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Entrevue avec Philippe Boon et Laurent Brandenbourger pour Petites Misères

Publié le 01/03/2002 par Marceau Verhaeghe / Catégorie: Entrevue

Petites Misères est un film audacieux. Osant la comédie sur des sujets graves, le mélange de tragique et de comique, l'irruption de l'absurde et du doux délire dans un quotidien empoisonné. Et quand l'audace est réussie, on est aux anges. Mais on aurait bien aimé quand même en savoir un peu plus quant aux motivations des oseurs. C'est pourquoi, un soir de février pluvieux et venteux, nous sommes assis tranquillement de part et d'autre d'une table de bistrot, du côté de la porte de Namur, prêts pour l'interview. Pas un exercice facile d'ailleurs. À travailler ensemble depuis des temps immémoriaux, Philippe Boon et Laurent Brandenbourger ont développé des réflexes de vieux couple.

 

L'un commence une idée, l'autre la poursuit, l'un entame une phrase, l'autre la termine. Il n'est pas rare qu'ils se lancent dans des digressions où la pensée de l'un nourrit la créativité de l'autre dans un étonnant jeu de réponses. Ils me pardonneront (j'espère) si, pour des raisons de fluidité textuelle, un bout de phrase de l'un est parfois attribué à l'autre. On fait ce qu'on peut, n'est-il pas? Et si le propos est sérieux, attention, la galéjade n'est jamais loin.

Sur le tournage de Petites Misères

 

Une question de dosage

Cinergie : Comment cela fonctionne-t-il, un couple, pour écrire des scénarios ?

Philippe Boon : Moi je fais oing...
Laurent Brandenbourger : ...et moi je fais pong !... Voilà.

 

Cinergie : ! (...) ?

L. B. : C'est quasiment cela, je vous assure. On parle beaucoup, on échange des envies et on échafaude une structure.
Ph. B. : En fait, le truc c'est d'étonner l'autre, d'énoncer une idée qui l'excite ou qui l'amuse. Si l'on obtient son adhésion, c'est que l'idée n'est pas si nulle et qu'il est permis d'explorer cette direction. Comme nous avons des envies de cinéma ludiques, cette sorte d'échange, qui repose sur la notion de surprise, fonctionne assez bien.
L. B. : On se dit que telle chose, on ne l'a jamais vue à l'écran mais qu'on aimerait bien l'y voir, et c'est parti.
Ph. B. : Après, c'est une question de dosage entre le moment où l'on rencontre les attentes du spectateur et celui où on va l'orienter dans une direction à laquelle il ne s'attendait pas. Nous procédions déjà comme cela dans nos courts métrages, mais ici, c'est un exercice sur la longueur. C'est la première fois qu'on " dose " un long métrage. Nous avons beaucoup appris. Sur la manière dont évoluent les personnages par exemple.

 

C. : Et sur le tournage, l'un s'occupe davantage de la technique et l'autre de la direction d'acteurs ?

L. B. : Sur ce film-ci, cela dépendait un peu des scènes. Celui qui la sentait mieux se mettait en avant et la dirigeait.
Ph. B. : Tout est question de dosage. Tenez, regardez (il prend le sablé, nappé de chocolat sur un côté, qui accompagne son lait russe). Ce biscuit, s'il était tout chocolat, ce serait écœurant. Mais s'il était juste sablé, il fondrait dans la bouche sans presque de goût. En fait, il faut qu'il soit les deux.
(...malgré nos investigations incisives, il nous fut impossible de savoir qui, dans la paire Boon/Brandebourger, était le côté sablé et qui le côté chocolat).

 

Le défi : un mélange des genres

C. : Dans Petites Misères, vous nous faites rire avec une histoire épouvantable, faite de vies brisées, saccagées. Votre comédie est nourrie d'un fond social très noir, et il y a même des moments où l'on ne rit pas du tout.

Ph. B. : Le fond est clairement dramatique. Nous avons démarré dans le registre de la pure comédie, sur base d'anecdotes que nous avaient racontées des huissiers. Puis nous les avons accompagnés dans leur travail, et nous nous sommes dit que, peut-être, le sujet était ailleurs et on a eu envie de densifier tout cela.

