Alors que son court-métrage L’œil silencieux connaît un vif succès en festival ajoutant à son palmarès le Méliès d’or de The European Fantastic Film Festivals Federation, c’est à l’occasion de la sortie en salle de Une réalité par seconde au cinéma Nova que nous sommes allés à la rencontre de Karim Ouelhaj.
Interview de Karim Ouelhaj - Une réalité par seconde
Cinergie : Cela fait 10 ans que tu as fait Parabola, premier film de la trilogie qui se clôture avec Une réalité par seconde, quel regard portes-tu rétrospectivement sur ton parcours cinématographique ?
Karim Ouelhaj : Forcément, ma manière de concevoir le cinéma a changé. Pas tant que ça dans le regard porté sur la société, c'est plutôt ma mise en scène qui a évolué. La réalisation, le fait de vouloir toujours chercher, se remettre en question de film en film.
Il est difficile d’avoir un regard critique sur ses propres films, je pense qu'il faut les laisser vivre dans le temps. Quand j’ai fait Parabola, je l’ai fait avec beaucoup de naïveté, je pense que c'est le cas de tous les réalisateurs quand ils entament un premier long-métrage.
À l’époque, on avait encore beaucoup de liberté et un jeune réalisateur avait la possibilité de se lancer caméra au poing, quitte à tomber et se relever. C'est sûr qu'aujourd'hui, la manière de faire a changé.
C. : Mais tu es resté dans une logique qui est la tienne au fur et à mesure des années.
K.O. : Oui, mais quelque part, c'est parce que je n'avais pas le choix. Retracer dix ans de travail n'est pas facile. Il y a eu beaucoup d’autres films, de clips, etc. Je ne me suis pas dit après Parabola : « Super, je vais pouvoir enchaîner un deuxième film avec une production ». Je pense que je n'étais pas prêt. J'avais envie de continuer ce que j'avais commencé, ce que j'ai fait avec Le repas du singe, puis Une réalité par seconde. Je m’étais lancé ce défi, et ça a pris dix ans durant lesquels j’ai développé ce cinéma qu’on a défini underground, trash ou outsider. À chacun son parcours, le mien, j'en suis bien conscient, est totalement atypique, mais je ne regrette rien par rapport à ce que j'ai fait sur ces trois films, je pense que c'était même nécessaire. Maintenant, je suis en train de passer un cap, j'ai envie, non pas de passer à autre chose, mais de poursuivre ce que j'ai entamé avec une production dite « officielle », même si je ne suis pas sûr que ça signifie quelque chose. Un film reste un film, peu importe les moyens. Mais je pense que l'enveloppe des films n'a rien à voir avec le contenu.
C. : Ce qui apparaît en tout cas c’est que cette manière de faire t’as évité d’avoir à passer sous les fourches caudines de la production, ce qui donne un cinéma singulier avec quelque chose de brut et très vivant, quelque chose qui n’a pas été formaté.
K.O. : Oui, mais il y a un prix à payer à la liberté de ton et d'expression. Tu ne rentres pas dans les codes du milieu et ton film n’est pas spécialement vu ou distribué comme tu voudrais qu’il le soit. C'est vrai que je ne suis pas censuré, sur aucun de mes films, mais maintenant ça va venir. Je ne peux pas rester là où je suis, il faut que je remette mon travail en question et que j'évolue. C'est ce que j'ai fait avec L'œil silencieux, qui est plus “formaté”, et encore, il reste assez corsé. Tout dépend de la définition qu'on a de la violence.
