Dans le cadre des Assises de la Culture animées par Fadila Laanan, Ministre de la Culture et de l'Audiovisuel, nous avons, après avoir vu Le Maillon faible : enquête sur la fiction télé belge, interrogé son réalisateur, Gérald Frydman.
Entrevue avec Gérald Frydman : Enquête sur la télévision publique
Cinergie : Dans ton film : Le maillon faible : enquête sur la fiction télé belge, tu dis notamment que les téléfilms faits en Belgique - qui sont souvent des téléfilms français minoritairement belges - ne servent ni les auteurs, ni les comédiens belges ?
Gérald Frydman : Dans cette enquête, nous avons recueilli un ensemble de témoignages sur la production de fiction télé pour comparer notre situation à celle des pays de la même grandeur que la Belgique, c'est-à-dire des pays qui ont à peu près le même nombre d'habitants. En ce qui concerne notre Belgique francophone, on constate que l'industrie s'est bien construite, tout le monde reconnaîtra qu'on est arrivé à des résultats appréciables, même sur le plan international : il y a un éventail de producteurs qu'il n'y avait pas avant, des producteurs actifs, compétents, qui montent des opérations sur le plan européen. Des tournages internationaux importants viennent se faire en Belgique, avec nos techniciens, qui sont reconnus, et tout un métier, tout un secteur se développe. C'est très important. Mais il faut attirer l'attention, malheureusement, sur un secteur de la télévision complètement laissé pour compte dans ce développement, celui des auteurs, qui écrivent et réalisent, et celui des comédiens, qui donnent chair à leurs créations : autrement dit, toute la partie créatrice, supposée exprimer l'âme d'un pays, qui est absente de la télévision et donc, malheureusement, l'âme de ce pays existe peu pour le téléspectateur dans ce contexte.
C : Dans le film, tu interviewes plusieurs télévisions qui sont, comme tu dis, de même grandeur que la Belgique. C'est très surprenant de voir les réactions canadiennes où il y a littéralement un engouement pour le secteur fiction mais aussi une programmation imposée par l'Etat québécois en prime time - qui est tout de même le moment où les gens regardent la télévision- et qui doit être du Québécois ! Et cela a du succès !
G.F. : Certains pensent que, si on fait du local, on va vers le flop. Ce préjugé qui régnait effectivement dans les pays questionnés tend à disparaître. C'est ce qui ressort de notre enquête. On a effectivement été surpris d'apprendre qu'à Québec, mais en Flandre aussi, les heures de grande écoute - donc le prime time - sont strictement réservées à des productions nationales. Pratiquement, de 19 à 23 heures, il n'y a que des productions locales, et ce dans tous les domaines, pas seulement l'information comme c'est le cas chez nous, mais aussi le divertissement, les variétés, la fiction, tant les séries, les feuilletons, les sitcoms, que les téléfilms. La télévision concerne directement les habitants et les spectateurs du pays. C'est ainsi là-bas… et partout ailleurs. Mais, pas chez nous !
C: On a d'une part l'exemple suédois, où on a également imposé des programmes nationaux dans les heures de prime time pour que la culture se transmette - parce qu'il n'est pas question de perdre la mémoire de sa culture - et, d'autre part, le cas de la Flandre, pour lequel Jan Verheyen sur VTM nous dit : " Si on ne passait pas de productions locales, ça serait la révolution ! " Ce qui est tout de même assez incroyable puisqu'on nous dit que ce serait l'inverse du côté francophone. ..
G.F. : Disons que la situation est tout à fait différente dans notre Communauté francophone, puisque le public francophone est hélas complètement déshabitué, depuis une vingtaine d'années, de voir des productions locales : je parle fiction et variétés. A partir du milieu des années 80 en effet, la Belgique n'a plus rien produit au niveau de la fiction, à part, bien sûr, une multitude de participations minoritaires à des téléfilms français et si ce n'est une poignée de téléfilms belges avec des sujets belges, heureuses exceptions, qui se comptent sur les doigts d'une seule main, dont Le Mur d'Alain Berliner et Ecole d'enfer de Jacques Bourton, produits d'ailleurs curieusement par les chaînes françaises Arte France et France 3. Jusque dans les années 80, il y avait des dramatiques belges, il y avait des feuilletons, des choses comme ça, très imparfaits et faits avec trop peu de moyens, et on a toujours attendu que ça se développe vers un mieux, mais ça a été le contraire ! La RTBF a arrêté il y a 20 ans de produire du téléfilm belge et on attend depuis qu'elle recommence. Elle annonce la mise en chantier de la série belge Septième Ciel avec un casting et une équipe 100% belge, sauf… les scénaristes, qui sont français !
