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Sur le tournage de La Marche de Nabil Ben Yadir

Publié le 15/07/2013 par Anne Feuillère, Dimitra Bouras et Lucie_Laffineur / Catégorie: Tournage

La route de la Bastille

En 1983, Les Minguettes, une banlieue de Lyon, est mise sous tension par les nouvelles mesures d'urbanisme qui délogent les habitants sous prétexte de dé-ghettoïser le quartier. Et les barres d'H.L.M. tombent. Au cours de heurts avec la police, un jeune homme, Toumi Djaïdja, Président de S.O.S. Minguettes, se retrouve à l’hôpital, blessé par balle, victime d'une énième bavure policière. Comment se décaler de cette violence ? Comment y faire face sans y répondre ? Lui et quelques autres décident d'organiser « la marche pour l'égalité ». Partis du sud de la France à quelques-uns, ils finissent à plus de cent mille Place de la Bastille. Ces fils d'immigrés, cet été-là, ont voulu marcher parce qu'ils ne voulaient plus courir pour échapper aux cris, aux insultes, aux coups ou aux assassins. À travers la France, ils sont allés à la rencontre de tous ceux qui ne les connaissaient pas, qui ne les reconnaissaient pas comme des enfants d'ici pour se montrer et affirmer leur appartenance à ce pays. Grosse production menant des acteurs de renom (Djamel Debouzze, Lubna Azabal, Hafsia Herzi, Olivier Gourmet, Vincent Rottiers, Philippe Nahon...) tambour battant dans toute la France, le second long métrage de Nabil Ben Yadir est le récit de cette marche. Alors qu'il vient de clôturer le tournage en France pendant les mois d'avril et de mai, le jeune réalisateur des Barons faisait une halte à Bruxelles. L'occasion pour nous de le passer aux questions. C'est que La Marche en soulève beaucoup, et ne devrait pas s'arrêter là. 

D'une histoire vraie...

Cinergie : Ceux qui organisèrent cette marche viennent de Lyon. Mais ils partent de Marseille n'est-ce pas ?
Nabil Ben Yadir : Oui, c'est ça. Ils décident de partir de Marseille parce que c'est un lieu symbolique pour eux, c'est là où leurs parents sont arrivés par bateau. Et ils remontent jusqu'à Paris.

C. : Qu'attendaient-ils de cette marche ?
N.B.Y. : Ils veulent être des Français comme tous les autres. On est en 1983, Libé fait sa Une en titrant « L'été des tontons flingueurs », il y a des morts partout, les crimes racistes se multiplient. Ils se demandent ce qu'ils peuvent faire, mais ils ne veulent pas répondre par la violence, là où on les attend. Alors, ils décident de faire comme Gandhi. On est en 1983, le film de Richard Attenborough vient de sortir. Et ce film les inspire. C'était totalement utopique. Au début, personne ne les a suivis, aucune association. Ils ont cette lubie de faire comme Gandhi, de traverser la France, d'aller dire qu'ils veulent une autre photo de famille et qu'ils y seront ! Ils y sont allés et, petit à petit, ils ont croisé des gens qui sont venus se greffer à cette marche. Quand ils arrivent à Paris, ils sont cent mille personnes. Mitterrand est obligé de les recevoir. Ils revendiquaient que le crime à caractère raciste soit reconnu comme tel, ils ont obtenu la carte de séjour pour dix ans. À l'époque, il y avait la carte de séjour de trois ans et des cartes de travail, toute cette situation surréaliste avec les papiers. Tu pouvais être plombier à Lyon, mais pas plombier à Dijon ! 

C. : Vous avez construit le scénario à partir de leur histoire personnelle ? Tu les as rencontrés ?
N. B. Y. : Oui, bien sûr. Pour écrire le scénario, mais aussi pour les impliquer un peu dans le film, Christian Delorme le prêtre-ouvrier, Toumi Djaïdja qui s'est ramassé cette balle, Djamel Attala, tous les initiateurs de la marche sont là avec nous.

C. :Les comédiens les ont rencontrés aussi ?
N. B. Y : Oui. Olivier Gourmet a rencontré Christian Delorme. Tous les autres ont rencontré des marcheurs et, à un moment bien précis du film, on les voit ensemble dans la même scène. Mais si c'était important pour le scénario et les comédiens qu'ils sachent que ces gens sont vivants, je ne voulais pas qu'Olivier Gourmet « singe » Christian Delorme. Et lui aussi m'a dit : « Je ne vais pas me faire un faux nez ou refaire ma dentition ! » Non. L'idée n'était pas de leur ressembler, mais de leur rendre hommage. 

