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50/50 - Magnum Begynasium Bruxellense de Boris Lehman

Publié le 02/04/2021 par Anne Feuillère / Catégorie: Dossier

En juin 2017,  la Fédération Wallonie-Bruxelles organisait l'Opération "50/50, Cinquante ans de cinéma belge, Cinquante ans de découvertes" qui mettait à l’honneur 50 films marquants de l’histoire du cinéma belge francophone. Ces films sont ressortis en salle pendant toute une année et de nombreux entretiens ont été réalisés avec leurs auteurs. Le site internet qui se consacrait à cette grande opération n'étant plus en activité, Cinergie.be a la joie de pouvoir aujourd'hui proposer et conserver tous ces entretiens passionnants où une grande partie de la mémoire du cinéma belge se donne à lire.

 

Boris Lehman est né le 3 mars 1944 à Lausanne. Il a étudié le cinéma à l’Institut National Supérieur des Arts du Spectacle (INSAS) à Bruxelles. De 1965 à 1982, il utilise le cinéma comme outil thérapeutique dans un centre de réadaptation pour malades mentaux (club Antonin Artaud). Pianiste, poète, photographe et projectionniste, Boris Lehman est aussi acteur, journaliste, professeur de tennis et champion de golf. Cinéaste indépendant, nomade et itinérant, il filme essentiellement en 8 et en 16 mm. Ses films sont montrés dans les musées, les écoles, toujours en présence de l’auteur, mais la plupart du temps ce sont des projections privées à domicile, dans les salons, caves, greniers et cuisines des amis.

En 1985, la Revue belge du cinéma lui a consacré un numéro : « Boris Lehman, un cinéma de l’autobiographie ». En 2003, Le Centre Pompidou a organisé une vaste rétrospective : « Le Tour de Boris en quatre-vingt bobines ». Malgré une large diffusion de ses films dans les cinémathèques et les festivals, son oeuvre reste mal connue du grand public. Dans son abondante filmographie (cinq cents films), on retiendra particulièrement : Magnum Begynasium Bruxellense (1978), Primé à Nyon; Symphonie (1979); Couple, Regards, Positions (1982); Portrait du peintre dans son atelier (1985); Muet comme une carpe (1987), Primé à Riga; l’Homme de Terre (1989) ; A comme Adrienne (1989), Primé à Bruxelles; A la recherche du lieu de ma naissance (1990), primé à Dunkerque; Leçon de vie ( 1991); Tentatives de se décrire (1996); Homme Portant (2003), primé à Port Bou; Histoire de ma vie racontée par mes photographies (2005), primé à Bruxelles; Choses qui me rattachent aux êtres (2010); Histoire de mes Cheveux (2011);Mes entretiens filmés (1995-2013); Mes sept lieux (2013), L’Art de s’égarer (2015), Oublis, regrets et repentirs (2016), Funérailles (de l’art de mourir) (2016).

50/50 -  Magnum Begynasium Bruxellense de Boris Lehman

Anne Feuillère : Vous aviez déjà réalisé de nombreux films avant Magnum Begynasium Bruxellense. Quelle place occupe ce film dans votre filmographie ?

Boris Lehman : J’ai commencé à faire du cinéma dès l’âge de 14 ans, comme simple amateur. Je suis entré à l'INSAS en 1962, quand cette école s’est créée. À cette époque je faisais des films de toutes sortes, documentaires, scientifiques, expérimentaux, fictions improvisées, en 8 et en 16mm… À partir du début des années 1970, mon cinéma est devenu un peu plus « professionnel ». Tout ça est venu assez naturellement. Magnum Begynasium Bruxellense est un film qui découle d'une expérience d'animation de quartier. C'est une chose qui ne se faisait pas, mais qui, maintenant, est assez courante. C'était aussi lié au travail que j'effectuais au Club Antonin Artaud, centre de réadaptation pour malades mentaux qui fut créé en 1962 dans le courant des mouvements anti-psychiatriques (alternative à la psychiatrie institutionnelle). Ainsi, les intervenants et les participants furent essentiellement des gens du quartier et des malades mentaux. Il y avait très peu de professionnels dans l'équipe. Le tournage a duré environ 2 années et le montage une de plus. Philippe Boesmans, qui n'était pas encore le grand compositeur d'opéra qu'il allait devenir par la suite, a composé la musique du film. Une espèce de ritournelle (dodécaphonique) pour guitare, qui pouvait être découpée et placée sur les images un peu comme des ponctuations. Il n'y avait pas vraiment de scénario au départ, nous voulions faire une chronique, un inventaire du quartier. Ce film fut une expérience fondatrice pour mon cinéma, qui se voulait un cinéma libre, indépendant, artisanal, hors du système des contraintes de production. Cela demandait sans doute certains sacrifices (surtout du point de vue pécuniaire).

