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Entretien avec Dominique Abel et Fiona Gordon à propos de « Paris Pieds Nus »

Publié le 11/04/2017 par Grégory Cavinato / Catégorie: Entrevue

Cinergie : Emmanuelle Riva nous a quittés en janvier 2017, à l’âge de 89 ans. Pouvez-vous nous raconter comment vous en êtes arrivés à travailler avec elle sur votre quatrième film ?
Dominique Abel :
Nous cherchions une actrice de cet âge-là pour jouer la tante de Fiona, mais les candidates avaient un côté trop bourgeois par rapport à ce que nous cherchions. Nous n’avions pas pensé à Emmanuelle, que nous connaissions principalement dans un registre dramatique. Puis, quelqu’un nous a suggéré de regarder une vidéo qu’elle avait faite pour le New York Times à l’époque de la campagne pour les Oscars en 2012. Ils étaient venus la filmer chez elle. Elle était « jouette », elle dansait, elle s’amusait, elle imitait Chaplin. C’était exactement ce que nous cherchions : ce personnage animalier, enfantin, naïf, que nous n’avions jamais vu chez elle !
Fiona Gordon : Ça peut paraître incongru d’associer l’univers d’Emmanuelle Riva au nôtre mais Emmanuelle était poète. Comme nous, elle aimait beaucoup Buster Keaton et je pense qu’elle comprenait très bien ce langage d’épure qui est également le nôtre. Quand les gens qui ne nous connaissent pas lisent nos scénarios, ils se disent : « Est-ce que c’est un film pour enfants ? » Peu de gens comprennent qu’il y a, entre les lignes, un espace de jeu, d’humour et de poésie qu’il faut faire ressortir. Mais Emmanuelle l’a tout de suite compris. Elle a quand même regardé Rumba avant d’accepter, pour être certaine qu’elle ne se fourrait pas dans un piège ! Et elle l’a aimé !
D. A. : Elle avait un côté chat. On lui a dit : « On aimerait que tu aies un côté chat de gouttière perdu dans la ville, un peu sale ». On l’a prévenue que le tournage ne serait pas du grand luxe. Elle n’avait donc pas sa coiffeuse ni sa maquilleuse mais ça n’a pas posé de problème. Nous avons fait très attention à elle parce que c’était une dame de 88 ans qui avait des maux partout. Elle a caché son cancer, qu’elle avait depuis un certain temps. C’était son problème à elle et elle avait beaucoup de pudeur par rapport à ça, elle n’en parlait pas. Elle nous a dit : « Quand je fais du théâtre, je répète beaucoup, mais quand je fais du cinéma, c’est la spontanéité ! » Du coup, nous avons réécrit un peu le scénario en pensant à ça et en nous adaptant à ses capacités physiques.

 

C. : Elle s’avère très drôle dans le film, dans un rôle presque inédit pour elle dans sa longue carrière. Même si elle a encore tourné deux autres films par la suite, Paris Pieds Nus est un beau chant du cygne…
F.G. : Dans la vie, elle avait beaucoup d’humour. Elle avait un rire fantastique, celui d’une fille de 14 ans ! Elle ne riait pas tout le temps parce qu’elle souffrait malgré tout. Mais comme nous, ce sont les petites choses de la vie qui la faisaient rire ! Malgré le fait qu’elle ne voulait pas répéter, elle continuait à peaufiner son personnage jusqu’à ce que ce soit bon. Elle était très intuitive et d’ailleurs, ça se sent dans tous ses films. Ce n’était pas une actrice cérébrale style « Actors Studio », elle était très perméable à tout ce qui se passait autour d’elle. Nous avons eu beaucoup de chance de tourner avec elle !
D.A. : Elle nous disait souvent : « Je n’avais jamais fait ce genre de travail, mais ça me plait ! ». Elle était toujours très humble, elle cherchait à peaufiner, à bâtir son personnage petit à petit. Tout l’inverse de Pierre Richard qui est beaucoup plus dans l’improvisation totale et qui fait des tas de propositions différentes. Emmanuelle nous disait souvent après une prise : « J’ai bien vu que vous n’étiez pas satisfaits ! On va en refaire une. »

