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Filmmagie - Entretien avec Vincent Coen et Guillaume Vandenberghe à propos de Rien n’est Pardonné

Publié le 10/05/2017 par Filmmagie / Catégorie: Entrevue

« La présence de la caméra était sa protection »
À l’issue de la 9e édition du Festival Millenium, le jury a décerné son Grand Prix à l’intéressant Rien n’est pardonné, sélectionné parmi onze documentaire belges. Nous avons donné la parole à Vincent Coen et Guillaume Vandenberghe, les deux cinéastes à l’origine du film.
Le personnage principal de Rien n’est Pardonné est la flamboyante Zineb El Rhazoui, journaliste devenue militante lors du printemps arabe au Maroc et qui s’est longtemps battue pour le droit à la liberté d’expression. Après avoir fui vers la France, où elle est devenue rédactrice pour le magazine satirique Charlie Hebdo (elle rédigeait les textes accompagnant les dessins), elle échappe à l’attentat de janvier 2015 et devient la femme la plus menacée et la mieux protégée de France.

Rien n'est pardonnéFILM MAGIE : Comment avez-vous rencontré Zineb El Rhazoui ? On imagine qu’en tant que Flamands, il n’a pas dû être évident de se rendre au Maroc pour être témoins du début du printemps arabe ?
Vincent Coen : Nous étions en train de travailler sur notre film Cinéma Inch’Allah, le portrait de cinq artistes marocains de Belgique vivant à Bruxelles et que nous avons suivis pendant quatre ou cinq ans. Ils réalisaient des comédies burlesques, des œuvres se situant quelque part entre les films de Jean-Claude Van Damme et ceux de Louis De Funès ! Des comédies naïves avec une dimension sociale et critique revendiquée, notamment sur la manière dont les Marocains sont perçus en Belgique. Un de ces films, Djamal Disco 2 (qui suit des agents de police bruxellois) nous a servi de structure afin de faire le portrait d’un de ces gars-là.

Pendant le tournage du film, le réalisateur s’est radicalisé. Aujourd’hui, il ne peut plus tourner… Nous étions donc affairés sur ce projet et beaucoup de gens de notre entourage nous disaient que le printemps arabe allait bientôt frapper au Maroc et qu’il fallait absolument que nous y allions. Par la suite, nous avons pensé qu’il était utile de donner un coup de projecteur sur le sujet en organisant un casting au Maroc, dans le but de rencontrer un maximum de jeunes. Nous avons rencontré les Frères Musulmans, des syndicalistes, mais également des responsables de MALI (le Mouvement Alternatif pour les Libertés Individuelles), un groupe de pression souvent visé parce que ses membres sont des provocateurs notoires. Ce groupe était dirigé par deux femmes : Zineb et Betty, de vraies rebelles ! Elles organisaient tout elles-mêmes et dans la journée, elles partaient protester avec leurs smartphones collés dans leurs mains. Mais la police a fait voler tout ça en éclat. Quand nous sommes arrivés sur place, en mai 2011, le régime avait déjà augmenté la répression, de manière raisonnable. Nous avions sous-estimé le gouvernement, simplement parce que c’est le Maroc, pas la Tunisie ou l’Egypte ! Du jour au lendemain, on a vu se multiplier les manifestations. Le soir, une partie des manifestants, particulièrement les jeunes laïcs des écoles françaises, se regroupaient dans les bars pour fumer, boire et bavarder, dans une ambiance très romantique. Ils faisaient la fête pour évacuer tout le stress accumulé au cours de la journée.

