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Les Rendez-vous d’Anna, Chantal Akerman, 1978

Publié le 28/09/2023 par Basile Pernet / Catégorie: Critique

Dans ce quatrième long-métrage, Chantal Akerman déroule lentement le parcours d’une jeune réalisatrice en voyage à travers l’Europe pour présenter son dernier film. Le temps de quelques journées successives, elle erre d’un hôtel à un autre, d’un rendez-vous à un autre. Mais ce sont aussi des rencontres inattendues et des retrouvailles qui, traversant le silence et peuplant la solitude d’Anna, irriguent les sentiers de son intériorité.

Version restaurée du film en salles.

Les Rendez-vous d’Anna, Chantal Akerman, 1978

Un réel très vide et très terne, presque dévitalisé. D’une ville à une autre, c’est au regard d’Anna que l’on s’attache comme à un guide, ce regard bleu étincelant, d’une fixité paralysante qui semble contenir toutes les interrogations qu’elle ne formule pas. Quelques expressions d’une sensibilité extrême l’animent parfois, comme si elles étaient la dernière forme de vie face au “silence éternel de ces espaces infinis[1]”.

La mise en scène et la direction d’acteurs établissent un seuil d’inertie général, rendu inquiétant par ce vide urbain et moderne, celui d’une traversée nocturne à bord d’un taxi, ou sur le quai désolé d’une gare. Une majorité de plans larges, finement éclairés et cadrés selon un axe de symétrie parfaite. Ces partis pris génèrent tout d’abord une certaine distance avec les personnages (sans compter les changements de points de vue), tandis que l’œil, en raison d’une très grande profondeur de champ, est incité à regarder loin vers l’horizon, vers le hors-champ, vers l’inconnu. Cette attention presque maniaque à la géométrie des plans suggère un environnement austère et artificiel, que fait résonner chacun des pas d’Anna. 

Son chemin croise celui de quelques inconnus, pour une nuit laissée en suspens, un trajet en train qui se perd dans l’obscurité, laissant chaque fois une impression de contrariété, de non-accomplissement. Des rencontres, le plus souvent timides et fragiles, auxquelles Anna n’est a priori pas hostile, mais qu’elle aborde avec une distance toujours égale, le regard vide ou lointain, échappant de temps à autre quelques mots solitaires qui glissent entre ses lèvres suaves. Ces instants de conversation (qui ne sont pas sans rappeler l’écriture de Godard ou de Rohmer) confrontent des expériences de vie : celle d’un homme divorcé et privé de son meilleur ami qui, dès lors, trouve son bonheur dans l’amour pour sa fille et pour son Allemagne natale ; celle d’un voyageur qui, n’ayant jamais réussi à s’installer définitivement quelque part, garde l’espoir optimiste d’un accomplissement futur. Ces différents récits de vie infléchissent dans le ton du film des mouvements d’optimisme et de pessimisme qui ne semblent pas toujours heurter Anna, mais dont l’éclat se projette dans son regard.   

Si elle ne trouve d’échappatoires satisfaisantes à sa solitude (qu’elle soit subie ou souhaitée), les retrouvailles avec sa mère apportent à Anna une sincérité et un sentiment de confiance qui dépassent les similitudes et les différences entre elles deux. C’est la seule personne à qui Anna se confie, même intimement, et ce constat ne peut que valider la portée autobiographique pressentie à l’égard du récit.

Du reste, Chantal Akerman nous demande de regarder, d’écouter et de ressentir. En somme, ce film est unique en ce qu’il échappe complètement à l’analyse traditionnelle. Héritier d’une forme de poésie moderne, celle d’une mélancolie intérieure qui se reflète dans le monde extérieur, Les Rendez-vous d’Anna décrit également les difficultés relationnelles d’une femme qui se voit progressivement frappée d’ennui à l’égard des hommes, de leurs discours et de leurs postures. Il est donc question de mise à distance et de retranchement, face aux regards et aux mains qui se tournent un peu trop vers elle. En outre, l’attachement que l’on a pour ce personnage vient du soin et du dévouement qu’elle peut apporter aux personnes de son entourage, par une généreuse et sincère spontanéité.   

 

[1] Blaise Pascal, Pensées, 1669.

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