L. B. : Nous nous accordons assez bien sur le fait que même si les choses dont nous parlons sont graves, nous avons quand même envie d'amuser. Et les bonnes comédies ont toujours un fond réaliste et un regard acéré sur le monde.

Ph. B. : Ici, le défi était : " Faisons un mélange des genres ". On nous dit : " C'est une comédie bizarre, où l'on ne rit pas tout le temps. " Mais nous avions envie, délibérément, de voir comment cela fonctionne quand on est juste sur le fil du rasoir. À quel moment est-on trop ou pas assez décalés. Nous ne voulions pas aller dans la caricature mais rester dans le réalisme, ou, plus exactement, tip-top à côté.

 

C. : Le fond du film reste très réaliste, avec assez peu de scènes oniriques ou invraisemblables, mais l'une d'elles se démarque du ton général : celle où, à la sortie d'un supermarché, il y a un grand ballet de caddies autour de Serge Larivière et Marie Trintignant, façon comédie musicale.

Ph. B.: C'est une manière d'illustrer la naissance d'un couple, un peu comme dans Pretty Woman, quand Julia Roberts essaye toutes ces robes... À la différence que, là, le réalisateur orchestre un pont musical, où toute une série d'images défilent accolées les unes aux autres sur une chanson. Nous, on s'est dit : " Faisons les danser ". C'était une envie de se faire plaisir et une façon de renforcer le fait que ce couple, physiquement et socialement, est improbable. Ce qui les réunit, c'est une relation compulsive à l'achat. C'est ce qui fait, par exemple, que se renseigner sur une voiture devient une scène érotique, un préliminaire amoureux. On cherchait donc une manière originale de l'illustrer.

 

C. : C'est une scène très difficile, qui demande une mise en place très laborieuse ?
Ph. B. : Et on tournait en hiver, la lumière baissait très vite. On a donc dû la mettre en boîte très rapidement. Sur le moment, j'aurais préféré avoir quelques prises de plus, mais on est contents du résultat, d'autant plus que cette scène a failli sauter. Elle coûtait très cher, et on a âprement discuté pour savoir si on n'allait pas la sucrer. Finalement, l'envie du producteur a été la plus forte. Bien qu'il soit le gestionnaire des finances, il a pensé que c'était une scène emblématique du film.

 

Quatre personnages, deux couples

C. : Il y a quatre personnages principaux dans votre histoire et selon le point de vue de chacun d'entre eux, c'est chaque fois une histoire différente.

Ph. B. : Ces quatre personnages principaux fonctionnent en couple. L'un est formé par Nicole et Georges, et l'autre est formé par Jean et Eddy.
L. B. :
D'ailleurs on a choisi les comédiens en fonction du couple. Cela nous plaisait d'avoir Serge (Larivière) dans un lit avec Marie (Trintignant). On se disait: " C'est improbable, donc on le fait. " Et Albert (Dupontel), qui est plutôt sec, confronté à la rondeur de Bouli (Lanners), cela nous paraissait aussi détonnant.
Ph. B. :
Mais c'est aussi le portrait d'un couple en crise, Jean et Nicole, avec une évolution possible ou non à la fin du film, au spectateur de juger.

 

Petites Misères

 

 

C. : Chaque couple est formé d'un comédien belge et d'un comédien français. Et si d'habitude, ce sont les comédiens belges qu'on sent un peu "en dedans", ici, c'est plutôt le contraire.

L. B. : Il faut dire que nous avions deux comédiens français noyés dans un casting de comédiens belges. Et nous avons passé beaucoup de temps à soigner le casting.
Ph. B. : Comme dit Chabrol, le casting, c'est 80% de la direction d'acteurs.
L. B. : Nous avons profité du fait qu'il y avait beaucoup de rôles pour voir pas mal de comédiens, et les personnes avec nous avons finalement travaillé, vraiment quel bonheur !
Ph. B. : J'avais travaillé avec Serge dans le cadre de stages de direction d'acteurs. Physiquement, pour moi, Georges, c'était Serge. Je ne pouvais pas l'imaginer autrement. Bouli, on l'a découvert au casting mais c'est un comédien extraordinaire. Il peut être dans l'émotion à la minute. En plus, il a une expérience de réalisateur, donc on pouvait se comprendre très vite. C'est enfin quelqu'un animé d'une grande et profonde gentillesse.
L. B. : Mais il n'y a pas qu'eux. Je trouve par exemple Nicole Valberg très bien. Ce n'est pas parce que les autres ont des rôles moins importants qu'il faut les négliger. Regardez Hélène Gailly, elle est extraordinairement givrée.