C. : Pourquoi as-tu une envie de tourner ce sujet ?

N. B. Y. : C'est le sujet qui est venu à moi. C'est une rencontre avec une scénariste, Nadia Lakhdar, qui avait ce sujet depuis quelques années, qui n'arrivait pas à monter le film, ça n'avançait pas et elle n'en pouvait plus. Nader Boussandel, qui joue le personnage principal des Barons, m'a dit : « Il faut absolument que je te présente quelqu'un ». On s'est rencontré, et bingo ! Je connaissais la fin de l'histoire, les conséquences politiques de la marche comme la création de SOS Racisme, Touche pas à mon pote, etc. Mais quand Nadia m'a raconté cette histoire, je me suis dit : « Il faut faire ce film ». On a donc tout recommencé à zéro, on a repris le scénario, on a trouvé un producteur et puis tout s'est enchaîné.

....vers un sujet

C. : À quel endroit cette histoire venait-elle te toucher ?
N. B. Y. : Voir des mecs de banlieues au début des années 80 qui avaient comme référence Gandhi et pas Tony Montana de Scarface, c'est fantastique, tu vois ! Ils ont décidé de répondre à la violence par la non-violence. C'est tellement rare, une histoire comme ça. En plus, elle est vraie! J'aurais inventé ça, on m'aurait dit : « Mais arrêtez de déconner, c'est n'importe quoi ! » Aux Etats-Unis, trois mecs de Brooklyn qui ramassent une balle et décident d'organiser une marche jusqu'à Washington, dix ans plus tard, ils en faisaient un film ! Et ça fait trente ans ! Ensuite, j'ai rencontré ces gens, toujours là, présents, sans aucune amertume, toujours très posés, qui me racontaient toute cette histoire... Il y avait une urgence à faire ce film. Les gens comparent ce film avec Indigènes, mais les acteurs de cette marche, ceux qui l'ont vécue et conduite, ils sont encore là, bien vivants, bien conscients. Toumi Djaïdja avait 18 ans quand il a ramassé cette balle, il va en avoir 50, il est toujours là, à se battre dans des associations, sans faire de politique.... Et puis, si des choses ont changé aujourd'hui, on pourrait bien refaire une marche ! Quand tu vois certaines scènes du film, tu as l'impression d'être en 2013. C'est aussi là pour moi que c'est intéressant. Ce n'est pas un film d'époque, c'est un film actuel... qui s'est passé, il y a trente ans ! Les choses ont évolué bien sûr, mais certaines problématiques résonnent encore. Et puis, au-delà de tout, voir des mecs de banlieues qui ne terminent pas leurs phrases par « putain » ou « nique ta mère », des mecs cultivés, qui parlaient le français d'Audiard, c'est super intéressant ! Et ça, on ne le voit pas. Ce n'est pas qu'on ne le voit pas assez, c'est qu'on ne le voit pas du tout ! Quand tu les entends parler dans les images d'archives de l'INA, ils parlent super bien. Ils ne sont pas caricaturaux. Et ça a d'ailleurs été super compliqué à faire avaler, ces dialogues ! 

C. : Tu prends les clichés à contre-pied.
N. B. Y : Mais c'est cette histoire vraie qui prend les clichés à contre-pied. Je n'invente rien. C'est une histoire vraie. J'y mets ma touche, mais je respecte l'histoire. Cette époque, les dates, les villes, les événements. Il se passe plein de choses parce qu'il leur est arrivé plein de choses. Ils sont arrivés dans des villes où des gens n'avaient jamais vu des têtes comme ça. Ils ont débarqué dans des villages où ils ont été à deux doigts de se faire tuer. Des gens les attendaient avec des carabines. Ils arrivaient et faisaient des discours dans les églises, dans les MJC, ils dormaient parfois chez l'habitant. On voulait raconter cette histoire de deux France qui se rencontrent. C'est un film sur des Français qui veulent juste être dans une nouvelle photo de famille. À aucun moment dans le film, je ne parle d'immigration. Les problèmes aujourd'hui sont totalement différents. Certaines choses ont évolué, d'autres ont régressé. Mais ce film est un constat, et ce qui me semble intéressant, c'est de se dire que certaines choses résonnent encore. À un moment donné, l’immigration est devenue un fond de commerce. Ça sert à faire peur aux gens, à gratter des voix. Quand aujourd'hui, on voit des mecs de droite qui n'hésitent pas à faire ce genre de discours sur la haine et la peur, pour aller prendre des voix au Front National, et bien tout ça se passait déjà à l'époque. Pendant la marche, ils sont arrivés à Dreux, parce qu'à Dreux, le RPR qui est maintenant l'UMP, est arrivé au pouvoir grâce au Front National. Et ça, c'était en 1983. Alors aujourd'hui, on dit « Oui, Nicolas Sarkozy etc. », mais Chirac l'avait fait à l'époque, il disait qu'il préférait travailler avec des gens de droite, même si c'était à l'extrême, qu'avec des gens de gauche. « Le bruit et l'odeur », c'est Chirac qui le dit en 1991. Et tout ça, on l'a oublié.

