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La Raison du plus faible de Lucas Belvaux

Publié le 08/09/2006 par Matthieu Reynaert / Catégorie: Critique

Lucas Belvaux braque le cinéma belge

Devenu un réalisateur incontournable avec sa trilogie Un Couple épatant Cavale et Après la vie, Lucas Belvaux, qui a débuté comme acteur, notamment chez Chabrol, n’avait encore jamais filmé son pays natal. Son retour en Belgique lui a ouvert les portes du Festival de Cannes qui, s’il ne lui a pas décerné de prix, lui offre une rampe de lancement en or sur laquelle parient les distributeurs français du film, qui le sortent en ce début d’été.

La Raison du plus faible de Lucas Belvaux

Mercredi 24 mai, vingt-deux heures, grand théâtre Lumière, au cœur du célèbre Palais des Festivals. Le réalisateur-auteur-interprète Lucas Belvaux achève de gravir les marches et pénètre dans la salle comble, suivi, entre autres, par ses comédiens, les belges Natacha Régnier, Claude Semal et Patrick Descamps, et les français Eric Cavaca et Gilbert Melki. Une heure cinquante plus tard, la même salle est debout. Ovation pendant tout le générique et longtemps après. L'émotion est palpable, Belvaux semble sonné. Ce soir-là, les Belges de Cannes se prennent à rêver d’une nouvelle présence au palmarès pour la patrie des frères Dardenne et de Jaco Van Dormael.

Las, le jury fera la fine bouche, mais le passage d’un film à Cannes, surtout aussi bien accueilli, reste toujours une belle aventure. Un mois plus tard, c’est au public français de découvrir La Raison du plus faible, la Belgique devant attendre la rentrée. Ce qu’ils pourront découvrir, s’étalant sur grand écran avec le panache du cinémascope, ce sont des paysages romanesques et insoupçonnés. Ceux des quartiers « durs » de Liège, la cité de Droixhe et ses tours. Car, autant les Dardenne ont su nous faire sentir la rugosité, la grisaille, l’écrasement des cités ouvrières, autant Belvaux les transforme, les sublime en paysages de western, en théâtre baroque, jusqu’au final aérien à couper le souffle. Grâce aux cadres soignés du réalisateur, même l’usine Jupiler devient une vision dantesque.

Cependant, le constat qu’il dresse n’en est pas moins alarmant. Comme l’explique Belvaux lui-même lors de la conférence de presse, c’est là l’artifice de base du film noir, catégorie dans laquelle se range aisément cet opus. « C'est un peu un cinéma de contrebande : on fait semblant de tourner un film policier, mais derrière cet aspect, on raconte des choses sur le monde dans lequel on vit. » Le film nous offre tout cela : la tension et le suspens d’un casse et de sa préparation, des personnages sur le fil du rasoir, du trafic d’armes dans des parkings isolés, mais aussi la détresse d’une mère qui ne peut même pas s’acheter une mobylette pour se rendre au travail, le temps tué dans les bistrots, l’indignation inutile d’un handicapé moteur forcé de vivre au sommet d’une tour dont l’ascenseur tombe sans cesse en panne…

Alors, un énième « film social » belge ? « C'est un film qui pose des questions de manière frontale, mais je ne pense pas que ce soit un film militant, dans le sens où il ne propose pas de solution. C'est un constat qui reflète mes angoisses, mes frayeurs, c'est une réaction face au monde dans lequel on vit. Je souhaitais faire entendre la voix des plus faibles. C'est une démarche de cinéaste. » explique le réalisateur dont la mise en scène soignée reflète cet important travail de fond.

Jamais sentencieux, exposant sans détour ses paradoxes, le film nous pousse à réfléchir en rendant à l’acte criminel son vertige originel, en montrant que la pauvreté, même relative, est autant une prison que ces tours noires autour desquelles le film s’articule. L’expérience spectatorielle, dans sa primalité, s’en trouve renforcée d’autant. L’adrénaline et les émotions sont rendues percutantes par tout ce que le scénario traîne de désillusions et d’alarmes.

C’est que, pour film noir qu’il soit, La Raison du plus faible n’en reste pas moins un film contemporain, quasi-générationnel à en croire Belvaux lorsqu’il explicite sa démarche : « En écrivant, j'ai beaucoup pensé à mes grands-parents. (…) Ils ont gagné des choses en luttant, et ce qui les a fait tenir, c'est la conviction que ce qu'ils faisaient permettrait à leurs enfants d'avoir une vie meilleure. Le problème aujourd'hui, c'est qu'on a l'impression que la situation sera pire pour nos enfants, on a un sentiment de panne, de régression. »

C’est cette panne qui fait naître dans l’esprit d’une bande de potes, un sidérurgiste au chômage, un handicapé moteur et un universitaire sous-employé, l’idée libératrice et pas si folle de passer de l’autre côté de la barrière. Ils voudraient suivre les traces de Marc, ancien braqueur qui rêve de se réhabiliter mais qui reste toujours un braqueur aux yeux des autres, si bien que…

Dans ce rôle, Lucas Belvaux livre une prestation saisissante. Dévoilant une facette plus brutale de son jeu, jusqu’alors peu exploitée, il donne à son personnage le charisme indispensable à la crédibilité de l’entreprise. Il semble jouer presque à côté, comme Jean-Pierre Léaud, qu’il dirigea dans Pour Rire!, ce qui lui confère un certain pouvoir d’attraction. Utilisé dans la bande-annonce, le monologue sur le déroulement d’un braquage qu’il livre à Claude Semal est saisissant. Son pendant, quelques minutes plus tard, ne l’est pas moins, car Belvaux a su convoquer une troupe d’acteurs qui, si elle laissait des doutes sur le papier, fonctionne très bien à l’écran. L’authenticité du parler liégeois utilisé dans certaines séquences n’y est pas pour rien. On peut aussi être fier de voir ainsi fixé sur pellicule un mode de vie et une actualité bien de chez nous - digne d’initier une mythologie cinématographique, on s’en rend compte en voyant ce film. A ce titre, la longue séquence d’ouverture montrant le démantèlement d’une usine sidérurgique renoue presque, elle, avec la tradition, plutôt documentaire, du cinéma belge.

Libéré de bien des contraintes inhérentes au genre du film noir, comme du cinéma à contenu social - dont une légende pugnace voudrait qu’il doive être lent et moralisateur -, La Raison du plus faible, de loin le film le plus abouti de Lucas Belvaux, c’est du cinéma avec des tripes et de la cervelle. C’est bon.

 

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