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Jessica Woodworth, réalisatrice de Luka

Publié le 15/09/2023 par Malko Douglas Tolley et Vinnie Ky-Maka / Catégorie: Entrevue

Après avoir réalisé des documentaires ainsi que des drames mettant en scène des héroïnes sur fond de défi écologique comme Khadak (2006), gagnant du prix de Venise du meilleur premier film, ou encore Altiplano (2009), nominé aux Magrittes ainsi qu’à Cannes et dans de nombreux festivals, Jessica Woodworth et Peter Brosens ont permis à Sam Louwyck de gagner le Magritte de meilleur acteur avec son long métrage intitulé La Cinquième Saison (2014). Toujours réalisés en collaboration avec Peter Brosens, King of the Belgians (2016) ainsi que The Barefoot Emperor (2019) sont deux films incroyables et surprenants qui transpirent la belgitude avec un Peter Van den Begin magistral dans son rôle de dernier roi des Belges.

Fruit d’un travail minutieux de plusieurs années, le dernier film de Jessica Woodworth intitulé Luka (2023) renoue avec le cinéma plus sérieux et réflexif de la réalisatrice américaine la plus belge du plat pays. Ce film contemplatif à la photographie léchée questionne les systèmes séculiers, les cultes ainsi que les notions de temps et de révolte. Ce film de fiction introspectif et contemplatif révèle le talentueux et majestueux Jonas Smulders. Ce jeune acteur néerlandais donne la réplique à des comédiens renommés tels que Géraldine Chaplin, Jan Bijvoet et Sam Louwyck.

Filmé en noir et blanc sur l’Etna, Luka (2023) est un vrai film de cinéma qui va être à l’affiche de la plupart des salles art et essai du Benelux. Le Palace de Bruxelles a ouvert ses portes à Cinergie.be afin de permettre cette rencontre passionnante avec Jessica Woodworth.

Cinergie: Votre nouveau film Luka est une sorte de drame dystopique. L’introspection est souvent un trait de caractère saillant de vos personnages principaux. Quel est le sens profond de la quête entreprise par Luka, le héros principal interprété avec brio par Jonas Smulders? 

Jessica Woodworth: La recherche de soi-même, c’est très juste. Au fond, c’est toujours ça (rires). Il y a longtemps, je suis tombée amoureuse du livre Le désert des Tartares de Dino Buzzati, publié en 1939. Il s’agit du point de départ de ce projet. Ce roman a également été adapté glorieusement en 1976 par Valério Zurlini. Cet ouvrage m’habite depuis longtemps et il est possible de le revisiter et de le relire plusieurs fois en y trouvant de nouveaux repères. En s’y plongeant, on peut y retrouver un désert à soi. Le nombre de questions que l’on peut se poser à travers ce récit est fascinant.

 

Cinergie: Souvent vos films touchent à des questions fondamentales et universelles. Qu’est-ce qui procure à nouveau cette dimension universelle à ce récit ?

J.W.: Le point de départ est tout simple. Dans un contexte militaire, le personnage clé débarque dans un lieu absurde. Il est empli d’espoir et il veut accomplir sa mission. Il tente de trouver sa place dans ce lieu étrange, mais il découvre petit à petit qu’il est empli d’illusions et qu’il est encerclé par le vide. Dans ce contexte étrange où il est entouré d’hommes qui sont aveuglés par leurs principes, il essaie de trouver sa raison d’être. Luka se perd régulièrement avant de se retrouver à nouveau. Et ce basculement entre espoir et désespoir, on le connaît tous.

J’adore cette dimension génératrice de grande satisfaction et également présente quand on lit le roman. Si on se met à croire au contexte et à vivre les émotions des protagonistes, on perd le fil rouge de l’histoire et on se retrouve face au vide. Vide de toute sorte. C’est tellement beau et actuel. Il s’agit d’une forme de guerre latente. Attendre le combat. Avoir ce désir absurde de vouloir se prouver face à un ennemi invisible que personne ne connaît vraiment. L’ennemi de Luka et des habitants du fort Kairos est basé sur une construction mentale abstraite. Ce n’est qu’une idée en quelque sorte. Et il s’agit de cette dimension qui rend ce film très actuel.

 

Cinergie: Dans quelle temporalité se situent les évènements du film ?

