Dossier Numérique 3 - Esthétique et numérique (Philippe Blasband)
Cinergie : Pourquoi es-tu passé du 35mm d'Un Honnête commerçant à l'emploi de la DV-cam pour La Couleur des mots, ton second long métrage ?
Philippe Blasband : Tout d'abord c'est un film d'une heure, ce qui est déjà une des libertés qu'offre la DV que de permettre à un film d'avoir la durée qui lui convient.
Mon fils aîné a un handicap, la dysphasie. Le film suit le trajet d'une femme (jouée par Aylin Yay, ma femme) qui suit la journée d'une dysphasique. C'est un sujet très spécifique, relativement douloureux et, surtout, un sujet dont je ne supporterais que très difficilement des critiques externes. Par exemple, j'ai fait lire le scénario à plusieurs personnes et quelqu'un m'a dit : "C'est dommage, on pourrait en faire un téléfilm. Tu traites le sujet de façon âpre". L'idée du film étant de suivre de l'intérieur ce qu'est la dysphasie. C'est assez difficile. C'est comme essayer de faire comprendre de l'intérieur un handicap comme l'autisme. D'autant que ce dernier est très visible et la dysphasie, dans certains cas, est très peu visible. Donc les critiques extérieures sont d'autant plus insupportables que j'ai acquis une expérience, un vécu de la dysphasie et que celle-ci est peu visible. La plupart des gens ne se rendent pas compte de ce handicap. Mon fils parle beaucoup. Il est même bavard. Le problème étant qu'il ne comprend pas toujours ce qu'il dit et que parfois ça crée des malentendus. Je suis certain qu'il y a une bonne façon de traiter le sujet. Et pour cela je ne peux pas faire de compromis. Il serait douloureux, pour moi, d'avoir l'avis de différentes commissions ou intervenants, voire de n'importe quel bailleur de fonds. Ceux-ci sont obligés de refuser des projets pour des raisons externes pas nécessairement pour des raisons internes.
De plus, je voulais faire un film avec une équipe très réduite. J'avais déjà fait un court métrage en DV (Mireille et Lucien) et je voulais faire également un long métrage sur ce support. Certains disent qu'avec la DV n'importe qui peut prendre une caméra et tourner. Je voulais voir à quel point c'était vrai. C'est faux, évidemment. Le problème n'est pas la caméra et la pellicule mais l'organisation du tournage. D'un point de vue fictionnel il faut gérer une équipe même si elle est réduite. On était une petite dizaine sur le plateau, tout le monde travaillait énormément et quand quelqu'un n'a pas de boulot -même temporairement - c'est un peu gênant. J'ai fait un plan de travail ce que je n'avais plus fait depuis longtemps ainsi que le premier montage. J'ai essayé d'alléger au maximum le poids qui reposait sur l'équipe. Ce qui fait que celle-ci a changé en cours de route, un peu comme si on tournait trois courts métrages.
C : Que préfères-tu, tourner en pellicule argentique ou en numérique puisque tu as l'expérience des deux supports ?
Ph. B. : Ce sont deux choses totalement différentes. Je trouve la DV plus dure que le S16 ou le 35mm. A deux titres. D'abord, un film tourné en 35mm aura une apparence de beauté, une esthétique (plus encore lorsqu'on fait appel a des décors). Les films tournés en DV ont une image plus cruelle. Il faut donc vraiment une bonne histoire et des comédiens qui transcendent le rôle qu'ils incarnent. Sinon rien ne passe. Le format ne rattrape pas, il donne davantage une impression de pauvreté que de richesse. Ensuite les caméras DV-Cam obligent à faire des compromis. On est obligé de se demander ce que l'on doit sacrifier. Par exemple : la mise au point. On ne peut pas mettre de repères. Il faut accepter les flous. Dans certains plans la personne arrive du flou au net. En plus avec une caméra à la main cela bouge beaucoup car il n'y a pas, pour compenser, le poids de la caméra 16 ou 35mm. Un moment quelqu'un a tourné une séquence et c'était intéressant parce que j'ai compris que je sacrifiais davantage au bougé pour conserver une esthétique des visages tandis que l'autre personne se mettait en courte focale pour être sûr d'avoir une plus grande profondeur de champ quitte à déformer légèrement les visages.