 

Sur le tournage de Paris pieds nus d'Abel & Gordon © Cinergie

 

C. : Pierre Richard, lui, est beaucoup plus proche de votre univers. Sa présence dans votre film paraît comme une évidence. Dom et Fiona, vos personnages pourraient sortir du Distrait, qui est sans doute son meilleur film en tant que réalisateur ! Lorsque la presse parle d’Abel et Gordon, on cite souvent comme influences les grands clowns classiques du cinéma muet : Buster Keaton, Charles Chaplin, etc. Pierre Richard était-il également une de vos influences ? 
F.G. : Comme tous les clowns au cinéma, en tant que réalisateur, il sait mieux que quiconque où aller pour trouver la drôlerie qui lui est propre. C’est vrai qu’on ne le cite pas comme on cite Keaton et Chaplin. Mais nos influences sont assez larges et vont bien au-delà du burlesque. On pourrait citer Mr. Bean également, ou Jerry Lewis. Ces gens sont parfois plus du côté du comique que du clown mais ils font tous partie d’une même famille à laquelle nous appartenons également !
D.A. : Moi j’ai été nourri par son cinéma. Particulièrement en Belgique où ses films étaient très populaires. Le Distrait, c’est le premier ticket de cinéma que j’ai acheté ! Pierre était l’être le plus drôle, le plus souple, le plus agile, le plus… con… que je connaissais ! C’est beaucoup de qualités pour un seul homme, donc c’était incroyable de se retrouver à le diriger ! De se retrouver dans son appartement à lui faire essayer des pyjamas un dimanche soir ! J’aimerais le voir davantage dans des rôles physiques et burlesques parce qu’il a toujours ce talent-là. Il est très bon dans des rôles dramatiques, mais il a toujours des « funny bones » comme on dit !

 

C. : Est-ce qu’il y a de la place pour l’improvisation dans des films aussi visuels et précis que les vôtres ?
D.A. : Oui. D’ailleurs Pierre Richard a improvisé quelques petits pas de danse, sur le tournage. Nous connaissions son parcours, mais nous avions oublié qu’il avait été le protégé de Maurice Béjart au début de sa carrière ! Il a commencé par la danse en fait. Pierre a fait la même école que nous : l’Ecole Internationale de Théâtre Jacques Lecoq à Paris. Donc il démarre au quart de tour au niveau de ses petites chorégraphies. Il a 82 ans et il arrive sur le tournage en Harley Davidson !
F.G. : Nous peaufinons nos improvisations avant de filmer ! Si nous pouvions, nous improviserions beaucoup plus pendant le tournage et on essaierait de nouvelles choses tous les jours. Mais on ne peut pas faire ça, surtout pour des raisons d’argent ! Donc l’impro est la bienvenue, mais sur un tournage de ce type, on n’a jamais assez de temps pour pouvoir les perfectionner. Mais comme Pierre est un vieux routier, c’est déjà pas mal !
D.A. :Nous n’avons eu que très peu de temps avec Pierre : trois jours ! Au départ, c’est Pierre Etaix qui devait jouer son rôle. Mais il était souffrant et juste avant le tournage, il nous a annoncé qu’il ne pourrait pas le faire (Pierre Etaix est décédé le 14 octobre 2016 – NDLR) Donc, nous avons contacté Pierre Richard et – comme il est très occupé – on nous a demandé d’écrire cinq phrases sur ce que nous attendions de lui. Il a lu ces cinq phrases et a tout de suite accepté.