J.W. : Mes principales préoccupations résident dans le futur. J’ai donc transposé cette histoire dans un futur relativement proche, où le monde est brisé et cassé par une sécheresse épouvantable. La civilisation a été réduite à néant. Les protagonistes se retrouvent dans un lieu extrêmement isolé. C’est très abstrait, mais, en même temps, on peut tous se reconnaître à travers ces êtres, leurs incertitudes, leurs angoisses, mais également leurs envies.

 

Cinergie: En extrapolant, on perçoit également une critique assez virulente des systèmes politiques, du fonctionnement en entreprise ou encore des cultes et des dogmes dans nos sociétés modernes. Était-ce un choix conscient ?

J.W. : Tout est volontaire et réfléchi. Les règles sont les règles, c'est une clé de voûte de ce récit. Les règles de vie ont pris une dimension colossale dans ce lieu, et ce, au prix de l’humanité des gens. Luka arrive dans ce contexte. Il va commencer à questionner et à bouleverser l’ordre établi. Il va réveiller des choses et le système en place va progressivement s’effondrer. Et c’est ce que je trouve beau dans cette histoire. Les règles sont construites par nous (les humains) et on doit pouvoir les questionner. Tout tourne autour de la capacité de Luka à manifester son intégrité et son courage pour questionner les règles qui s’imposent à lui et aux habitants du lieu.

 

C : Un peu comme dans l’univers imaginé par Orwell et 1984 avec ses slogans “L’ignorance, c’est la force”, les dirigeants du fort Kairos où se trouve Luka ont mis en place un système de valeurs articulé autour de trois piliers qu’ils répètent en boucle comme des incantations : “Endurance, Obédience et Sacrifice”. Était-ce également présent dans le roman originel ? 

J.W. : Non, absolument pas. Je l’ai pensé et imaginé moi-même.

 

C : Peut-on y voir une critique de la manière dont la société au sens large essaie de nous formater et nous mettre dans des cases ?

J.W. : Ces types de rituels et de fonctionnements ont toujours existé. Ils créent du lien. Il y a des usages qui sont utiles et nécessaires. Mais quand ils deviennent trop importants, ils peuvent créer une zone de danger et devenir de l’abus. Dans le film, on voit qu’ils sont allés tellement loin que Luka porte un autre regard sur ce qu’il découvre. Il a un autre recul et on lit dans ses yeux à quel point les habitants du fort Kairos ont perdu leur humanité et sont perdus dans la culture qui s’impose à eux. Tout le fonctionnement du lieu est basé sur la peur et la fatigue. Les commandants ne laissent plus de place au questionnement. La peur et l’angoisse sont contagieuses, mais le courage l’est également. Le spectateur se demande qui va oser questionner. Quand et comment le fera-t-il ? Tout en sachant que la conséquence sera d’être invisibilisé et mis à l’écart du groupe. Pour tout crime commis ou remise en cause du système, tu perds ton identité, ton nom et l’accès à l’eau. Donc ta vie. Et ça, c’est le destin des gens qui questionnent.

Il s’agit d’un apport personnel à l’intrigue et l’on s’éloigne assez fort de la trame originelle. Le livre était le point de départ, mais ensuite je me suis approprié le récit et sa narration en tant que réalisatrice.

 

C : Votre cinéma est souvent centré sur les émotions des personnages qui sont toujours très charismatiques et inspirants. D’un point de vue technique, cette dimension est renforcée par l’usage de gros plans et du noir et blanc. Peut-on parler d’une marque de fabrique de Jessica Woodworth ?

J.W. : Le paysage principal de ce film, ce sont les visages. Ensuite, c'est l’Etna et le vide qui l’entoure. Le casting était très précis avec la volonté de capter des visages et des regards qui évoquent quelque chose. Un des défis du film est de faire vivre et ressentir plein d’émotions sans avoir de scènes d’actions très élaborées. On est dans la suggestion et l’ambiguïté. J’adore l’amitié qui réside au cœur du drame.  Il y a une relation très douce entre ce trio constitué de Luka, Konstantine et Geronimo. Ils ne sont ni hommes ni enfants. Ni garçons ni filles. Ni frères ni amants. C’est comme dans la vraie vie. Nous sommes tous multiples.

