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50/50 - L'Iceberg de Fiona Gordon, Dominique Abel et Bruno Romy

Publié le 07/04/2021 / Catégorie: Dossier

En juin 2017,  la Fédération Wallonie-Bruxelles organisait l'Opération "50/50, Cinquante ans de cinéma belge, Cinquante ans de découvertes" qui mettait à l’honneur 50 films marquants de l’histoire du cinéma belge francophone. Ces films sont ressortis en salle pendant toute une année et de nombreux entretiens ont été réalisés avec leurs auteurs. Le site internet qui se consacrait à cette grande opération n'étant plus en activité, Cinergie.be a la joie de pouvoir aujourd'hui proposer et conserver tous ces entretiens passionnants où une grande partie de la mémoire du cinéma belge se donne à lire.

 

Abel, Gordon et Romy viennent du milieu du théâtre et du cirque. Leur rencontre remonte au début des années 90 lors d’une tournée théâtrale en Normandie. Depuis, ils collaborent régulièrement sur des projets vidéo, cinématographiques, théâtraux... L’Iceberg a germé de cette complicité. Le trio ne fonctionne pas sur une délégation des responsabilités. Le partage est permanent, à commencer par le scénario. Au bout de trois ans d’écriture, ils avaient leur script collectif, où aucun d’eux n’était capable de reconnaître ce qu’il avait écrit personnellement.

50/50 - L'Iceberg de Fiona Gordon, Dominique Abel et Bruno Romy

Julien Brocquet : Comment est né l'Iceberg ?

Dominique Abel : Tout est parti de quelques idées, de petites phrases. Une gérante de fast-food s’enferme dans un frigo. Une femme pète les plombs et veut se rendre sur une île avec des cocotiers. On a mélangé tout ça. Et puis, surtout, on a décidé de la faire aller voir ailleurs si elle y était et son fantasme est devenu un iceberg. C’est un processus comme ça. On a mélangé des idées.

Fiona Gordon: On avait déjà signé notre premier court-métrage avec Bruno Romy. Mais on en était sortis très frustrés, parce qu’il avait voulu en être le seul réalisateur. Il pensait que ce serait trop bizarre pour l’équipe. Donc il avait pris le relais à partir du tournage. On se consultait, mais il était notre porte-parole. Pour l’Iceberg, on a décidé qu’on serait comme les trois mousquetaires. Qu’on ferait et déciderait tout ensemble. L’équipe devrait s’y habituer. Il y aurait trois interlocuteurs.

D.A. : Ca a ses avantages et ses inconvénients. Ca dépend à quel stade de la création. Notre manière d’écrire s’appuie beaucoup sur des essais physiques. D’abord en studio et puis dans les vrais lieux. On essaie un tas de choses qui confirment ou infirment ce qu’on a écrit. Ca relance l’écriture. En plus, à trois, on est déjà un petit public. Pour cette préparation très physique, c’est super. Riche en idées. Paris pieds nus, on l’a fait à deux et on a très vite demandé à un assistant de venir nous aider pour filmer.

 

J.B. : Vous êtes à la fois devant et derrière la caméra. C’est facile à gérer avec votre cinéma très précis et chorégraphié?

D.A. : On l’a toujours fait sur les planches. C’est là qu’on a aiguisé notre œil extérieur. On a toujours fonctionné sans metteur en scène. C’est un peu la tradition dans le burlesque. On apprend à diriger son propre corps dans l’espace. A bien écouter les rires. Et à trouver des idées qui ont un potentiel poétique et physique intéressant. C’est plutôt la règle de le faire soi-même, comme Chaplin ou Tati.

F.G. : Ce qui est compliqué, c’est bêtement pratique. Souvent, de toute manière, au début, on met la caméra sur pied et on joue dans un cadre prédéfini. Mais quand on est à deux, on la branche et puis on court pour être dans l’image. C’est juste un peu laborieux et pas très souple.

 

J.B. : L’Iceberg est quasi muet. En tout cas, dans l’économie de mots. Vos personnages ont du mal à se comprendre. C’est lié à la Belgique, ses trois langues officielles, ses trois communautés ?

F.G. : Il y a une tradition plutôt visuelle ici. La danse, la peinture…

D.A. : Tu dois avoir raison quelque part. Mais pour moi, c’est un phénomène très nordique. En Finlande, Kaurismäki disait toujours en blaguant à propos de ses films, qu’il avait dû échanger trois phrases avec son chef op et que c’était probablement trois phrases de trop. On parle beaucoup moins qu’à Paris par exemple. On s’en rend compte quand on y va. Les gens n’arrêtent pas de causer.

F.G. : En même temps, Bruno est français, normand, et c’est le plus taiseux de nous trois.

