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Entrevue avec Harry Cleven pour Pourquoi se marier le jour de la fin du monde ?

Publié le 01/02/2000 par Marceau Verhaeghe / Catégorie: Entrevue

Pourquoi se marier le jour de la fin du monde? est un film étrange et attachant, à la beauté mystérieuse. Il donne envie de pénétrer plus avant dans les méandres de sa construction. Nous avons eu l'occasion de le faire à l'occasion d'un long entretien que nous a accordé le réalisateur Harry Cleven.

Entrevue avec Harry Cleven pour Pourquoi se marier le jour de la fin du monde ?

Cinergie : Le film a-t-il beaucoup évolué depuis son point de départ jusqu'à l'aboutissement final qu'on peut découvrir en salles ?
Harry Cleven
 : D'abord, c'est un rêve que j'ai fait. C'était la fin du monde et trois enfants marchaient main dans la main le long d'une route. Je me suis réveillé sur une voix qui disait : "comme c'est dommage de se marier le jour de la fin du monde". A partir de cela, j'ai bâti mon histoire. J'ai l'habitude de noter mes rêves et toutes les idées qui me passent par la tête et le travail d'écriture consiste à remettre tout ensemble.Souvent, quand on raconte, on essaye de définir les personnages pour expliquer qui ils sont, alors que ce qui m'intéresse, c'est ce que je ne sais pas des gens, ce qui m'échappe. Je voulais trouver comment montrer ce qui nous échappe.

Donc, à l'écriture, je me suis attaché à ne pas parler de leur passé, à les définir par rapport à leur présent. Au moment du tournage, pour continuer dans cette voie, j'ai fait de nombreux plans "volés", où les acteurs ne sont pas conscients du travail de la caméra. Parfois aussi, je déviais de ma mise en scène originale. Je cherchais à capter la direction spontanée vers où allait la scène et puis laisser rouler. Enfin, au montage, une troisième couche. Avec le monteur, on a essayé de tout amener vers l'inconscient des personnages. On a aussi introduit l'idée de glisser en douceur d'un personnage à un autre. Chacun a un rôle pivot et le spectateur se trouve projeté sans à-coups, dans l'intériorité de chacun alternativement. Gaspard est le personnage clé, mais Juliette est la voix off qui raconte l'histoire. Et Guido, à peine esquissé au début, prend de l'épaisseur au fur et à mesure que l'histoire se déroule. On découvre sa folie, mais aussi sa très grande fragilité, et sa détresse.

 

C : Cette volonté d'approcher au plus près des protagonistes de l'histoire, de les montrer, en quelque sorte, de l'intérieur, a aussi guidé l'esthétique très typée du film? 
H.C. : Bien évidemment. Dans la perception que tu peux avoir d'une personne, tes cinq sens interviennent, quoique de manière très différente suivant que tu te trouves plus ou moins près de la personne. Au cinéma, tu n'as que l'image et le son pour suggérer cette présence. J'ai travaillé beaucoup à la courte focale parce qu'elle restitue assez bien cette impression de déformation qu'on a lorsqu'on regarde quelqu'un de très près. Donc, cette présence des gros plans, c'est encore l'idée d'entrer dans l'intériorité d'un individu. Le son aussi aide beaucoup à entrer dans le rêve. L'image est montée de façon très saccadée alors que le son est monté sans coupure à l'image, donc le son glisse comme un serpent à l'intérieur de l'image saccadée. Il y a en quelque sorte un contrebalancement du son et de l'image. Cela a demandé un travail fou : 27 semaines de montage son, 5 semaines de mixage.Je ne voulais pas une musique qui vienne illustrer de l'extérieur, mais qui soit fondue dans l'atmosphère. On, l'a donc travaillé en même temps que le montage son. Le musicien venait au studio, je lui faisais entendre le son "image" et on essayait d'incorporer la musique sans trop de rupture, encore dans l'optique de faire glisser les choses. Je suis très fier du résultat, et de cette collaboration avec le compositeur, Georges Van Dam, que je ne connaissais pas et qui est un type extraordinaire. Le son est très important, parce qu'il s'adresse directement à l'inconscient du spectateur. L'image est devant toi, mais le son est tout autour de toi. Tu n'en a pas une perception aiguë. Sauf s'il est plaqué à l'américaine, bien sûr, mais ici c'est vraiment un travail d'un tout autre type. Le noir et blanc vient renforcer encore la dimension onirique. Je voulais que le spectateur sache d'emblée qu'il n'était pas dans un film hyperréaliste et que l'important est ailleurs. Le noir et blanc permet ce travail de recul par rapport à la réalité.