 

Des gens qui se gourent

C. : Le film parle de la société de consommation, du surendettement, de la loi du plus fort, et puis, si l'on prend le point de vue de Jean, c'est aussi l'histoire d'un homme qui passe à côté de sa vie. Y avait-il un thème prioritaire pour vous ?

L. B. : On avait envie de parler de tout cela, mais la société de consommation, c'est plus une toile de fond, pour moi. Vous avez raison de dire que Jean passe à côté de sa vie, mais à peu près tous les personnages passent à côté de leur vie.
Ph. B. : Et le film, c'est cela ! C'est des gens qui se gourent dans une société qui, permettez-moi de le dire, se goure aussi. Et si, raconté comme on le raconte, cela fait rire, si vous passez sur l'humour, moi, cela me fait peur. Le seul qui pourrait s'en sortir, c'est Eddy. J'espère qu'il va s'en sortir.

 

C. : C'est le personnage le plus sympathique.

L. B. : mais en même temps, il est un peu aveuglé par son humanité. Et finalement, lui aussi se trompe.

 

C. : En revanche, il y a un personnage sur lequel vous vous acharnez particulièrement, c'est Jean. Vous n'aimez pas les huissiers de justice ?

L. B. : Cela n'a rien à voir avec le fait qu'il soit huissier, on peut exercer ce métier de manière très différente. Jean a choisi de faire de la tune, et donc il est soumis à une certaine obligation de froideur et de rentabilité. Il y a énormément de gens qui ne sont pas huissiers, qui sont placés dans une logique de rentabilité, et qui se trompent de vie.
Ph. B. : Jean choisit de travailler énormément, soit disant pour que sa femme ne manque de rien, mais c'est un prétexte. La réalité, c'est qu'il n'a pas plus qu'elle envie d'affronter les vrais problèmes. Le fait qu'il soit huissier nous amusait et nous arrangeait à la fois. Nous mettions en rapport un huissier de justice, une femme qui a le pouvoir d'achat mais qui n'arrive pas à dépenser et un débiteur chronique qui, lui, dépense trop. Cela fait partie de la même chaîne. On avait aussi envie de montrer ce métier tel qu'il s'exerce réellement. Et c'était intéressant de confronter l'esprit de rentabilité de Jean à un esprit comme celui d'Eddy, qui est un flic humaniste qui ne comprend pas qu'on puisse ne voir dans les gens que des numéros de dossier. Ces deux là sont incapables de se comprendre, ils ne peuvent que s'affronter.
L. B. : Enfin, on voulait montrer comment fonctionne le système. Un peu pour dire : " Cela sert à quoi de taper sur l'huissier si vous ne remettez pas en cause le système ? "

 

C. : Quand on lit les critiques, essentiellement françaises, parues jusqu'ici, on est frappé par l'accent mis sur le caractère très belge du film. Vous ressentez cela aussi ?

L. B. : Philippe dit que c'est un film belge et aussi une auberge espagnole. C'est assez vrai. La Belgique elle-même est une auberge espagnole, non ? Cela dit, il y a un mélange de décalage, d'humour et de dérision qui est un peu comme une marque de fabrique...
Ph. B. : ...et laisse les autres, nos amis français surtout, perplexes. J'ai assez aimé la critique de Première qui disait en substance : " Cela ne ressemble à rien de connu, à voir ". Cela m'amuse, la différence entre le public belge qui se dit : " Bon Dieu, ils ont osé ", et le public français qui dit : " Hein? C'est quoi ce truc? " J'ai bien aimé aussi la critique du Nouvel Observateur qui évoque Lynch à propos du film. Je me suis abonné au Nouvel Observateur.

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