C. : Mais c'est une histoire très française, que celle-là. Comment te situes-tu ?

N. B. Y. : Mais simplement avec des mecs de quartiers qui ont décidé de changer leur destin, de le prendre en main, et d'aller là où on ne les attend pas. Ça aurait pu se passer à Brooklyn ou en Colombie, ce serait pareil. Alors oui, ça se passe en France, ce sont des gens immigrés d'origine marocaine ou algérienne, c'est une page de l'histoire politique française, mais ça me parle. J'ai vu, avant tout, l'aspect cinématographique de cette histoire de jeunes qui font une déclaration d'amour à la France. Pas l'aspect politique. Plein de gens ont essayé de monter ce projet, mais c'est un sujet tellement fort, politiquement dérangeant et « touchy », risqué, que tout le monde avait des réticences. Mais moi, je fais un film, je rentre après en train à Bruxelles, et ils font ce qu'ils veulent avec !  

La Nabil Touch...

C. : As-tu trouvé l'espace dans ce film pour ajouter cette fantaisie et cette joie de faire du cinéma qui parcourait Les Barons ?
N. B. Y. : Mais tu ne peux qu'appréhender ce genre de sujet avec un peu de légèreté sinon ça devient super lourd tout de suite. Un mec qui se prend une balle au bout de cinq minutes de film, tu te dis : « Écoutez les gars, va falloir donner envie aux gens de marcher avec eux, là ! » C'est ça ma touche, qu'on s'attache aux personnages. Il y a Farid, par exemple, qui est assez gros et qui a tout, sauf envie de marcher. Chaque fois que tu le vois à l'écran, tu as pitié, tu as envie de lui dire : « Arrête », mais il continue. Et puis, dans Les Barons, je racontais ma vie. Ma liberté était totale. Avec ce film, puisque c'est moi qui le fais, il y a ma touche, évidemment, mais c'est en même temps une histoire vraie, un sujet tellement fort qu'on ne peut que le servir. Quand tu te retrouves en face de la personne qui s'est ramassée une balle, tu appréhendes différemment le scénario. J'ai envie de servir le film, pas de me mettre en avant. Je m'efface, et c'est l'histoire qui prend toute la place. On s'est tous mis au service du film, les comédiens, les scénaristes, les producteurs, moi, tous.... Bien sûr, je m'amuse aussi avec ce film, j'expérimente quelque chose.

C. : Qu'est ce que tu as justement voulu expérimenter ici ?
N. B. Y. : Mais faire un film de groupe et donner envie aux gens de marcher ! Ne pas me répéter dans des scènes de marche. Travailler avec 600 ou 700 figurants, et découvrir comment tu appréhendes les choses. Quand tu as dix comédiens tout le temps à l'écran, tu ne vas pas les mettre au premier plan tout le temps. Le luxe, dans un film, c'est de voir Djamel Debouzze, en flou au fond de la salle. Jouer, ce n'est pas forcément faire des phrases, mais c'est aussi faire exister un plan. Ils l'ont compris, ils le savent, ça a été leur force. Et puis, j'ai joué à trouver une mise en scène bien spécifique pour chaque personne.

