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Entrevue avec Lucas Belvaux de La Trilogie

Publié le 01/01/2003 par Philippe Simon / Catégorie: Entrevue

Lucas Belvaux © JMV/Cinergie

 

Cinergie : Trois films en même temps, c'est une aventure peu banale.
Lucas Belvaux : A l'origine de ce projet, faire trois films de fictions en même temps, il y a quelque chose de très concret lié à une réflexion plus philosophique : mon envie de voir ce que vivait un personnage secondaire quand il sortait du champ de la caméra. Pour moi ce fut la question de base : voir de quel récit un personnage secondaire allait être porteur. Et très simplement, j'ai découvert qu'il allait vivre sa vie, devenir le personnage principal d'un autre film, son film, sa vie. Là je crois qu'on rejoint une réflexion plus philosophique.   Les gens que nous croisons, dans la rue par exemple, ne sont pas que les figurants de nos vie respectives, ils sont aussi personnages principaux de leurs vies, de leurs histoires.

 

C. : Est-ce une écriture avec un cahier des charges ?
L. B. : Bien sûr, on peut voir mon projet sous le signe de l'Oulipo. Écriture basée sur des contraintes, effet de puzzle, avec ce phénomène, au fur et à mesure que les films se suivent, de déconstruction et de reconstruction des récits. Suivant que je raconte l'histoire de tel personnage ou de tel autre, les personnages qui l'entourent, changent, deviennent positifs dans un film, moins dans un autre. Ils s'éclairent de multiples facettes, comme un jeu sur les apparences, avec chacun sa vérité, ses raisons et les trois films ouvrent sur la diversité, la complexité des êtres vivants qui va de leur intimité la plus grande, leur part d'ombre aussi vers le plus général, le collectif. Donc un principe d'écriture qui pose d'emblée les questions de comment raconter une histoire en quittant le territoire de la narration classique.

Je dis cela mais ma démarche est à la fois originale et excessivement classique. Il y a du Balzac de la comédie humaine dans ma trilogie. Oulipo et Balzac, une certaine gageure qui dit bien la part de risque de mon projet mais aussi son côté jubilatoire, de plaisir d'écriture et de réalisation. De toute façon, je préfère me donner des contraintes qui sont de cet ordre formel, de mise en scène, plutôt que de devoir subir les contraintes du marché.C'est une évidence, un peu grosse dite comme cela mais que nous oublions facilement au quotidien, nous n'en avons plus vraiment conscience et tout a coup j'ai eu envie de rendre compte de cela : les gens qu'on croisent ne sont pas forcément ce que l'on croit, avec cette idée un peu à la Renoir que tout le monde a ses raisons.

 

Lucas Belvaux © JMV/Cinergie

 

C. : Les films ont-ils un même point de vue ?
L. B. :
En pensant ces trois films, j'ai voulu proposer une attitude franche et ouverte mais aussi singulière. J'ai refusé la neutralité et la conformité. C'est pourquoi je n'ai pas voulu manipuler le spectateur. En choisissant de raconter les histoires de trois couples qui sont tour à tour personnages principaux et secondaires de trois films, je lui ai proposé de jouer avec moi mais sans me jouer de lui. Je ne l'ai pas lancer sur des fausses pistes. Les personnages sont les mêmes dans les trois films, les scènes qui se répètent sont rigoureusement les mêmes. Ce qui crée la différence, vient du fait qu'on n'en voit que des bouts à partir de mon point de vue de cinéaste. De film en film, je ne regarde pas les mêmes personnages et la forme de chaque film est différente même si mon point de vue reste quelque part le même. Autrement dit nous n'avons pas la même histoire avec trois points de vue différents mais trois histoires différentes avec le même point de vue mais dont le traitement diffère. 

 

C. : Quelle est l'importance de la mise en scène ?
L. B. : Le traitement devait être différent pour chaque film. C'est mon plaisir de cinéaste de répondre aux questions qu'une telle aventure pose par ses enjeux de mise en scène. Je pense que le cinéma dans ce qu'il a de passionnant tient dans l'invention de la mise en scène contrairement à la formule d'Hitchcock : pour avoir un bon film, il faut une bonne histoire. L'importance de l'histoire est un leurre absolu. Je suis sur qu'Hitchcock en était conscient. Il était d'abord l'auteur d'un film, pas d'une histoire, d'ailleurs globalement, il racontait toujours la même histoire. C'est la mise en scène qui fait l'auteur de cinéma et dans le cas de la trilogie, j'ai voulu mettre l'accent sur ce travail de mise en scène, le mettre en avant, un peu à la place occupée habituellement pour le récit.

 

C. : Ce sont trois genres cinématographiques différents.
L.B. : L'idée d'en écrire trois m'est venue assez vite. En deux jours de travail, j'avais les trois situations de départ et les trois couples. Avec cette idée de traiter des genres différents : la comédie, le thriller et le mélo. Au début, cette idée des personnages secondaires qui deviennent des personnages principaux ne me satisfaisait pas entièrement. J'avais l'impression que si je faisais trois films, trois comédies par exemple, sur le même moule, les spectateurs allaient se lasser assez vite. Et puis j'aimais bien l'enjeu de la rupture par l'exploration de genres différents. Cette notion de différents genres soulevait la question de comment mettre une scène de comédie dans un mélo ou un thriller et vice versa. Devoir trouver une cohérence au projet au-delà des genres mais en les respectant et en les mélangeant par la force des choses. Donc croiser des genres. Faire en sorte que ce qui est de l'ordre de la comédie tienne la route dans un mélo n'est pas si évident, il y a ce danger de faire rire dans le mélo, être ridicule dans la comédie... C'est un enjeu fort qui m'a tenu pendant tout le travail, presque dix ans, et je ne me suis jamais lassé du plaisir que procure ce type de difficultés.