Le noir et blanc était le vocabulaire essentiel du film. Avec Virginie Surdej, la chef op, ce choix s’est imposé dès le départ. La recherche pour trouver le langage juste a duré des années. Par contre, les décisions finales pour les cadrages et le mouvement ont été prises sur place. C’était très physique. La règle d’or du tournage était de sentir et respirer chaque scène. Si on n’avait pas ce tourbillon d’émotions dans le ventre, on ne tournait pas. On vidait le plateau et on cherchait plus loin. On ne parle pas de le sentir au niveau cérébral, mais de le sentir de manière physique. On voulait être imprégné par les silences et cette ambiance étrange de ce lieu incroyable. On devait vivre les choses en fonction de la lumière disponible, de l’énergie sur le plateau.

Sam Louwyck, qui est un chorégraphe de grande qualité, était à côté de moi avec sa personnalité charismatique et son goût du grandiose. Les figurants italiens arrivaient parfois le jour même et on n’avait pas beaucoup de temps pour préparer des scènes assez complexes avec eux. On avait essayé de louer une machine pour recréer des averses et de la pluie, mais c’était trop cher à mettre en place. Puis, la pluie est arrivée un jour à midi au milieu d’une journée très complexe et il fallait s’adapter. C’est un exemple parmi des centaines. Et puis on tournait sur l’Etna qui est une bête vivante et qui explosait tout le temps. On était face à la nature et on devait être très patient. Le jour où l’on a commencé à jouer sur ces plaines de cendres, il n’y avait pas de vent ni rien. Juste un brouillard fabuleux. La nature nous a laissés travailler.

 

C. : Il s’agit d’une coproduction assez large. En termes d’équipes et de gestion des figurants, comment avez-vous fonctionné durant ce tournage ? 

J.W. : Ce film a été réalisé avec l’appui de cinq pays coproducteurs. C’est un élément qui ajoute un peu de chaos, car chaque pays a son fonctionnement propre.Il faisait 48°C lorsqu’on a débuté le tournage. C’était chaud au propre comme au figuré.

 

C. : Combien de temps a duré le travail de postproduction ? Quel fut le plus gros challenge lors de cette étape ?

J.W. : La postproduction s'est terminée en novembre dernier et on a pris beaucoup de temps pour cette étape. L’équilibre du film est très fragile entre la lumière et l’obscurité, entre l’absurde et le grave. Le ton du film était le plus grand défi. Quel degré d’absurdité lui donner pour ne pas tomber dans la moquerie. Quel degré de mélancolie pour qu’elle ne soit pas trop présente. Tout ça est dicté par le son et le rythme, mais essentiellement le son. L’étape de l’étalonnage avec Thomas Bouffioulx a également constitué une étape cruciale. L’expérience de cinéma procurée par Luka est comparable à celle suscitée par un spectacle de danse. On vit une expérience subjective et personnelle de l’ordre du privé et du ressenti. L’important n’est peut-être pas le sujet du film mais les émotions qu’il suscite et qu’il fait ressentir à chaque spectateur de manière individuelle.

 

C : Pour poursuivre l’analyse, cette logique d’un cinéma contemplatif basé sur les émotions et les ressentis du spectateur est soutenue par un tempo qui laisse le temps à la réflexion et à l’immersion. Ce choix s’écarte sensiblement de ce que l’on peut observer dans de nombreuses productions actuelles, avec des plans de maximum 2 secondes et une déferlante d’action et d’effets visuels.

Est-ce que Luka représente en ce sens ce qu’est un film de cinéma et de cinéphiles en 2023 par opposition à des films plus légers, divertissants et moins exigeants en termes de réflexion et d’introspection pour le spectateur ?

J.W. :  Je ne sais pas, mais ce qui est certain, c’est que même sur un petit écran de téléphone, il est possible d’être ému par le cinéma. Le temps peut être sculpté de la même manière que sur grand écran. Mais le son n’est pas là et on ne peut pas être emporté de la même manière par le son si l’on consomme du cinéma dans un lieu public ou sur un téléphone. La partie sonore, qui est essentielle dans ce fim, apporte à mon sens une expérience plus riche. Le temps qui passe est un facteur important et il fallait que ça se ressente. Ce n’est pas confortable pour le spectateur, mais il fallait laisser de la place au vide. L’impatience, la frustration, ce sont également des émotions présentes qui constituent l’expérience procurée par le film. Et effectivement, pour en profiter pleinement, il faut prendre le temps de vivre l’expérience.