C. : Ces jeunes gens qui revendiquent envers et contre tout leur identité ne sont pas si éloignés des Barons, n'est-ce pas ?
N. B. Y. : Oui, sauf que Les Barons, c'est des mecs qui ne marchent pas et là, ce sont des gens qui traversent la France à pied (rires). C'est déjà une autre manière de filmer ! Je n’avais jamais autant filmé de pieds, je t'avouerai ! Mais oui, c'est le fait d'aller à la recherche de son identité, de s'affirmer, et d'aller au bout de quelque chose. Le personnage d'Hassan dans Les Barons va aussi au bout de son truc, il termine sur une scène, il ne deviendra pas une star, mais il a fait un pas. Et les marcheurs, finalement, ont été aussi au bout de leur démarche, d'une idée utopique. Personne n'y croyait. La France a changé après, le mot beur est apparu à ce moment-là. 

C. : Ce sont encore des gens qui arrivent là où on ne les attend pas. Et c'est étonnant parce qu'on ne t'attendait pas vraiment là, toi non plus.
N. B. Y. : Oui, tout à fait. Mais je crois au destin, c'est vraiment l'histoire qui est venue à moi. Après Les Barons, j'avais mes projets personnels que j'attaque maintenant. En France, on m'avait un peu approché, mais j'avais toujours refusé de faire des films de commandes. Je voulais écrire. Parce que faire un film, c'est faire la guerre. Je le sais depuis Les Barons, et je le confirme maintenant. On doit toujours tenir son propos, parce que beaucoup de gens, au fur et à mesure du processus, ont l'impression qu'ils ont mieux compris le film que toi. C'est à toi de tenir, parce qu'à la fin, c'est ton nom sur l'écran. Si le sujet ne te touche pas au point que tu sois prêt à aller au bout avec lui, ça ne vaut vraiment pas la peine.

Du temps de créer et des films à venir

C. : C'est pour ça que tu as pris quelques années entre ces deux projets ?
N. B. Y. : Oui, mais entre-temps, j'ai vécu ! Les Barons est sorti fin 2009. Fin 2013, j'ai un autre film qui sort. J'ai un autre projet en France qui se prépare. Et j'ai écrit un film sur la Flandre avec Jan Decleir : il est financé et prêt à être tourné. Ce qui me donne envie de faire le film, c'est qu'il est en français et en flamand, que c'est sur la Belgique, et surtout parce qu'il y a Jan Decleir ! J'ai très envie de retravailler avec Jan Decleir.

C. : Tu peux nous en dire un mot ?
N. B. Y. : Oui, je peux en dire un mot (rires). C'est l'histoire d'un commissaire de la brigade des stups d'Anvers qui décide de rentrer en politique pour continuer son combat sur la sécurité. C'est un nationaliste qui va briguer un mandat. Il aimerait bien raser la Wallonie pour en faire un parking pour la Flandre, tu vois ? Et il découvre qu'il a un fils wallon et drogué à Charleroi. C'est la rencontre impossible entre quelqu'un qui ne sait pas parler flamand et quelqu'un qui ne veut pas parler français. Ils vont se parler avec des bisous (rires) ou...

C. : Des claques ?
N. B. Y. : Beaucoup de claques ! De part et d'autre ! Je me rends compte que le fond du film parle beaucoup du père... C'est aussi ma vision avec l'amour que je lui porte, de la Belgique et son côté surréaliste qui fait qu'en parcourant quelques kilomètres, des gens ne parlent plus la même langue ou se détestent alors qu'ils ne se connaissent pas.

C. : Est-ce que le fait de faire un second film en France t'aide à revenir en Belgique pour faire un troisième ?
N. B. Y. : Non. J'avais l'intention de le faire. Les Français ont été plus rapides dans le financement de La Marche, c'est tout. Mais je voulais aussi que le film sur la Belgique reste un film belge, travailler avec des Belges, des comédiens belges. Je voulais cette identité. Il est pour moi hors de question de faire un film en Belgique sur la Belgique avec des acteurs français. Quand je fais Anapurna, c'est ici et pour ici. 

Tournage et découpage

C. : Comment s'est passé le tournage de La Marche?
N.B.Y. : C'est super intéressant pour moi parce que ça n'était pas le même processus que dans Les Barons. Mais je n'ai fait qu'un film, je ne peux comparer qu’avec Les Barons. C'est une très grosse machine, un sacré budget, une équipe déco de je ne sais combien de personnes... On a tourné en 35 mm et on avait parfois plusieurs caméras... C'est une grosse machine, voilà. Je crois que j'avais, en permanence, le triple de personnes que sur Les Barons !