 

C. : Cela représente dix ans de travail.
L.B. : Je triche un peu en disant dix ans. J'ai beaucoup travaillé pour atteindre une certaine fluidité dans la structure générale mais j'ai fait d'autres choses pendant le mise en place de la trilogie. J'en ai eu l'idée en 91 en tournant mon premier film mais c'est seulement en 94 que je m'y suis mis sérieusement. Donc beaucoup de temps. Je crois aussi que le fait que les trois films s'emboitent et se répondent avec une réelle fluidité vient de mon côté autodidacte. Jamais je n'ai appris à écrire, pas d'école de scénario, pas d'école de cinéma. Je n'ai pas de règle, pas de méthode préétablie. Je travaille de façon empirique en me racontant l'histoire à moi même. Quand je commence une histoire, je n'en connais pas la fin. Dans le cas de la trilogie, ce fut un atout. D'un côté, c'était la pagaille parce que je ne savais pas où j'allais, comment allaient évoluer mes trois histoires mais de l'autre, j'échappais aux problèmes de construction vu que les trois récits avançaient en même temps un peu comme une seule histoire. Quand un film prenait un peu d'avance, un autre le rattrapait, le dépassait et ainsi de suite. Comme ils avançaient en se répondant, leur déroulement conjoint s'est construit naturellement. Ce qui fait que quand on voit les trois films, tout arrive de façon naturelle, j'allais dire synchrone.


C. : Les montages ont été fait séparemment.
L. B. : Les trois films ont été monté séparément mais, comme pour l'écriture, en parallèle. Nous avons décalé chaque montage. Je travaillais un mois sur un film puis je passais au suivant, travaillais un autre mois et passais au troisième. Et dans l'ordre d'Un couple épatant, Cavale et Après la vie. Parce que c'est l'ordre que j'avais imaginé à l'écriture comme étant l'ordre de vision idéal. Aujourd'hui je me rend compte que l'ordre que j'avais imaginé peut être complètement bousculé. Si on commence par Cavale par exemple, cela ferme des perspectives mais cela en ouvre d'autres, alors...

 

Lucas Belvaux © JMV/Cinergie

 

C. : Qu'en est-il de la production
L. B. : Ce ne fut pas une mince affaire parce que la trilogie perturbe complètement les normes en vigueur. Par exemple comment diffuser trois films en même temps. Selon les pays, les films sortent différemment, suivant les habitudes des spectateurs, l'état du marché, etc. En faisant la trilogie, j'avais envie de ramener de l'enthousiasme face à un système sclérosé. Le cinéma français est dans un état défensif et j'avais envie d'être offensif, d'abandonner cette inquiétude qui dévalorise nos productions comme si on allait être écrasé d'office par le cinéma américain par exemple. Offensif est peu être un peu fort. Il faut se placer dans une logique de faire du cinéma pour le plaisir et donc de rompre avec cette volonté de ne faire que du cinéma industriel.

 

Avec la trilogie, je propose aux spectateurs une aventure qui casse un peu leur statut de machine à consommer. Ainsi il y a la vie, pouvoir appréhender des personnages de cinéma comme des êtres vivants que l'on va découvrir petit à petit, que l'on va retrouver, redécouvrir, voir évoluer avec des sympathies ou des antipathies.. Et il y a le cinéma avec ce travail particulier de mise en scène qui fait que chaque spectateur s'approprie les films suivant sa singularité.

 

C. : Y a-t-il d'autres enjeux que formels?
L. B. : Prendre conscience que nous sommes, l'autre et moi, plus complexes que l'image que nous en avons et accepter cette complexité. Nous sommes dans un monde où le crétin l'emporte sur le penseur. Il règne actuellement en France un climat anti-culturel, anti-intellectuel, anti-gens qui pensent. Le gouvernement français s'adresse à la France d'en bas, ce que je trouve d'un mépris absolu. Plus le discours est simpliste et plus il est censé plaire, avec un côté gratification de la bêtise qui me hérisse. Je suis contre ce phénomène de massification de la pensée. Nous sommes des êtres singuliers et nous n'avons pas à avoir peur de notre complexité d'existence. Il faut l'accepter sinon on se prend des pains dans la gueule et des avions dans les buildings. C'est ce qui arrive quand on impose une vision simpliste du monde, quand la pensée n'est plus vivante... Défendre le divers, parler de ce métissage né des multiples croisements de vies particulières, c'est dire que l'unité naît de la diversité. De même pour la trilogie, c'est l'idée que chacun a son parcours spécifique qui fait sens, communauté quand il rencontre et se mélange à ceux des autres. Nous avons tous quelque chose qui nous unit, quelque chose de très intime qui nous relie et qui n'est pas ce que l'on consomme, pas plus que notre culture. Je ne voulais pas défendre la diversité en commençant la trilogie mais ces idées sont venues comme j'écrivais, elles sont nées du projet, pas l'inverse. Et puis j'écris pour chaque spectateur et pas pour un public. L'idée de public est totalitaire, c'est comme si on essayait d'imposer un film... alors le public devient un objectif pour mieux vendre et avec la notion de public, on fabrique un goût commun, ce qui est encore du totalitarisme. En fait dans le cinéma tout se tient, de l'écriture jusqu'à la diffusion et, ici comme ailleurs, les même idées, les mêmes enjeux se retrouvent de l'ébauche d'un projet jusqu'à sa diffusion finale.

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