 

C : Cette approche des personnage et la manière de travailler qu'elle induit doivent être terriblement éprouvantes pour les acteurs?
H.C.
 : En tant que comédien de formation, je suis conscient d'avoir mis la barre très haut pour eux. Mais pour obtenir ce rendu de vie intérieure, un travail de tension, un travail sur les relations d'équipe, et un travail de regard sur les acteurs étaient nécessaires. J'ai appris cela de Godard. Il s'asseyait à côté de la caméra et il te regardait de tout près, très intensément. Tu avais l'impression qu'il t'observait au fond des tripes et qu'il voyait tout. Pour un acteur, une telle écoute est merveilleuse, et pour le réalisateur, elle est essentielle. Parce que la caméra détecte de façon magique le moindre frémissement. Un de mes exercices préférés quand je donne cours, est de filmer le neutre d'une personne. Tu enregistres, le visage de quelqu'un qui ne fait rien, ne pense à rien. Si, à ce moment, une pensée le traverse, elle se voit avec une précision machiavélique. En plus, il y a des gens qui ont le don d'avoir un neutre extraordinaire. Elina (Lowensohn) et Pascal (Greggory) notamment. Ils ne font rien et il se passe des milliers de choses. Tu peux tout projeter sur eux. Je ne sais pas à quoi cela tient, c'est une sorte de grâce. Sabrina Leurquin a cela aussi. 

 

C : Les moyens limités dont tu as disposé pour tourner ce film ont bien dû t'obliger, à certains moments, à composer avec la technique?
H. C.
 : Je ne me suis pas tellement senti restreint par les moyens, sauf pour les séquences spectaculaires qui sont généralement faites en un plan. Ainsi, l'accident de Juliette, ou la scène où Guido se jette par la fenêtre sont des plans séquences. Cela va très vite et le public ne se rend pas compte mais ce sont des scènes très préparées et longuement travaillées. Prends l'accident de Juliette au début du film : elle entre dans le champ à gauche, la caméra passe sur Guido, qui arrive pendant qu'elle sort du champ à droite, et revient à la voiture, sur laquelle une doublure se tient prête à rouler et tombe par terre. C'est un seul plan qui ne dure pas dix secondes. C'est cela, le manque de moyens. C'est beaucoup réfléchir sur la manière de faire quelque chose qui soit quand même bien mais sans faire exploser le budget. On passe parfois des heures à agencer un plan.

C : Il y a aussi un côté très chaotique : le montage saccadé, l'alternance de scènes calmes et de scènes d'action très intenses, de rêve et de réalité...
H. C.
 : La vie, c'est un équilibre entre deux tensions. Comme dans un tram, tu es obligé tout le temps de bouger pour rester où tu es. Dans le film, comme dans la vie, il y a des moments d'apaisement et des moments où le mouvement est relancé. Et si le film glisse constamment ente le rêve et la réalité, c'est aussi parce que la vie est comme cela. La réalité est tout le temps mêlée au rêve et, dans le film, la frontière entre rêve et réalité n'est pas toujours clairement marquée. J'aime bien les impostures. Quand quelque chose se révèle différent de ce que tu croyais. On ne sait pas non plus à qui appartiennent les rêves. On ne peut pas les raccrocher à un personnage précis.

C : Tu sais maintenant pourquoi se marier le jour de la fin du monde?
H. C. :
Il y a plein d'explications au titre. Pour moi, cela veut dire quelque chose comme : "n'attendons pas qu'il soit trop tard pour faire les choses importantes". C'est une question d'attention au présent. Soyons éveillés à ce qui se passe au moment où nous sommes en train de le vivre.

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