C. : Le poids d'une telle co-production n'a pas été trop lourd ?
N. B. Y. : Mais la légèreté, c'était à moi de la mettre. C'est déjà assez lourd en termes de machinerie, d'équipes, de personnels… On ne va pas le rendre encore plus lourd. Au contraire ! C'était un tournage français avec un esprit belge, voilà ! Garder le plaisir de faire un film.

C. : Comment as-tu géré tout ça ?
N.B.Y. : Très bien (rires) ! Mais c'est très simple : il y a plus de personnes, mais ils sont là pour faire le même job ! Il y a les gens de la régie, la scripte et son assistante, l'équipe image avec les électros et les machinos, les effets spéciaux qui sont là quand on a besoin d'eux pour la pluie, pour le vent, etc... Et puis, quand tu es au fin fond d'une route et que tu as 4 cars de toilettes parce qu'il en faut pour 200 figurants, quand tu arrives sur le plateau, on ne te dit pas : « Qu'est-ce qu'on tourne ? », mais « Qu'est-ce qu'on ne voit pas pour qu'on puisse mettre toute la logistique derrière? ». Il faut donc choisir un axe et on le sait, à aucun moment, on ne pourra retourner la caméra. Il faudrait trois heures pour déplacer tous les camions... C'est une autre manière de fonctionner. On pense différemment. On travaille de manière beaucoup plus carrée. Ce qui est intéressant. Surtout pour moi, qui découpe mon film sur place, sur la scène, et pas avant en faisant des petits carrés. Non, j'ai besoin d'être sur le lieu du décor, avec les comédiens. Alors, en repérage technique, je vois un truc, je dis « Ok, c'est bon, ça va, on va faire ça et ça, je vais avoir besoin de ça, de telle machinerie et de telle autre », quelqu'un prend des notes... Je suis sur le décor et je découpe ma scène et les gens découvrent ce qu'on va faire sur place. Et ça, c'est intéressant, parce que le film se construit au fur et à mesure. 

C. : Tu travailles dans le vif ?
N. B. Y. : Voilà ! Je ne peux pas penser à découper mon film trois mois avant le tournage, sur un décor vide, sans comédiens, sans rien. J'ai besoin que la déco intervienne, que les comédiens soient là. Après, c'est fatigant, mais c'est la seule manière pour moi d'avoir des résultats. Le scénario doit rester une promesse. Le film se construit sur place. Si tout le monde sait, sur une feuille à l'avance, ce qu'il doit faire, à la virgule près, ben « Vous n’avez plus besoin de moi, les gars » ! C'est le cinéma où on met des croix pour placer les comédiens. Je sens les déplacements, et c'est mort ! Quand je dirige les comédiens, je réécris les dialogues sur la scène si ça sonne faux... Je fais entrer un comédien qui n'était pas prévu, les autres ne sont pas au courant, ça ramène des moments intéressants et naturels. Ils peuvent arriver avec une page de texte en moins. Parce qu'on arrive sur la scène, ils doivent marcher, et normalement quand tu marches, t'es fatigué, alors pourquoi parler ? C'est du commentaire, donc ça ne va pas, faut le changer. C'est ça qui moi m'intéresse. C'est ce qui rend les choses fatigantes, mais aussi excitantes pour les techniciens ou les comédiens. Et ils ont joué le jeu jusqu'au bout, tous. Même Olivier Gourmet, pendant plusieurs jours, a fait de la figuration. C'était la seule manière pour que cette marche fonctionne.

C. : La Marche a encore un aspect de film choral comme Les Barons ?

N. B. Y. : Oui, mais là ils sont tout le temps ensemble à l'écran. C'est un groupe. J'essaie de faire en sorte qu'on s'attache à chacun d'entre eux, à son histoire, à ses motivations, ses affects, sa manière d'évoluer. On est resté proche de la vérité et de leur histoire, mais on a créé d'autres personnages, approfondi d'autres histoires.