FM : Compareriez-vous cette atmosphère à celle de mai ’68 ?
V. C. : Tout à fait. C’était une sorte de grand feu de joie, avec des gens très proches de nous en termes d’opinions : laïcs, homosexuels, mères célibataires… Des rêveurs qui avaient l’espoir de faire bouger les choses. Nous avons commencé à suivre Zineb en étant persuadés que ce mouvement du printemps arabe serait bientôt anéanti. À un moment, nous avons envisagé de structurer le film autour d’une action de MALI, « le navire de l’avortement ». Ils avaient invité un navire hollandais, qui mouillait à 19 kilomètres des côtes marocaines, dans les eaux internationales. Le pavillon avait été baissé et l’on pouvait donc s’y rendre afin de subir un avortement en toute légalité. Nous avons suivi et filmé l’intégralité de cette initiative en espérant qu’elle donnerait sa structure à notre film. Parallèlement à ça, nous planchions sur notre financement et c’est là qu’on nous a dit que le marché était saturé de films sur les femmes fortes du Maghreb, un sujet qui avait déjà été filmé très souvent. Notre idée a donc été accueillie par un refus poli et des commentaires carrément paternalistes. Nous n’avons donc pas reçu de financement, mais nous sommes restés sur place pour continuer à filmer. Nous avions les caméras de notre producteur flamand, Savage Films, à notre disposition. Mais nous attendions l’étape suivante, à savoir un producteur qui nous dise « ok, je produis ». Rien ne s’est produit immédiatement. Malgré un producteur fidèle dont nous pouvions utiliser le matériel, nous nous sommes retrouvés dans une longue période noire de précarité. Et puis Zineb a dû quitter le Maroc. Nous l’avons perdue de vue pendant un certain temps parce qu’elle s’est retrouvée dans la capitale slovène, Ljubljana grâce à l’association ICORN (le Réseau international des villes venant en aide aux réfugiés), qui fournit des logements sécurisés pour les auteurs et autrices à travers le monde. Mais Zineb n’était pas à l’aise en Slovénie. Elle est francophone, ce qui ne lui était d’aucune utilité là-bas. À l’époque, elle était déjà pigiste freelance pour Charlie Hebdo. Un peu plus tard, Charlie l’a engagée et invitée à venir s’installer à Paris, où elle avait fait ses études. Pour elle c’était donc une sorte de retour au bercail. Et puis janvier 2015 est arrivé…

FM : Vous étiez donc en train de la suivre quand l’attentat contre la rédaction de Charlie Hebdo s’est produit. Pensez-vous qu’il s’agissait d’une coïncidence ?
V. C. : Il ne faut pas oublier que nous l’avions choisie pour son fort potentiel dramatique ! Pour vous donner un exemple, Zineb est devenue tristement célèbre au Maroc en 2009, pour avoir participé, avec quatre ou cinq autres jeunes gens, à un pique-nique pendant le Ramadan, ce qui est strictement interdit par la loi. La police a envoyé des bataillons pour les arrêter ! Cette action l’a rendue célèbre puisqu’elle est passée dans tous les journaux marocains le soir-même. Nous avions donc comme sujet un personnage controversé, quelqu’un qui « y va » ! Et la présence de la caméra était sa protection, elle en avait besoin. En tant que militante, elle était évidemment consciente d’être à la merci de la caméra. Il y a donc eu une sorte de pacte tacite entre nous : nous la suivions, elle savait très bien en quoi elle nous était utile et vice versa.

FM : Etait-il possible de filmer librement au Maroc ?
V. C. : Non. Nous ne pouvions pas filmer dans les rues et nos téléphones étaient mis sur écoute. Notre première rencontre s’est déroulée en secret. Il y avait deux policiers qui surveillaient nos allées et venues. Quand nous sommes partis pour le rendez-vous, nous avons été suivis et avons dû changer de taxis à plusieurs reprises pour essayer de les semer. Zineb était vraiment considérée comme radicale et nous pensions que quelque chose risquait de nous arriver au Maroc. Dès le début, nous nous demandions : « Jusqu’où sont-ils capables d’aller? » 

Rien n'est pardonnéFM : Même si vous abordez ce chapitre de façon assez succincte, avez-vous constaté une évolution entre la façon dont Zineb était traitée au Maroc après son expérience chez Charlie Hebdo ? Est-il possible qu’elle se sente davantage « femme » aujourd’hui ? À la fin du film, alors qu’elle est une des femmes les moins libres au monde et qu’elle ne peut jamais se déplacer comme bon lui semble, elle donne naissance à une petite fille. Au même moment, elle se sentait donc libre dans sa tête et dans son corps… la femme la plus libérée au monde !
V. C. : C’est une situation, un personnage et une histoire pleins d’étranges contradictions, une sorte de yin et de yang : d’un côté elle doit fuir l’Etat parce que l’Etat la menace et quelques années plus tard, elle se retrouve dans un autre pays pour pouvoir protéger son réseau… Peut-être est-ce également une métaphore de ce que nous vivons en tant que société. Tout cela a fait de Zineb une activiste. Elle nous a dit que si elle avait été un garçon, elle aurait probablement pris part au même combat, avec son diplôme de journalisme en poche. Au Maroc, si vous êtes qualifié (comme elle), il est tout à fait possible de bien vivre comme journaliste, surtout si vous collaborez avec le régime et respectez les règles. Mais vous ne pouvez pas, par exemple, être ouvertement homosexuel, ni même prétendre que la prostitution existe au sein du pays, même si c’est une réalité. Sur l’index des Nations Unies, le Maroc est encore plus bas que certains autres pays arabes au niveau de l’inégalité des sexes, un des pires ! C’est pour ça, je pense, que Zineb et Betty disent « Nous ne sommes pas d'accord, nous devons nous battre ! »
Guillaume Vandenberghe : Elles sont d’abord venues étudier à Paris puis elles ont malgré tout voulu rentrer au Maroc, dans l’objectif de changer la situation. À l’époque, Mohammed VI venait d’être couronné et il y avait des espoirs de changement. Ensuite est arrivé le printemps arabe et une énorme déception… 