RTL-TVI a eu un cahier des charges, condition de sa création en 86, qui l'obligeait à une production de fiction belge, les auteurs et acteurs étaient réellement impatients de voir enfin commencer une nouvelle télévision réellement active sur ce plan-là. Certains y ont cru, ont investi dans des pilotes de séries populaires, il y a eu plusieurs initiatives, mais rien ne s'est passé, et la situation actuelle consiste seulement à produire des téléfilms français. En définitive, aucune de nos deux grandes chaînes n'a démarré la production de fiction belge que l'on était en droit d'attendre, contrairement à ce qui est arrivé dans tous les pays d'Europe, y compris les plus petits qui témoignent dans notre enquête, où a commencé, dès 1990, une production nationale intensive de fiction télé. Ce qui est extrêmement dommageable, ne fut-ce que pour l'identité culturelle de notre Communauté. Même chose pour les 2 nouvelles AB3 et AB4 qui n'utilisent nos comédiens que pour la télé-réalité Ça va se savoir et ne produisent aucune fiction télé belge.
Une chaîne belge importante qu'on oublie toujours, Canal + quant à elle (aujourd'hui Be 1), a quand même eu l'initiative dès sa création de lancer une forme de fiction belgo-belge Les Snuls, qui a été une réussite, et c'était du Belge, on ne peut pas dire le contraire ! Mais ça ne s'est, hélas, jamais développé vers autre chose que la production de sketches et de clips. Alors qu'en France, des gens comme les Snuls, qu'on a vu dans des émissions comme le Théâtre de Bouvard et la Classe sont passés à la fiction télé et cinéma comique, voire sérieuse, ici ce n'est pas le cas. Si on considère le café-théâtre " Le Splendid " ses acteurs-auteurs ont régné et règnent toujours en France sur le cinéma, et commencent à tourner des rôles dramatiques. Cela a contribué et cela contribue toujours à un cinéma populaire. Je me réjouis donc que, presque 20 ans plus tard, les auteurs des Snuls, Jannin et Liberski mettent (enfin !) en chantier leur premier long métrage. C'est génial… mais un peu lent, non ? Pourquoi ?
Parce que l'humour est un genre local. C'est inexportable l'humour, on doit le faire dans son "terroir" : Woody Allen à Manhattan, Roberto Benigni à Bologne, Djamel dans sa banlieue… Si on est d'ici, pour les gens d'ici. Ce qui suppose aussi de l'argent d'ici. Malheureusement ici… à moins que les télévisions se décident un jour à produire des films d'ici, même à petit budget, car cela permet de se débrouiller, comme l'ont fait les jeunes auteurs de la Nouvelle Vague, du néo-réalisme italien, du Free cinéma anglais, grâce aux télés de leur pays, les Stephen Frears, Kenneth Loach, Lars Von Trier…
Il existe en Belgique un " parc " énorme d'auteurs et d'acteurs qui fonctionnent très bien dans le spectacle vivant, qui jouent du classique mais aussi de la comédie, qu'ils écrivent eux-mêmes et qui expriment la diversité de la société belge. Et contrairement à ce que certains disent, le spectacle belge attire le Belge. Il remplit les salles. Ces acteurs et auteurs sont totalement absents de nos écrans de télévision.
C : Le gros problème, c'est que dans tous ces pays dont nous avons parlé, la Suède, le Québec, la Belgique flamande, et l'Angleterre (le patron de Channel 4 en parle notamment), c'est l'Etat qui a imposé les fictions nationales et les programmes nationaux. Et, contrairement à ce que l'on pourrait croire, partout, ça a marché. Les gens ont senti une proximité avec ces fictions, ces programmes et ces talk-shows, parce qu'ils pouvaient s'identifier davantage.
G.F. : Les états, que ce soit pour les petits pays et les grands - France, Angleterre…- doivent imposer cela, car le réflexe naturel des chaînes est de diffuser ce qui plaît et coûte le moins cher. Sur le marché, ce qui prime, ce sont les séries et téléfilms américains. Pour nous Belges, les films français aussi. Si on laisse régner la loi du marché, les films anglais ne valent pas les américains, les autrichiens ne valent pas les allemands… et les belges ne valent pas les français. Il ne faut pas oublier que, même en France et en Angleterre, qui sont de grands pays, ils ont besoin de lois pour exister et protéger leur fiction nationale, et nous, on n'a pas de lois, donc ce n'est pas étonnant qu'on n'existe pas ! (Rires) Maintenant la télévision, dans tous ces pays-là, s'est ouverte au cinéma également, et ça c'est une chose très importante. La télévision est un acteur important dans le cinéma. Si on parle de Channel 4, on pense effectivement à Stephen Frears ou à Kenneth Loach. Si on parle d'Arte, on pense à plein de jeunes auteurs qui ont débuté dans des collections qui ont été diffusées en salles. En Allemagne, pareil. En Suède, Lars Von Trier a quand même fait des séries pour la télé, Epidemic et d'autres choses. Tous ces auteurs, contrairement à nous, pratiquent leur métier, développent leur savoir-faire et aussi leur aptitude à communiquer avec le public. Donc la télé, c'est important.
C : La RTBF, souffre aujourd'hui d'un manque d'audience. En tout cas, ils crient tous à la catastrophe. Ne crois-tu pas que cela est dû précisément au fait qu'à force de copier le style TF1, de programmer des séries françaises et étrangères, cela précipite le mouvement ? Ne penses-tu pas qu'au contraire, en essayant la proximité, en essayant les films belges, en essayant les acteurs belges comme font les Flamands, bref, en étant différents des autres chaînes, elle regagnerait une audience qu'elle est en train de perdre?