D.A. : Je pense que nous n’avons pas un poids culturel massif à supporter comme c’est le cas de l’autre côté de la frontière. Nous n’avons pas de références littéraires lourdes. Ni même cinématographiques. Comme un Godard pour ne citer que lui. Ici, il y a tellement de prototypes… L’autodérision vient peut-être du fait que, naturellement, on n’est pas très entraînés à s’exprimer précisément. On fait avec ce qu’on a. Un vocabulaire peut-être un peu moins fourni. Et c’est bien. Pour nous en tout cas. Parce que, même quand les gens sont très précis dans les mots, ils ne sont que les porte-paroles officiels de leurs corps. Avec tout ce que ça sous-entend de contrôle et de mensonge.

 

J.B. : Le clown est-il un acteur comme les autres?

F.G. : Je ne pense pas non. L’acteur doit être bon, mais le clown lui doit être mauvais.

D.A. : C’est la science du ratage contrôlé.

F.G. : L’acteur, quelque part, une partie de son travail, c’est de faire oublier qu’il est acteur et de croire en son personnage. Mais un clown, il y a une part de lui qui dit : « attention ! Je suis en train de jouer pour vous amuser, pour vous divertir, pour vous émouvoir. » C’est un peu comme les enfants quand ils racontent une blague. Ils ne se mettent pas dans le personnage, ils rigolent en même temps.

D.A. : L’acteur passe souvent par le faux semblant du naturalisme. Chez Kurosawa, dans Les Sept Samouraïs par exemple, c’est extrêmement physique. Tu vois les paysans comme des animaux. Ils sont pliés en deux. Ils sont grands. Trop. Mais ce sont des vrais acteurs. Souvent quand on pense « acteurs », on a à l’esprit ce que le cinéma depuis cinquante ans nous présente comme la norme. Un être extrêmement psychologique et réaliste, alors qu’il ne l’est pas.

F.G. : Le clown est une espèce d’épure de certaines émotions. Des émotions qui font rire, mais avec de l’empathie et de l’autodérision. Et l’autodérision, c’est quelque part la politesse de ne pas se moquer des autres.

 

J.B. : Il y a beaucoup d’eau dans ce premier long métrage. Comment avez-vous géré cette délicate composante?

D.A. : On a eu terriblement froid. Parce que l’eau, en octobre à la Mer du nord, était à 16 degrés. On s’était entourés de professionnels. Enfin, des vieux pêcheurs locaux et un ami qui faisait pas mal de bateau. On ne connaissait rien à la mer. Pour les scènes où Fiona se fait secouer par les flots, on a été dans un raz. Avec le moteur à fond contre la marée pour que le bateau tape et n’avance plus. Les raz, ce sont les endroits les plus dangereux. C’était plutôt drôle, mais il faisait tellement froid que j’avais beaucoup de mal à me souvenir de mon texte. Au moment où je devais assener à mon rival, « j’en profite que tu es sourd pour te le dire: j’espère que tu vas crever », j’avais l’impression que mes neurones avaient gelé.

F.G. : On était vraiment tributaires des marées, en plus. Il fallait jouer avec le temps.

D.A. : On a fait des bêtises aussi. Pour la scène où Fiona nage, on avait un petit bateau en équipe réduite. Elle avait super froid. On la remonte dans l’embarcation. On veut démarrer super vite pour se réchauffer. C’est moi qui conduisais. Et j’entends un grand boom. Je pensais qu’on avait heurté quelque chose, mais j’avais juste oublié de lever l’ancre.

 

J.B. : Avec quel réalisateur belge francophone, entretenez-vous une relation affective ou artistique particulière?

F.G. : Moi, j’ai beaucoup d’admiration pour Marion Hänsel. C’est quelqu’un qui trace son chemin sans se soucier des modes, des tendances. Certains de ses films m’ont énormément ému. Je pense notamment à La Faille, The Quarry.

D.A. : Moi, je trouve les Dardenne assez admirables. J’aime bien le dire maintenant, parce qu’ils essuient pas mal de critiques. Je pense qu’ils ont vraiment ouvert quelque chose en Belgique. Ouvert cet espèce de cinéma déterminé à aller vers ce qu’on a envie de faire et pas vers ce qui se fait. De creuser son sillon sans aller vers ces renouvellements, qui sont souvent demandés mais qui n’ont généralement pas de sens.

F.G. : Au niveau des affinités, j’aime aussi beaucoup le film Parasol de Valéry Rosier. Je me sens proche de cette façon de regarder. C’est un peu comme si ce cinéaste incarnait l’autre côté du miroir. Sa façon d’appréhender le monde est aussi assez physique et visuelle, mais il voit les choses en noir.

 

Julien Brocquet

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