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Entrevue avec Chantal Akerman pour Demain on déménage

Publié le 01/05/2004 par Philippe Simon / Catégorie: Entrevue

L'optimisme d'une pessimiste

Demain, on déménage n'est pas à proprement parler une comédie pour la bonne raison qu'au point de départ le film ne s'est pas écrit comme une comédie. Après Un Divan à New York, j'ai vécu une période où je tournais en rond. Mon amie qui habitait en dessous de chez moi m'a dit : " Tu ne vas pas rester ainsi sans rien faire, écris une page tous les jours". Et j'ai suivi son conseil. J'ai écris tous les jours ce qui me passait par la tête, n'importe quoi. Et un jour, il y a eu les mots : "Et puis je vois une femme..." et en quelques jours est sorti le livre : Une famille à Bruxelles. Après je suis passé à autre chose, j'ai réalisé La captive et De l'autre côté mais je gardais toujours cette idée de revenir à une comédie sans pour autant y parvenir. Aussi j'ai demandé à Eric De Kuyper de m'aider et je lui ai parlé de ce tas de feuilles, ces textes disparates que j'avais écrit un peu comme on s'occupe, en lui demandant de les lire pour voir si on ne pouvait pas en tirer quelque chose. Bien sûr ce que j'avais écrit n'était pas continu, cela allait dans tous les sens. C'était des fragments, des bribes d'histoires. Il y avait déjà la bande de visiteurs d'appartement, le partage du studio, le personnage de Monsieur Popernick. Tout cela dans le plus grand désordre mais Eric y a vu comme un fil rouge qui courait entre ces récits et qui les reliait.

Après il a fallu préciser ce fil rouge, choisir certaines histoires, en inventer d'autres, assembler le tout. Et cela en gardant cette structure ouverte à tel point que c'est après une semaine de tournage que j'ai rajouté l'histoire du carnet qui aujourd'hui est devenue le centre du film et l'éclaire tout entier. Donc Demain, on déménage ne pouvait pas être une comédie au sens où on l'entend habituellement. Je n'avais aucun schéma, aucune idée préconçue et donc forcément c'est devenu un film libre. Il y a de la place pour l'imaginaire du spectateur, tout simplement parce que c'est un film qui n'est pas formaté. 

 

Présence

Je peux dire que dans ce film, on me sent fort. C'est un film qui part de moi, de ce que j'ai écrit et j'y suis très présente. Ainsi j'ai un rapport au quotidien qui est désastreux, je ne sais pas comment vivre dans un espace, je ne sais pas ranger un appartement et cela s'est retrouvé dans ce que j'écrivais. Ce n'est donc pas par hasard si le personnage de Charlotte me ressemble un peu, elle dit dans le film : "Je ne me sens jamais bien chez moi, je ne sais pas ce que c'est que d'avoir un chez soi." Tout cela vient de ce que j'écrivais et qui a nourri le film.

 

Chantal Akerman

 

Holocauste

Les références au passé des camps étaient déjà pour la plupart dans mes petits textes mais parfois de façon tout à fait inconsciente. Ainsi le brouillard quand le four fonctionne est né de mon propre four qui fait de la fumée quand je cuis un poulet. Cela me faisait rire, je trouvais l'idée chouette et drôle. Si maintenant cela fait sens dans le film, c'est parce qu'il y a le carnet, cette mémoire des camps, qui donne une certaine lecture de situations qui autrement seraient seulement anecdotiques. Je n'ai pas pensé au four sur le moment, après bien sûr, c'est devenu évident. Par contre quand il est question d'enfants de la troisième génération, des problèmes qu'ils rencontrent, cela est clairement voulu, mis en place. Pour faire bref, ce qui se dit, est dit et je le revendique.

 

Humour et mémoire

De même je revendique cette part d'humour parfois inattendue comme faisant partie d'une tradition. Pour rendre les choses supportables, on les éloigne avec de l'humour. Ainsi je supporte de moins en moins ce qu'on dit sur le devoir de mémoire. Je trouve que c'est devenu des mots creux et vides de sens. Pas question de faire rire avec les camps, au contraire mais il faut survivre et l'humour permet une certaine distance nécessaire. Je suis une enfant de la deuxième génération et comme je le disais, je ne sais pas ce que c'est que d'avoir un chez moi. Alors parfois l'humour, cela aide à tenir. Tout cela est en moi.

 

Insécurité et résistance


Demain on déménage de Chantal Akerman

 

Au début, le titre du film, Demain on déménage, je le trouvais comique. Je me disais, c'est un titre qui est plein d'énergie puis m'est apparu un deuxième sens, c'est que demain, on devra déménager. Nos conditions de vie empirent à toute vitesse. Aujourd'hui, elles sont pires qu'il y a un an, quand j'ai tourné le film. Le nombre de gens qui veulent quitter la France parce qu'ils pensent qu'elle n'est plus vivable est énorme. Mais où aller ? Avant pour moi, il avait New York. En 71, je pouvais vivre là-bas et je pouvais m'y reconnaître. Maintenant ce n'est plus la même ville, c'est devenu un parc pour riches, tout y est clean, aseptisé. Ils ont chassé les pauvres et les fous et je ne sais pas où ils les ont mis. Paris c'est pareil. Dans mon quartier, ils sont en train de tout contrôler. Il y a des flics partout et on nous repousse, on nous force à partir de l'autre côté du périphérique. On dirait qu'il y a une espèce d'évacuation des gens qui ne sont pas aux normes. Cela rappelle Demain on déménage d'un autre point de vue. Partir ou être repoussé. Mais on ne peut pas toujours bouger. Il faut pouvoir rester et vivre. Ainsi dans le film, c'est la mère qui a la force de vivre. La mère connaît la vie, la fille pas encore. La mère a plus de force vitale parce qu'elle a survécu et elle veut continuer à survivre.

 

Élan et utopie

Bien sûr il y a quelque chose d'utopique dans Demain on déménage. C'est un film optimiste comme seuls les pessimistes peuvent en faire. C'est ma devise sur le film. Parce que j'ai besoin et envie de me dire qu'il y a encore des choses possibles, qu'au-delà du tragique, il y a la vie. C'est ce qui me traversait quand j'ai écrit la fin du film. Elle m'est venue d'une traite, en deux heures, dans une espèce d'élan. Soudainement tout le monde savait jouer du piano, les uns disaient oui à la vie et voulaient un enfant, les autres accouchaient en quelques secondes, avaient des projets de vie ensemble et tout cela supposait du plaisir et de la jouissance. Oui, il y a cette dynamique qui anime le film, que du tragique peut naître un élan vers la vie et que c'est nécessaire.

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