 

C. : Il y a trois personnages principaux dans Paris Pieds Nus : Fiona, Dom et la tante Martha. Le quatrième personnage, c’est Paris. Un Paris rêvé, beau et gai. Est-ce que vous pouvez nous parler de votre approche esthétique en amont de la préparation du film ?
F.G. : Paris, c’est quelque chose de très personnel pour nous. Nous nous y sommes rencontrés, nous y sommes allés à l’école à une époque de nos vies où nous étions seuls et lâchés dans la nature, loin de la maison (surtout pour moi) avec la peur, les aventures, les bêtises mais aussi un côté merveilleux. Nos trois personnages devaient être perdus dans une grande ville ultra-urbaine. Donc Paris s’imposait ! Pendant les repérages, nous cherchions des endroits qui correspondaient à nos personnages.
D.A. :  Nous cherchions des ponts pour filmer la chute de Fiona dans la Seine ! Et il y avait deux ponts sur l’île aux Cygnes !
F.G. : Nous avons vu cette Statue de la Liberté. Nous ne savions même pas que ça existait. Nous nous sommes dit que ce serait chouette d’avoir ce clochard qui est libre mais pourtant un peu prisonnier malgré lui et qui décide d’habiter sous la Statue de la Liberté.
D.A. : Nous avons tourné dans ces sous-ponts qui sont très beaux mais c’est là que vivent les vrais sans-abris. C’est du béton, c’est un peu humide… un peu comme si on soulevait la carte postale pour voir ce qu’il y a en-dessous. Nous aimons nous exprimer par les couleurs et il y avait ce pont tout vert et toutes ces lumières dans l’eau que nous pouvions capter très naturellement avec nos caméras numériques. C’est la première fois que nous tournons en numérique. Nous avons pris énormément de photos. Nous sommes montés plusieurs fois dans la Tour Eiffel et nous avons eu l’idée de filmer les escaliers. Être dans ces escaliers, c’est comme être dans le ventre d’une bête. Quand c’est éclairé, il y a cette lumière dorée qui fait qu’on voit toute la ville en transparence. Ça nous plaisait beaucoup. Par contre, nous n’avons pas pu réellement filmer au Père-Lachaise parce que Pierre Richard nous a donné son accord pour seulement trois jours de tournage, ce qui a fait qu’on a du réorganiser tout le plan de travail et qu’on a perdu le Père-Lachaise. Nous avons donc tourné au Cimetière de Passy.

 

Paris pieds nus d'Abel & Gordon

 

C. : Une de vos marques de fabrique c’est le côté artisanal, « carton-pâte » des décors, toujours féeriques, un peu oniriques et désuets avec un côté vieille France. On le voit notamment dans la scène d’ouverture au Canada, mais également quand Fiona arrive à Paris.
F.G. : On ne se prive jamais de partir dans des digressions par rapport à la réalité, même si en même temps nous sommes très attachés au monde réel.
D.A. : Paris est un personnage dans le sens où c’est un partenaire de jeu. Nous trouvons nos appuis sur des formes, sur des obstacles physiques, sur des escaliers qu’il faut gravir, sur l’architecture, sur les cailloux sur lesquels Dom pose sa tente… Au départ, rien de tout ça n’est dans le scénario. Nous commençons par écrire et par répéter chez nous, à Bruxelles. Nous jouons tous les rôles à trois, avec une assistante, une jeune fille qui a fait l’INRACI. Puis nous sommes allés à Paris où nous avons filmé une première fois tout le film en vitesse rapide, un brouillon scène par scène, à trois, pour voir ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas. Durant ce processus, il y a des idées qui jaillissent et qu’on inclut au film. Ensuite, on refait la même chose avec nos chefs opérateurs. C’est donc dans ces essais que nous trouvons notre bonheur !
F.G. : Pour nous, le cinéma c’est comme la sculpture ou la peinture : au début, c’est juste une esquisse et puis, petit à petit, on ajoute des choses en fonction de nos recherches et de notre inspiration. On ne sait jamais vraiment à quoi le film terminé va ressembler.