Il y a donc une part vouée à la contingence. Ce qui existe pour tous les films. Mais il arrive en DV que cela prenne des proportions énormes. Parfois on essaie de suivre quelqu'un avec le point net puis on le perd et finalement on revient à la netteté du personnage et on se dit : "tant pis". Cela finit par devenir un style. Au montage on découvre que c'est parfois la meilleure prise. Donc la qualité du jeu prime sur tout. Ce n'est pas un format qui te permet de faire de l'esthétique. Il faut sacrifier les plans larges. On ne peut faire de très grands plans puisqu'il n'y a pas assez de définition. Il faudrait les faire en Bétacam.
C. : Pourquoi ne pas avoir utilisé les deux ?
Ph.B. : Je n'avais pas assez d'argent. J'ai emprunté la DV d'Artémis. En tout le film m'a coûté de 150 à 160.000 FB. Je paie les repas, tout de même ! (sourires) Et en comptant deux disques durs pour le montage. Je n'avais pas plus d'argent que pour un film réalisé sur fonds propres.
C. : C'est donc vraiment une autoproduction ?
Ph.B. : Artémis et d'autres sociétés se sont mises en participation, pas en production.
C. : Où en es-tu actuellement ?
Ph.B. : J'ai terminé un premier montage qui n'a été vu que par Ewin Rykaert, mon monteur habituel. Dès qu'il aura terminé son travail actuel, il va finaliser le montage. Le vrai luxe de la DV c'est le temps. Autre chose, au sujet de ce support, qui ne s'est pas vérifié à l'expérience : "Je m'étais dit si une séquence ne me plait pas je peux la retourner". Cela est faux. D'autant que j'ai toujours peur qu'avec énormément de prises l'on soit moins concentré sur le plateau, qu'on ne se dise : "de toute façon il y aura bien une prise qui fonctionnera." Et c'est un processus qui déclenche très vite un manque de rigueur. Spécialement en DV. Sur La Couleur des mots il y a eu deux prises. Parfois cinq et parfois sept. Mais c'est un maximum. Ayant une formation de monteur, je n'aime pas regarder des rushes, ad aeternam, avant de choisir la bonne prise. J'ai des souvenirs monstrueux où on regarde vingt prises qui sont pareilles et entre lesquelles il faut choisir. C'est pourquoi j'essaie de tourner des prises extrêmement différentes avec des nuances franches. De même, je trouve intéressant de travailler rapidement d'autant plus que personne n'étant payé, je me voyais mal obliger l'équipe à faire des heures supplémentaires. Sans compter qu'Aylin la comédienne principale et moi avons des enfants, il y a donc des problèmes de garde et d'horaires.
C. : Tu comptes kinescoper le film sur pellicule ?
Ph.B. : Normalement oui. On pourrait. De toute façon faire au moins un désentrelaçage, offrir une image progressive pour qu'elle ne fasse pas vidéo. (1) La Couleur des mots est un film, que l'on va essayer de sortir en salles, mais au minimum il sera en DVD et pourra servir de support pour des associations qui s'occupent de la dysphasie comme il existe un documentaire pour les aphasiques. On présentera le film et la projection seront suivie d'une discussion. Sauf que c'est un film qui est donc plus personnel que didactique. J'ai essayé de jouer sur les deux tableaux sans y parvenir.
C. : Aurais-tu tendance à défendre davantage les productions à petit budget tournées en numérique plutôt que celles qui sont tournées en S16 ou en 35mm ?