C. : Peux-tu développer cette question de la violence qui est très présente dans tes films ?
K.O. : C'est vrai que mes films donnent l'impression d'être un tourbillon de violence, mais quand on y regarde bien, ce n'est pas vraiment le cas. Enfin… ça dépend de quelle violence on parle, elle est aussi physique que psychologique. Mes personnages vivent des situations qui paraissent super trash parce que condensés dans un film. Mais il ne s’agit pas que de cela, il y a des moments de respiration, il y a des bouts de vie, d'humanité que j'essaie de filmer. C'est vraiment une mosaïque de personnages plutôt que de la construction scénaristique. C'est me donner, un peu comme Fellini ou Abel Ferrara dont je suis très fan, une liberté de ton. Je comprends que mes films donnent l'impression de violence non-stop, mais je pense que c'est surtout lié à la violence des hommes. L’homme est un loup pour l’homme, j’en ai la conviction, et c’est une facette que j’ai toujours eu à cœur de traiter dans mes films. Je peux comprendre que ça puisse rebuter certaines personnes, mais c'est aussi là tout l'intérêt. Je pense qu'aimer l'être humain, c'est aussi le critiquer. Et là, je critique la violence dans la société. Je ne tente pas de l’intellectualiser, mais, à l’instar de ma mise en scène, de la rendre plus organique, moins cérébrale.
C. : Qu’en est-il d’ailleurs de ce rapport à l’animalité et de ce masque de singe qui parcourt le film ?
K.O. : Le masque de singe je pense que c'est une protection, ça permet d'éviter le regard des autres, de s'impliquer. Ça permet aussi de prendre de la distance. C'est comme ça que je l'ai construit. Pourquoi le singe ? Déjà, génétiquement, on est très proche et je trouvais là une parabole très intéressante. J'ai essayé de créer un triangle émotionnel entre les personnages qui errent dans la nuit, le masque de singe et ma caméra et qu'on parte dans le délire. Rester extrêmement réaliste sur le fond et, dans la forme, se donner plein de possibilités. C'était une recherche intéressante que cette petite fille puisse se protéger de la violence par son masque, ça lui permet de devenir un personnage à part entière. Et puis, ça m'a permis aussi de raconter l'histoire d'un autre point de vue, parce que j'aime mettre plusieurs points de vue dans mes films. Plusieurs visions plutôt qu'une seule critique, une seule facette par rapport à la société. Ce que j'aime dans mes personnages c'est qu'ils ont leur propre vision des choses et j'évite de les juger.
C. : Effectivement les personnages dans leurs discours et singularités deviennent presque des porte-voix exprimant autant de visions du monde.
K.O. : Certains des personnages sont des témoins directs du monde que je déploie dans mon film. Luc, qui joue l’éducateur de rue, en est réellement un. Je lui ai pas dit, « Vas-y, raconte moi ton travail », mais plutôt « Dis-moi ce que tu penses de ton travail. » Je l'ai dirigé de cette manière là, je l'ai confronté à d'autres comédiens. Tout se mélangeait entre acteurs professionnels, semi-amateurs, et gens de la rue. Toute cette symbiose donnait quelque chose d’assez étrange dans le film, chacun venait avec sa propre vérité, qui n'est pas forcément celle de l'autre. Je pense que c'est comme ça qu'on peut avancer ensemble, en partageant des opinions différentes, en tout cas le film est construit de cette manière-là, comme un puzzle mental.
C. : Comment as-tu travaillé avec ce mélange d’acteurs professionnels et amateurs ?
K.O. : Avec les comédiens, je dois déconstruire le jeu. Avec les semi-pros, il y a une partie que je dois construire, mais pas trop, pour garder leur spontanéité. Du coup, les comédiens avaient l'obligation de se mettre au niveau des semi-pros, ce qui donnait un échange dans le jeu assez intéressant, très juste et réaliste. C'est ce que je cherchais, c’est une véracité dans la direction d'acteurs. Pour moi, réaliser, c'est essayer de resserrer les boulons, d'ajuster. Pas de dire au comédien « C'est comme ça que ça doit être », non, ça doit être sur le moment même. Le réalisateur doit prendre les choses de la manière la plus juste et la plus sincère par rapport à la séquence qu'il construit. J'essaie de travailler de cette manière-là, la plus calme et la plus sobre, parce qu'il y a une forte charge émotionnelle, ce sont des séquences difficiles et qu'il faut chorégraphier. Je ne filme pas la violence comme ça, ce n'est pas du snuff movie, il y a de la mise en scène, je chorégraphie.