FM : Nous n’avons eu que très peu d’échos du Printemps arabe, ici en Belgique…
V. C. : C’est vrai, c’est un sujet très peu connu chez nous, nos politiciens ne l’abordent jamais. À Bruxelles, vous avez une vraie scène de militants marocains qui sont clairement contre le régime. Mais également beaucoup de Marocains qui sont pour...

FM : Chez Zineb, cette révolte et cette provocation semblent profondément ancrées dans son cœur et dans sa tête. Particulièrement sa lutte contre l’Islam…
V. C. : Je pense que son combat est plus large que ça. Mais depuis l’attentat à Charlie Hebdo, elle a effectivement mis l’accent sur l’Islam. Jusqu’à ses 16 ou 17 ans, elle était musulmane. « Pendant longtemps, j’ai gardé des réflexes de musulmane, notamment celui de m’adresser à Dieu pendant les moments difficiles », nous a-t-elle expliqué. Une anecdote révélatrice !... Dans les rues marocaines, nous avons rencontré quelques étudiants du Coran, qui tentent de gagner un peu d’argent dans la rue en récitant des versets aux passants sans faire de fautes. Zineb les corrigeait et leur donnait un centime. Elle a enseigné l'arabe et connaît bien les textes du Coran. Mais elle en donne une interprétation plus sombre. Non seulement à cause des attentats, mais également à cause de tout ce dont elle a été témoin quand elle était enfant et qui l’a fait renoncer à sa religion. Les dessins représentant l’enfer dans les livres l’ont beaucoup impressionnée, effrayée ! Il existe, bien entendu, des cultures où l’Islam est vécu de manière saine et humaine. Mais c’est quelque chose qu’elle n’a jamais connu.

FM : Elle dénonce le fait que dans l’Islam, l’idéologie est plus importante que les individus...
V. C. : On sent bien que la religion est devenue une entité étrange et intouchable. Je pense qu’il s’est opéré chez elle une sorte de changement sémantique. La religion est de toute évidence un sujet très sensible en Europe. Zineb fait également le rapprochement entre l’islamophobie (la peur irrationnelle de l’Islam) et le racisme, qui sont intrinsèquement liés. Or, le racisme est punissable par la loi… ce qui veut donc dire que s’opposer à une religion est également punissable.

Rien n'est pardonnéFM : Le titre de votre documentaire, Rien n’est pardonné recèle un caractère religieux évident… Était-ce volontaire de votre part ?
V. C. : Il s’agit évidemment d’une référence à la couverture du premier numéro de Charlie Hebdo après l’attentat, qui disait « Tout est Pardonné ». Notre titre fonctionne sur plusieurs niveaux. C’est une métaphore de l'ensemble du parcours que Zineb a effectué jusqu'à présent, de chaque combat qu’elle a mené. Encore aujourd’hui, ses adversaires tentent de la détruire… 

FM : Votre film est donc un portrait de Zineb. À quel moment vous êtes-vous dit « On arrête, c’est suffisant ! » ?
V. C. : Au moment où elle a eu son bébé. Nous voulions que ce soit la fin du film. Par conséquent, nous avons inclus une scène d’avortement sur le navire, que nous avons mise en parallèle avec Zineb, enceinte, puis avec son enfant. C’est la structure que nous avions toujours envisagée, avec des événements répartis sur une période de 5 ans. 

FM : Vous évoquez les attentats de Paris en novembre 2015 et de Nice en juillet 2016. Pourquoi pas ceux de Bruxelles en mars 2016 ?
V. C. : Nous étions à Nice, sur place, au moment de l’attentat. À un moment, nous devions nous imposer une limite. Pourquoi pas Istanbul ? Pourquoi pas Bagdad ?... Nous avons finalement décidé de nous en tenir uniquement à ce qui s’est passé en France…

FM : Zineb a-t-elle vu le film ?
V. C. : Elle nous a donné carte blanche au cours du processus d'enregistrement. Elle nous a fait confiance aveuglément. Elle a vu le film lors de la première à Biarritz et nous soutient à 100%. Elle l’a découvert à travers les yeux du public. Et ça lui suffit amplement !

Interview de Freddy Sartor, réalisée au Festival Millenium en avril 2017
Traduction : Grégory Cavinato

 

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