Ph.B. : Je n'ai rien contre l'un ou l'autre support.. Les deux systèmes peuvent co-exister. Mais tourner en DV n'est pas aussi simple que certains le prétendent. Une équipe réduite oblige à se passer d'une série de postes essentiels et le réalisateur devra se transformer en chef de chantier ou en Monsieur Loyal. Il faut créer une ambiance parce que cela doit être une expérience intéressante et gaie pour les gens qui y participent. L'argent leur permet de se raccrocher à leurs compétences professionnelles. Ici ce n'est pas le cas. Donc, je peux imaginer que le réalisateur d'un premier film, choisissant la DV par économie, se plante. Parce que faire un premier film est toujours compliqué et on n'a jamais assez d'argent. Mais cela permet, et c'est un autre aspect, de tourner très longtemps. Mais sans argent ce n'est vraiment pas possible. Avec un budget de 20-30 millions on peut imaginer que l'on pourra tourner plusieurs mois, que des scènes soient refaites plusieurs fois que les gens -- comédiens inclus -- soient payés sur ces trois/quatre mois et qu'on monte en même temps. Là, cela aurait un sens. Pour La couleur des mots on a tourné 17 jours éparpillés sur deux mois.
(1) À l'aide d'un scanner, on peut transformer les 25 images/secondes entrelacées de l'affichage cathodique, destiné à la diffusion télé (les fameuses 625 lignes dont 576 sont utiles) par une image progressive. Dans ce processus chaque image est codée et affichée de manière intégrale en 4.2.2. Ce qui rapproche l'image numérique de la qualité argentique du mastering cinéma (24 images/secondes en mode progressif) et permet une diffusion sur support DVD ou en projection numérique via le projecteur DLP 100 Barco, sous licence Texas Instruments, sans passer par l'étape, encore coûteuse, du kinéscopage.
Conclusion
Il nous reste à examiner la diffusion de la production numérique étant acquis que la post-production fonctionne, sur ce support, depuis de nombreuses années. La diffusion dans des salles équipées de projecteurs numériques est au point. Nous le verrons. Si ce mode de diffusion boosté jusqu'il y a peu fait actuellement du surplace c'est que, d'une part, son équipement est encore relativement cher et que d'autre part, que les majors hollywoodiennes - épouvantées par le piratage du système audio - cherchent un verrouillage efficace à la transmission de leurs films par satellite ou DVD multicouches.
Revenons au DVD, n'en déplaise à ses thuriféraires, celui-ci a redonné un second souffle à un cinéma que la télé enterrait en douceur. Sa singularité est d'avoir rendu à l'oeuvre son statut. Qualité de son, qualité d'image et durabilité sont les atouts du DVD. Rien d'étonnant si la télé s'engage à son tour dans la voie du numérique.
Toujours dans le domaine du DVD, si les Etats-Unis diffusent une part non négligeable de leur production qui n'est plus projetée dans le circuit des salles, mais tout de suite en vidéo-club, c'est une pratique courante en Chine. Le cinéma qui se développe hors de la structure étatique, sans autorisation de tournage, en 16mm mais aussi de plus souvent en DV ou HD, est diffusé via le système des DVD puisque les salles de projection lui sont interdites.
On ne peut donc écarter l'hypothèse que pour lutter contre le piratage nous assisterons dans les années qui viennent en Europe et aux Etats-Unis, à des sorties simultanées en salles et en DVD. Enfin, signalons qu'à l'instar du circuit de salles MK2 en France, l'Arenberg Galeries, en Belgique, vend des DVD et envisage de créer une boutique sur le modèle de MK2. Variante asiatique : YiYi d'Edward Yang qui, à la suite de son succès critique et public au Festival de Cannes est sorti en salles en Europe mais ne l'a pas été à Taiwan, son pays d'origine. On ne le trouve qu'en DVD. Il est plus que probable qu'un même film existe donc dans plusieurs versions suivant le public visé par les diffuseurs. Avec la probabilité que les versions auront un timing différent suivant le passage en salles ou l'édition en DVD. (collector ou director's cut). En effet, le DVD affranchit le créateur des impératifs commerciaux. Les suppléments ou les bonus peuvent apporter un plus qui replace le film dans son contexte, élargissant le cadre du film en proposant --- pour certains d'entre eux --- une analyse image par image (exemple le commentaire de Jean Douchet pour M. le Maudit ou La Règle du jeu). A l'inverse les bonus peuvent être d'ennuyeux making off, de purs arguments de marketing débitants des clichés au km2. A vous de voir, et de savoir que rien ne remplacera jamais une projection en salles suivie d'une discussion avec le réalisateur du film et de son équipe.