C. : Mais tu ne prends pas de gants pour autant avec ton spectateur et tu choisis de te focaliser sur les gueules cassées et ce qui nous habite de plus sombre.
K.O. : Cette réalité est présente tous les jours, pourquoi la nier ? Je sais bien que c'est de bon ton de nier et encore plus de ne pas accepter. Pourquoi cherche t-on à se faire du mal comme ça ? Ignorer les problèmes des autres, je trouve ça extrêmement violent, c'est ça qui me choque le plus. Cette forme de « tolérance » qui dit « je te tolère, du coup je t'ignore », c'est très hypocrite tout ça. Mais la violence est là, si je décide de faire un film sur la prostitution et la violence faite aux femmes, ou la toxicomanie ou sur les gens de la rue, comme un journaliste qui est censé aller chercher l'information à la source, je fais pareil et il est hors de question d'édulcorer cette réalité. C'est juste que je la mets en forme. Ma mise en scène passe par là, elle n'est pas du tout dans la manière du documentaire, ça en donne l'impression, mais ça ne l'est pas, c'est de la pure fiction inspirée de la réalité. Très proche de celle-ci et c'est vrai que la frontière est ténue, mais je pense que c'est ça qui est intéressant dans le cinéma, quand on ne sait plus trop quelle est la différence entre la fiction et la réalité, tout le travail pour Une réalité par seconde s'est basé là dessus.
C. : Tu souhaites ajouter quelque chose ?
K.O. : Aux vues des positions actuelles des producteurs et distributeurs, j’ai l’impression que le cinéma que je fais est terminé et, parallèlement, le cinéma qu'on retrouve en salle aujourd'hui est très décourageant. Où sont les Abel Ferrara, Scorcese ou Friedkin ? C'est fou la liberté de ton et de création qu'ils avaient ! Aujourd'hui, tout me semble aseptisé. Je comprends que le public n'ait pas envie de mettre dix euros pour voir un film et se dire « Bof », c'est beaucoup trop cher maintenant pour se laisser aller. On a ce devoir, producteurs et réalisateurs, d'aller vers le public, ce que les Flamands font très bien, ainsi que les Espagnols voire, les Français. Même si leur cinéma n'est pas extraordinaire, ils ont cette volonté d'aller vers le public et en Wallonie, ce n’est pas trop ça, c'est un peu dommage. Je viens d’un milieu dit « social » où mes potes sont ouvriers ou employés et ils n'ont pas envie de voir mes propres films. Ils me disent : « si c'était pas toi qui l’avait réalisé, j'irais pas voir ça ». C'est seulement après, une fois qu'ils le découvrent qu'ils se disent que ça vaut le coup. On s'autocensure et les réalisateurs aussi, c'est pour ça que je me remets en question à chaque film et je me dis qu'il faut penser un peu moins à ma personne et plus au public. Je pense qu'il est temps pour moi. Ce triptyque m'a permis de clôturer un travail laboratoire de dix ans avec ce collectif et maintenant, j'ai envie de passer à autre chose. L'œil silencieux, c'est le parfait exemple. J'ai toujours été entre deux cultures cinématographiques, le genre et le film d'auteur. Regarde ce que faisaient Alan Parker et Oliver Stone à l'époque, ils sortaient des films grand public comme JFK, Nixon, ou Mississippi Burning, des sujets forts mais qui vont vers le public et qui ont très bien fonctionné en salle. C'est ce cinéma-là dont je rêve, allier l'exigence cinématographique et le public. Mais entre le réalisateur et ce brouillard épais que sont les journalistes, les exploitants, les distributeurs, la production, la commission et le public, c'est compliqué.