G.F. : Oui ! (Rires) Je pense exactement comme toi, et je pense d'ailleurs que certains directeurs de la RTBF ne pensent pas le contraire ! Pourquoi ils ne le font pas ? Ca c'est autre chose. Je pense que, à force de vouloir ressembler, on n'est plus nécessaire. Il suffit de tourner le bouton et on a l'original, qui est meilleur.
C: Jean-Claude Batz, qui va sortir un livre sur l'audiovisuel en marché européen explique qu'on a un potentiel européen qu'on n'exploite pas de six cents millions de spectateurs, chacun restant dans ses frontières au niveau cinéma. Il dit aussi que la moyenne européenne est de trois heures par jour de télévision pour six heures de loisir. Et dans ces trois heures par jour, en tout cas en Belgique, on a pour deux tiers de séries étrangères. Alors qu'on ne s'étonne pas qu'il y ait rupture de mémoire, que les générations ne se transmettent plus toute une série de choses. Qu'en penses-tu?
G.F. : L'Europe, oui, mais la question qui se pose, c'est de savoir si c'est intéressant que les gens restent attachés à leurs racines locales, qu'ils aient une mémoire locale et perpétuent des traditions locales, c'est-à-dire connaissent leur village (en parlant de la Belgique, la comparaison n'est pas mauvaise.) Est-ce qu'il faut qu'on leur coupe ça et qu'ils se retrouvent tout petits et tout perdus dans cet énorme machin qu'on appelle l'Europe ? Moi, je ne pense pas qu'il faille aller jusque-là. Je pense qu'effectivement, un film belge, polonais ou suédois doit avant tout être belge, polonais ou suédois.
En revanche, je pense que c'est intéressant qu'un Suédois voit un film polonais, et qu'un Polonais voit un film belge. Qu'il y ait donc une circulation, que les gens apprennent à se connaître entre eux. C'est vrai que le cinéma est un des meilleurs moyens de connaissance populaire. Pour la grosse majorité des gens de la classe populaire, l'essentiel de leurs connaissances provient de l'audiovisuel, du cinéma, de la télévision et de la radio. Tout ce qu'ils savent, c'est ce qu'ils ont emmagasiné en regardant. Donc c'est vrai que la télévision propage une connaissance au niveau planétaire. Maintenant, est-ce bien nécessaire que la télévision parle de la proximité ? C'est ça la question.
Apparemment, d'après les témoignages qui ont été recueillis là, dans notre film le Maillon faible - et pour moi aussi -, je pense qu'il faut aussi parler de ses proches. Le témoignage le plus précieux qu'un auteur peut apporter, c'est son vécu, qui se passe dans sa chambre, pour ceux qui ne quittent pas leur chambre, ou dans le monde entier pour un Hemingway. Mais, pour une majorité d'auteurs, ça se passe dans leur pays, pour Woody Allen à Manhattan, pour François Truffaut à Paris, pour Claude Chabrol, dans la province française. Fellini disait : " Je fais du cinéma local. Je parle de Rimini où j'ai grandi, je parle de Rome où je vis. " Et à un moment donné il s'est mis à voyager, mais dans son passé (Amarcord) et dans le passé de son pays (Satyricon, Casanova). Et il n'est jamais allé à Hollywood. Chez nous, en Communauté française de Belgique, on ne demande pas à l'auteur de faire des films de chez lui. Heureusement, il y a des exceptions : ce sont d'ailleurs ces cinéastes qui parlent de chez eux, comme les frères Dardenne, qui sont le plus appréciés à l'étranger finalement.
C: Tu viens d'exprimer le fait que plus on est singulier et vrai dans sa propre histoire, plus on a des chances de toucher un public vaste.
G.F. : Oui, tout à fait. Pour moi, nous cinéastes, je parle de la fiction, sommes vraiment intéressants quand nous exprimons artistiquement ce qui se passe ici. Sauf si, effectivement, avons choisi l'imaginaire pur, le dessin animé, la science-fiction… et encore : je me souviens de la réaction de plusieurs à mon premier film, le dessin animé Scarabus, qui se passe pourtant totalement dans un monde inventé : on reconnaît la Belgique ! Cette réaction venait de non-belges et ce qui les touchait, c'était précisément de reconnaître une " couleur " belge. Je pense en effet que nous aimons tous, en tant que spectateur, avoir le sentiment de découvrir un pays quand nous voyons un film, qu'il soit coréen, libanais ou irlandais. Si c'est du " toc " on n'est pas intéressé.
C. : Le mot de la fin ?
G.F. : J'ai un souhait à faire, c'est que la Belgique existe davantage. Et pas comme dans Madame Edouard, par exemple, où des comédiens plus français que français jouent des personnages plus belges que belges. Comment est-ce possible ? Le public se le demande encore… (Rires) Mon souhait est que nos télévisions francophones comprennent cela et assument enfin pleinement leur rôle.