'est exactement cela. 

Effi: Chaque partie avait sa spécialité; eux, celle du récit et nous, du cinéma. Mais les deux ont été déstabilisées et fragilisées par la situation et l'inconnu de ce qui allait se passer.

 

Cinergie : Ils n'avaient pas d'expérience de la caméra ? 

Amir : Aucune. Nous n'avons jamais fait de test caméra avec eux. Ils n'avaient jamais eu un objectif à 20 cm de leur visage....

 

Cinergie : Et ils jouent vraiment bien ! 

Effi&Amir : Oui et peut-être c'est trop réussi et c'est pourquoi la frontière fiction/documentaire est si ténue.

 

Cinergie : Le travail sur le son permet de créer des espaces imaginaires. Comment avez-vous travaillé cet aspect ?

Amir : Avec le son, on a voulu créer le monde extérieur. Le film est dans une bulle, fermée, et ce monde extérieur est une métaphore sur leur présence en Europe. L'Europe est ce monde extérieur avec ses barrières et tout comme à l'intérieur du camion, ils essaient d'imaginer ce qui se passe dans ce monde « invisible ». Il y a cet écart entre deux univers qui existent en même temps mais qui sont complètement séparés. Nous avons aussi gardé quelques « surprises sonore ». 

Effi : Il faut peut-être expliquer le dispositif sonore. Il y a des sons qui ont été ajoutés au montage et ceux joués en temps réel pour permettre au récit d'avancer et que les personnages puissent aborder tel ou tel sujet. Par exemple, ils sont dans le camion et à un moment donné, il y a le bruit d'une sirène. Nous avons joué cette sirène sans qu'ils soient au courant. Parfois ils réagissaient, parfois pas du tout. 

 

Cinergie : Le film est très intime de par son format et sa durée. Et cette intimité se renforce au fur et à mesure, les personnages se révèlent, parlent de leurs rêves et cela crée une connexion directe avec eux alors qu'un monde nous sépare. Comment cela a-t-il été possible ?

Amir : De façon naturelle car jamais nous n'avons guidé leur parole, parfois nous posions une question pour recentrer le discours mais nos interventions ont été rares.

 

Cinergie : Le tournage a duré 2 jours, vous n'aviez pas beaucoup de matière pour le montage. 

Amir : De fait, nous n'avions pas beaucoup de rushes et au montage, nous avons privilégié les plans-séquences assez longs pour garder cette sensation de temps réel, du temps qui passe et la manière dont les sujets se développent.

Effi : Et nous étions tellement enchantés par leur maîtrise que nous avions dû mal à couper au montage.

Amir : Il faut souligner le travail remarquable de Ryszard Karcz, le chef opérateur qui a trouvé des solutions qui ont pu convenir à tout le monde.

Effi : Il a tourné sans savoir ce qui se passait et sans comprendre un mot de ce que les personnages disaient.

 

Cinergie : Ça n'a pas dû être simple... L'image parvient aussi à maintenir une dramaturgie, un « suspense » qui fait que ce huis clos n'est jamais ennuyant.

Effi: Oui c'est vraiment grâce à son travail. La seule directive était de ne jamais utiliser de zoom et de ne pas couper sauf si c'était réellement nécessaire.

 

Cinergie : Les protagonistes ont-ils vu le film et quelles ont été leurs réactions ?

Amir : Oui, ils l'ont vu. Ils étaient également présents à quelques sessions de montage. Je pense qu'ils ont aimé et qu'ils sont assez fiers du résultat.

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