 

C. : Vos films reposent énormément sur les mouvements, les corps, le physique. Comment propose-t-on un scénario aussi épuré à des producteurs ?
F.G. : C’est difficile En ce qui concerne notre drôlerie, on espère que les gens comprennent que quand on écrit « Fiona se perd dans le métro », c’est en fait tout un numéro, une longue digression.

 

C. : Utilisez-vous des storyboards ?
D.A. :Non. Au début, on le faisait, mais comme nous filmons nos répétitions, nous nous sommes rendu compte qu’il est toujours plus facile de les utiliser pour références. Le curseur de la création chez nous se situe beaucoup plus à l’étape de la fabrication qu’à l’étape de l’écriture. Ce qui ne veut pas dire que l’étape de l’écriture ne prend pas de temps : il faut beaucoup de temps pour trouver une histoire simple qui laisse de l’air pour que le côté physique puisse s’insérer dedans. Ça nous pose un problème supplémentaire parce que la plupart des comités décisionnaires sont des comités de lecture et que nous avons très peu de dialogues. Donc on essaie de naviguer.

 

Cinergie : La renommée a-t-elle aidé à mieux faire comprendre votre style aux financiers ?
F.G. : Non, c’est pire en fait ! Parce que les gens qui nous connaissent veulent voir une évolution. Je comparerais ce que nous faisons au métier de viticulteur. Les gens qui n’aiment pas le vin ou n’en ont pas une connaissance particulière vont juste dire : « Oui, c’est du vin. Plus sucré ou moins sucré, mais ça reste le même vin. » Notre cinéma est comme ça : dans les nuances des choses. Et peut-être que les gens qui ne sont pas spécialement fans de nos films se disent que c’est toujours un peu la même chose. Mais pour nous ce n’est jamais le cas : on apporte à chaque fois quelque chose de nouveau. Donc c’est plus difficile en un sens de s’améliorer. C’est un trajet en méandres. On doit toujours convaincre les financiers qu’on avance, que ce n’est pas une répétition de ce qu’on a fait auparavant. Heureusement, il y a des gens qui ont compris ça, qui nous soutiennent, nous aiment et nous aident.

 

Cinergie : Paris Pieds Nus propose un sous-texte social évident : Dom est un SDF, Emmanuelle Riva joue une vieille dame délaissée qui risque de se retrouver expulsée de son appartement. Mais ces personnages, quoi qu’il arrive, gardent toujours leur dignité, ne se comportent jamais en victimes.
D.A. : C’est un état clownesque : on tombe et on se relève. Il y d’abord une humiliation , puis on se relève en espérant que personne ne nous a vus tomber. Puis on repart plein d’espoir, on se reprend les pieds dans la même carpette et on retombe. Nous voulons parler de choses contemporaines qui nous touchent profondément. Mais il faut le faire avec autodérision. Je pense que nos personnages sont des icônes, des personnages de fables. Tout le monde sait que je ne suis pas SDF, on ne veut surtout pas faire un documentaire. C’est une nécessité pour nous d’aborder des sujets grave avec légèreté et humour.
F.G. : Nous avons envie de dire des choses, mais pas avec un marteau.

 

Paris pieds nus d'Abel & Gordon

 

Cinergie : Les marginaux sont toujours au centre de vos intrigues. Est-ce que votre projet cinématographique serait de venger les marginaux, à l’instar des premiers films de Tim Burton, par exemple ?
F.G. : Il s’agit plutôt de les mettre à l’honneur. En fait, nous sommes tous marginaux d’une manière ou d’une autre. Il y a toujours quelque chose dont on a honte. Nous sommes tous inadaptés, nous vieillissons tous. On fait donc avec ce qu’on a et on aime ça : toute notre humanité est là-dedans.
D.A. : La beauté non-conventionnelle, non-conforme nous a toujours attirés. J’ai un jour dit, comme une vanne, que nous n’étions pas politiquement incorrects mais biologiquement incorrects !
F.G. : Un beau vase avec une craquelure est parfois encore plus beau grâce à sa craquelure.

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