La joie de tourner

C. : Cela ne t'a pas été difficile de t'imposer, pas trop stressant ?
N. B. Y. : Non... Ça va... (rires). Mais je ne sens pas le stress sur place. Il arrive après, maintenant, ou le soir, en fin de journée. Sur place, ça ne sert à rien de stresser. J'ai appris une chose : si je suis stressé, tout le plateau l'est aussi. Si je baille, tout le monde baille, si je tire la gueule, tout le monde tire la gueule. Donc je ne communique pas mon stress. Ça doit être de la joie de se réveiller le matin pour aller sur un plateau. J'avais besoin d'être content. C'est pour moi hyper important. Quand j'ai des doutes, j'arrête, on discute. Ce n'est pas vraiment des moments de doutes, mais des moments de réflexions, et c'est constructif. Avancer sûr de soi tout le temps, ce n'est pas possible. Et tu ne peux pas douter, parce que le train, il avance. De toute façon, tu vas droit au dernier jour (rires), il faut donc avancer, à son rythme. Mais l'idée, c'est aussi d'écouter les gens et de leur accorder de l'importance. Si le technicien à la lumière vient me dire qu'un nuage va passer, que ça ne sert à rien de tourner maintenant alors que j'ai une scène intéressante, je vais attendre. Je ne vais pas faire mon dictateur. On a choisi les meilleurs pour faire le film, chacun est responsable de son poste, mais je sais ce que je veux. Après, je suis à l'écoute. C'est aussi de la psychologie. Parfois, il faut donner l'impression qu'on écoute...! (rires) Et là, je suis en train de me griller !

C. : Comment as-tu travaillé avec les comédiens ? Tu as beaucoup répété ?
N.B.Y. : Oui, on a répété, ils se sont rencontrés, mais encore une fois, je ne fais pas beaucoup de prises car j'ai envie de spontanéité. Après, je m'adapte à chacun, ils ne travaillent pas de la même manière. Pour certains, si le texte arrive en dernière minute, ils doivent se préparer, pour d'autres non. Mais c'est très intéressant pour moi parce qu'en m'adressant différemment à chacun, je découvre aussi des choses différentes. Et puis, à la fin, le résultat est là, on est tous à l'écran.

C. : Donc vous avez marché ?
N.B.Y. : Ben oui ! Et ça a été très dur ! On s'est ramassé la neige, le vent, la grêle. Et on est fin mai. Mais le film se passe à l'automne. Donc Dieu nous a écouté ! C'était fantastique.

Numérique et 35mm

C. : Tu as tourné en 35mm ?
N. B. Y. : Ah ! Tout le monde m'a pris pour un fou, j'étais un ovni ! Mais pour faire un film d'époque, dans les années 80, il fallait cette image. On a pris les dernières pellicules Fuji qui existaient. Si on arrivait au bout du stock... Mais il reste quelques bobines... Tourner en 35, ça t'oblige à découper ton film de manière cinématographique. Il y a un vrai bruit de moteur, un vrai « action ». Quand tu tournes en numérique, tu peux te dire ça tourne alors prenons ça, et ça, et tout. Et ça peut très vite devenir catastrophique, tu tournes tout et n'importe quoi. Tu peux filmer tes répétitions et finalement tu t'engouffres dans un truc où tu as tellement d'images, que tu ne sais plus ce que tu racontes. Mais si tu es limité en pellicule, que ça coûte un peu d'argent, tu poses ta caméra là où tu dois la poser, et tu ne refais pas ta prise 20 fois pour le plaisir de la refaire. Et finalement, ça fout une vraie pression... J'avais dit au producteur, si je tourne en numérique, je dis « Rec, Stop, Rembobinez » et pas « Action ». Ça remet tout le monde en jeu, ça crée une intensité. À un moment donné, tu dis « Moteur », tu sens que ça se tend, qu'on y va, que ça tourne. Et tu découpes différemment. Quand tu tournes avec deux ou trois caméras en numérique, ça peut vite devenir de la captation, tu captes des moments. En 35, tu n'as pas de pellicule à volonté, tu réfléchis beaucoup plus à ce que tu vas faire et où tu vas mettre ta caméra et tu penses cinéma. Enfin, moi, personnellement. J'ai fait quelques pubs en numérique, ça ramène quelque chose de différent, mais tant que je peux tourner en 35, je continue. Il faudra que je m'adapte sans doute. Quand tu filmes en numérique, on te dit qu'on peut te rajouter le grain du 35. C'est drôle, pourquoi tu rajouterais le grain alors qu'avec la caméra tu l'as ?! Et puis, ton grain qui bouge pendant deux heures, qui est le même sur tout ton film, à la fin tu regardes plus le film, tu regardes ton grain ! Et là, on a trouvé un producteur qui nous suivait pour le faire. Même en France on nous prenait pour des ovnis d'avoir voulu faire ça. Les gens n'avaient déjà plus l'habitude. Mais le résultat est extraordinaire, en termes d'images, de grain. J'aimerais beaucoup continuer à tourner en pellicule.

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