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La Cinquième saison de Peter Brosens et Jessica Woodworth

Publié le 15/01/2013 par Anne Feuillère / Catégorie: Critique

La fin du monde ou le désastre

Ah ! Un film d’auteur européen au scénario de film catastrophe ! Chouette chouette ! On se frottait les mains en se demandant bien ce qu’ils nous avaient concocté là. Certes, Brosens et Woodworth viennent du documentaire, et lui, des sciences-humaines, avant d'avoir réalisé une trilogie en Mongolie. Khadak et Altiplano étaient tous deux des films très contemplatifs, amples et lyriques. Tous deux racontaient l’histoire de peuples en lutte contre leur extermination programmée (entendre ici la méthode moderne : l’exploitation capitaliste de la terre et des hommes, jusqu’à la mort). On ne s’attendait donc pas non plus à les voir d’un seul coup singer les audaces cinématographiques d’un Shyamalan ou faire du délirant Romero caustique (quoique…), mais on les imaginait bien aller flirter du côté d’un Tarkovski. Et comme on s’y colle peu, par ici, à ce classique du genre, la tentative vaut bien quelques applaudissements. Sinon qu’elle s’avère aussi ambitieuse que décevante…

La Cinquième saison de Peter Brosens et Jessica Woodworth

Et pourtant, le film s’ouvrait sur un long plan fixe intrigant où un homme et un coq se font face, le premier essayant de faire chanter le second. Que se passe-il quand un coq ne veut plus chanter ? Le ciel n’est pas très loin de nous tomber sur la tête. Ou plutôt, il ne va pas même tomber, il va tout simplement s’arrêter. Second temps : dans un petit village d'Ardenne, où les hommes vivent en bonne intelligence avec la terre, les animaux, et entre eux, toute la communauté s'achemine, le soir venu, en haut de la colline pour célébrer un rituel : allumer l’épouvantail de paille dressé en haut du bûcher qui fait figure de Monsieur Hiver et, par là même, chasser la saison. Mais voilà que rien à faire, le bois ne s’allume pas. Tout commence alors à aller mal. La saison ne passe pas. La terre ne veut plus rien faire pousser, les vaches ne donnent plus de lait, les arbres meurent... Et les hommes de commencer à tomber, physiquement et symboliquement.

Lieu clos et asphyxié, paysage dévasté, humanité décadente jusqu’à l’agonie, la fin du monde selon Brosens et Woodworth est une sorte de conte halluciné qui étire, jusqu’à l’étouffement, les paysages breughéliens sous la brume et les archétypes d’un archaïsme terrassant. Car c’est là que ça se corse sérieusement. Au moment où le spectateur est en droit de les attendre au tournant, connaissant bon nombre de ce type de scénarios depuis les quatre Body Snatchers, sinon depuis Le Sacrifice, voilà qu’ils se mettent à nous servir tous les clichés du genre, les uns après les autres. La communauté n’est pas loin d’exploser, on commence à se bouffer la tronche. Le patron est un bourgeois qui spécule sur le désastre (réplique percutante à son fils au cœur tendre : « La solidarité, cela ne dure pas ». Bon, ça, c’est dit…) La jeune héroïne, presque orpheline, tombe dans la prostitution contre un peu de nourriture (et en véritable Cosette asthmatique, elle tousse dans son étable en recevant son client : ceci est une description fidèle de la scène...). Et évidemment, l’étranger (flamand) et son fils paraplégique (sic) sont pris en grippe jusqu’au sacrifice suprême - une tentative dérisoire de la communauté pour retrouver du sacré, réinventer un rituel, recoudre des morceaux de temps et d'humanité à jamais déchirés.

La Cinquième saison, en alignant les clichés et les situations types de ce genre de scénario, se désosse jusqu’aux archétypes, comme s'ils se suffisaient à eux-mêmes. Abandonnant sa matière narrative à la force des symboles, le film semble préférer aller travailler la matière cinématographique en de longs plans-séquences hypnotiques et d'une esthétique foudroyante. Travaillant sur des blocs de durée et sur les ellipses, cousant unes à unes des scènes qui se répètent, parfois dans les mêmes lieux et sous les mêmes angles, Brosens et Woodworth construisent leur film comme une fresque picturale. Ils composent des tableaux vivants, chorégraphient largement la communauté, font de l’espace des scènes de théâtre, créent du temps vacillant et arrêté. Le bleu éclatant qui éblouissait Khadak et l’ocre lumineux d’Altiplano font désormais place à la grisaille terreuse d’un hiver embourbé dans l’ombre et le brouillard. Chemin faisant, ils semblent oublier que les symboles ne se suffisent pas à eux-mêmes et que pour faire sens, ils doivent nourrir l’imaginaire. Or, l’imaginaire qui traverse La Cinquième saison est résolument pauvre. Et cet appauvrissement, même si on peut le supposer volontaire, n’est pas compensé par la magnificence de l’image, qui, sans cette chair émotive et intellectuelle, se trouve juste livrée à elle-même. Pour peu qu’on ait vu leurs films précédents (et particulièrement Magaly Solier dans Altiplano), il n’est pas un seul plan ici qui ne soit une surprise. Ce chaos qui s’installe dans l’histoire, dont le village tente de se préserver, que La Cinquième saison maintient hors-champ, ce chaos-là dont ‘l’étranger’ dira « qu’il faut le porter pour donner naissance à une étoile qui danse », c’est bien lui qu’on attend tout au long du film, que quelque chose vienne perturber l’objet cinématographique lui-même et nous surprendre un peu.
Parfaitement maîtrisé, appliquant une stylistique éprouvée désormais comme une recette, Woodworth et Brosens donnent le sentiment d’avoir pris la pause.Reste que ce faisant, il reproduit formellement ce qu’il pointe dans sa narration. En effet, les deux premiers films de Woodworth et Brosens étaient porteur d’un esprit de révolte – jusqu’au désespoir puisqu’Altiplano se terminait sur le suicide de Saturnina. La Cinquième saison ne lutte plus. Le désastre y est total, le désespoir sans fin, l’homme bourreau et victime (sauf le bémol de la dernière scène). Or, ce qui permettait la révolte dans Khadak et Altiplano, c’était un sentiment d’ancestralité qui faisait bruire l’univers d’esprits et de cultures, d’histoires et de fantômes, une sorte de perception sacrée de l’univers qui mettait les hommes et la terre en lien. Dans cette saison à jamais morte et arrêtée, ce lien justement semble avoir disparu. Et les symboles religieux tournent à vide : églises brûlées, Marie-Madeleine fouettée, Jésus brûlé... Elle est sans doute là, la conclusion du film, dans cette parabole d’une nature morte jusqu’aux cendres qui ne peut engendrer que l'horreur, car les hommes peut-être n'existent qu'en nourrissant leur humanité au cœur vivant et sacré de la terre. Étrangement, cette proposition fonctionne aussi pour l'objet filmique. Sans croyance dans les histoires, sans ce lien à l’imaginaire, sans émotion et sans chair, les symboles deviennent creux, lourds et bavards. Les images froides, plates et objectales. Et le film tombe, lui aussi, d'avoir trop cru, paradoxalement, au seul pouvoir des imagos.

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