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Deux jours, une nuit - En salles depuis le 21/05

Publié le 15/06/2014 par Sarah Pialeprat / Catégorie: Critique

La femme qui marche

C’est tombé samedi, les frères reviennent les mains vides de cette édition cannoise. Dommage… D’autant que Deux jours, une nuit est un film politique et poignant qui aurait fait sens à la veille des élections européennes. Dans l’éclat artificiel des projecteurs, dans la somptuosité aveuglante des tissus, des joyaux et des chairs, une ouvrière en t-shirt fluo n’aura pas su se frayer un chemin. Et pour un cinéma qui ne cède jamais au spectacle, c’est peut-être tant mieux.

Marion Cottilard dans Deux jours, une nuit

Une histoire qui se résume en une phrase et qui tient en haleine durant 1h35, voilà ce qu’on peut appeler le talent et la magie du cinéma. Car jamais chez les Dardenne, on avait jusqu’ici serré ses poings d’angoisse, et attendu, le cœur au bord des larmes, une résolution qui, cerise sur le gâteau, laisse sans voix. Un véritable tour de force en effet que de maintenir un suspense haletant et tendu avec une histoire aussi simple et, qui plus est, répétitive. Car Sandra (Marion Cotillard), au sortir d’une dépression qui l’a gardée un temps chez elle, va, durant un week-end, essayer de convaincre un par un ses collègues de renoncer à une prime de 1000 € promise par le patron. Le renoncement majoritaire lui permettrait de retrouver son emploi. Deux jours, une nuit réitère donc patiemment et dignement, la requête de Sandra auprès des employés de l’usine. « Je suis venu te demander de voter pour moi pour que je puisse garder mon travail », répète-t-elle inlassablement. « Je sais que 1000 euros de prime, c’est beaucoup. Je comprends. » Mais répétition ne signifie en rien ici reproduction à l’identique. À la manière d’un conte initiatique populaire qui permet de grandir, chaque scène instaure d’infimes variations qui nous rendent plus attentifs, plus sensibles à la cause, et qui sondent, tableau après tableau, face à face après face à face, de plus en plus profondément le cœur de ce personnage déchirant. 

L’argent ou moi ? Question des plus violentes qui va susciter des réactions diverses, de l’esquive lâche au coup de poing en pleine gueule, des pleurs de soulagement à l’hésitation, du refus sans état d’âme à l’impossibilité coupable. Au cours de ce chemin de croix parcouru par une Marion Cotillard sans fard et sans pathos, l’histoire individuelle s’imbrique à l’histoire collective ouvrant le film à des questions profondes sur l’être ensemble. Il ne s’agit plus ici du choix éthique d’un individu face à un autre, motif qui travaille tous les films des cinéastes, mais de multiplier les face à face pour se colleter de front aux rouages, à la collectivité, à la solidarité et au système. Film puissamment et courageusement politique donc, les pieds ancrés dans un réel où rien n’est jamais ni noir ni blanc, où l’éthique s’est débarrassée de la morale.

Fabrizio Rongione et Marion Cotillard dans Deux jours, une nuit

Dans cette plongée directe au cœur d’une société construite sur les emplois précaires, la maltraitance domestique et professionnelle, le travail au noir les week-ends mais aussi l’entraide et l’empathie, se profile le portrait du couple formé par une Marion Cotillard vacillante et un Fabrizio Rongione tout en résistance. Collé à ses basques, Manu, cuistot au lunch garden, ne lâche rien. Avec son aide, celle des antidépresseurs et du soutien de quelques autres, Sandra va enfin pouvoir marcher droite, retrouver sa dignité. Et plus le film avance, plus Sandra relève la tête. Et c’est bien ce que filment les Dardenne, une femme qui marche, un petit corps fragile privé de mots (Sandra perd régulièrement la voix) qui peu à peu se redresse et parvient à libérer sa parole malgré la honte qu’elle éprouve face à ses collègues, et la peur qu’elle ressent face au contremaître haineux (Olivier Gourmet). À l’image de ses personnages, le film avance lui aussi de façon implacable, sans discours superflu, sans concession, et malgré cela sans aridité, se permettant même la caresse de deux moments musicaux bouleversants dans l’espace confinée d’une voiture. Petula Clark et les Them explosent et font éclater, sans autres mots, le lien profond et la complicité qui unissent ce couple. Le cœur, lui, n’est plus au bord des larmes, il a depuis longtemps chaviré.

D’une fluidité extraordinaire que seules des heures et des heures de répétitions et une caméra placée au centre de l’action ont pu permettre, la mise en scène suit au plus près et au plus juste la vitalité de Manu et les atermoiements de Sandra. Continuer, poursuivre coûte que coûte, avancer ne sont pas ici de vains mots. Et c’est là, sans doute, toute la beauté du geste des cinéastes, poursuivre à contre courant, faire résistance, les quatre mains dans le cambouis et, comme Sandra, venir là, à Cannes, sur ce confetti d’enchantement au cœur d’une Europe en crise, vendre l’invendable, exposer un morceau de réalité extirpé de cette Europe qu’ils contemplent et qu’ils osent mettre en plein soleil.

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