A la maison ou ailleurs, on peut toujours mettre sur pause ou faire autre chose en même temps. En salle, nous sommes bloqués, pris au piège. Et les hommes de cette histoire sont également piégés par toutes sortes de choses. Cela fait partie de l’expérience. Au fond, un des messages de ce film est que l’espoir est notre grande malédiction, mais également ce qui nous sauve dans la vie. Quand on bascule dans le néant, on est bouffé par une sorte de désespoir. Les protagonistes se demandent ce qu’ils font là. Il y a une forme d’absurdidé dans leur situation à protéger un endroit entouré de vide face à un ennemi invisible.

 

C. : Il y a deux éléments assez symboliques : un cheval blanc et un drapeau noir troué en son centre. Pouvez-vous nous en dire plus ?

J.W. : Le cheval blanc était un élément clé dans la dramaturgie du livre. Au départ, je voulais évaporer ce cheval blanc albinos du film. Mais c’est vrai que le cheval blanc inspire toute une palette de forces et de références dans toutes les cultures. Je laisse à chacun la liberté de l'interprétation. Est-ce que ce cheval existe vraiment ou pas ? A chacun d'y répondre.

En ce qui concerne le drapeau, c’est une grande recherche. Le décor, le plateau et les costumes sont minimalistes, mais tous les choix artistiques découlent d’années de recherches. Ce drapeau avec un immense trou vide au centre évoque une multitude de choses. On peut en rigoler et en pleurer. A chacun de l’interpréter sur base de ses réflexions personnelles.

 

C. : Comment avez-vous réalisé votre casting composé de Géraldine Chaplin, Jan Bijvoet, Samvel Tadevossian, Dango Schrevens, Sam Louwyck, Valentin Ganez, Hal Yamanouchi et Jonas Smulders?

J.W. : Dès le départ, Géraldine Chaplin a pris le rôle du général. Elle était censée jouer un homme et elle voulait trouver l’homme qu’elle avait en elle, mais cela n’a pas fonctionné. Elle est femme. On pensait pendant le tournage qu’elle était un mec, mais on s’est rendu compte pendant le montage que ce n’était pas le cas. Mais ça fonctionne très bien au final et la thématique n’a pas été bouleversée par cet aspect. Il n’y avait que des hommes derrière les objectifs, mais de nombreuses amazones sur le plateau. Samvel Tadevissian qui joue Konstantin est un Arménien qui est arrivé à la dernière minute. Il s’agit du deuxième rôle du film et ce fut un risque, mais le résultat est fabuleux. Je ne l’avais même pas vu avant la Sicile. On a tissé l’alchimie entre Jonas et lui. Je les ai planqués dans un sous-terrain à deux afin qu’ils créent une connexion naturelle entre eux. Jonas, je l’avais vu lors d’une interview au festival Rising Star à Berlin. Il est venu en Belgique et j’ai directement su que ce serait lui qui aurait le rôle de Luka. Il est arrivé, il a complètement loupé ses scènes. On a rigolé et il a recommencé. Il écoute très bien et il est tout simplement brillant. Son regard est féroce. Il a un côté féminin. Il est doux et enfantin. Dès le premier jour, Samvel et Jonas ont dégagé une énergie particulière à deux. Parfois, je vidais le plateau et ils avaient dix minutes d'improvisation. Et beaucoup de fragments du film sont issus de ces improvisations, plutôt que de l’écriture.

 

C.: Après la première diffusion à Rotterdam début 2023, il y a eu une diffusion au festival d’Ostende. Quel est le parcours actuel du film avant sa sortie en salles ?

J.W. : Il y a eu de très belles sélections dans le monde entier, mais pas énormément. C’est un film difficile à placer. Les thématiques ne sont pas faciles à articuler. C'est un film fragile, mais on est persuadé qu’il trouvera sa voie et son public avec le temps. Lors de l’ouverture d’un grand festival en Arménie, il y avait 2.000 personnes avec de grands généraux présents. Et c’était assez émouvant, car il s’agit d’une zone de guerre. Samvel Tadevossian est une star là-bas et ils ont été très touchés par le film et son propos.

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