 

A.F. : Pourquoi, à votre avis, ce film a-t-il fait date ?

B.L. : J'aurais « inventé » un genre qui s'est propagé à cette époque et qui n'existait pas encore, qu'on a appelé « documentaire-fiction ». Le film ne comportait pas d'explication, ni de commentaire. C'était une vision poétique de Bruxelles, mais pas seulement un film documentaire contemplatif, c'était surtout une réflexion sur le temps et la mort (la mort des gens, mais aussi la disparition d'un quartier), thèmes qui sont revenus comme un leitmotiv dans presque tous mes films ultérieurs, jusqu'à mon dernier Funérailles (de l'art de mourir). Le film a été invité dans une quarantaine de festivals, dont Cannes, Berlin, Rotterdam, Mannheim, Nyon, Figueira da Foz, New York, Montréal et même Hong Kong. Il était programmé à la télévision belge (RTB) sur le premier programme, à 20 heures (ce qui serait inimaginable aujourd'hui) et a été montré dans pas mal de homes, centres culturels et cinémathèques. Tous ceux qui l'ont vu, de Henri Storck à Chantal Akerman, de René Allio à Nicolas Philibert, de Jacques Leduc à Gérard Mordillat, Richard Dindo, Frederick Wiseman, Johan van der Keuken, l'ont porté aux nues. Il y avait sans doute, en germe, une écriture quelque peu « moderne » basée sur des plans fixes plutôt longs, qui enregistraient la durée réelle, « en direct ». À la même époque, Wim Wenders et Chantal Akerman faisaient ça aussi.

 

A.F. : Comment vous positionniez-vous dans le cinéma belge par rapport à ces cinéastes ?

B.L. : Ceux qui m’ont le plus appris (ou influencé) dans le cinéma en Belgique, ce sont Edmond Bernhard (grand poète méconnu, l’auteur notamment de Dimanche) et Henri Storck, avec qui j’ai travaillé (comme assistant, comme monteur) pendant quatre ans, mais aussi des professeurs que j’ai rencontrés à l’INSAS, comme André Souris (musicien du groupe « surréaliste »), Antoni Bohdziewicz (l’un des fondateurs de l’école de Lodz), Henri Colpi (le monteur de Hisroshima mon amour), Ghislain Cloquet (l’opérateur de Bresson)… J’aimais beaucoup les films de Paul Meyer (Klinkaart, Déjà s’envole la fleur maigre).

 

A.F. : Aujourd’hui, comment percevez-vous votre film, avec le recul ?

B.L. : Il a pris un air plus nostalgique, également ethnographique et archéologique, malgré lui. Ce n'était pas prémédité.

 

A.F. : Baudelaire fait une belle distinction entre la mélancolie et la nostalgie. Il dit que la mélancolie est le sentiment du temps qui passe et la nostalgie, le sentiment du temps passé... Magnum est mélancolique ou nostalgique ? Et n'est-ce pas le cas de nombre de vos films ?

B.L. : Mélancolique et nostalgique, oui. Entièrement d’accord. Vous savez, Baudelaire, qui détestait la Belgique (et qui l’a écrit dans des poèmes assez acerbes comme Pauvre Belgique, la Belgique toute nue), a aimé une seule chose : l’Église du Béguinage. Il la comparait à une jeune et belle communiante.

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