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Manuel Poutte - "Une douce révolte"

Publié le 15/11/2014 par Sylvain Gressier / Catégorie: Entrevue

Entretien avec Manuel Poutte autour du film Une douce révolte. Loin des black-blocs et autres anarcho-autonomes qui foutent les miquettes à la ménagère de moins de 50 ans, tout en faisant les choux gras des adeptes du tout sécuritaire, se joue au quotidien d'autres révoltes qui ne feront jamais la Une des journaux. C'est dans de bucoliques campagnes, voire au coin de votre propre rue que se fomente cette révolution de l'ombre dont les instigateurs peuvent être aussi bien ce rustique fermier à moustache que cette sympathique grand-mère baladant son caddie dominical. Caméra au poing et courage en bandoulière, Manuel Poutte a infiltré ce réseau international dont les idées subversives touchent tant l'argent et l'économie que le politique, menaçant, à terme, les fondements même de notre société.

 

Cinergie : Pour commencer, peux-tu nous expliquer ce projet en quelques mots ?

Manuel Poutte : Une Douce révolte part à la recherche de lieux, de personnes et d'énergies qui s'opposent à la normalisation du monde, au pouvoir de l'argent et, plus généralement, au consumérisme et au productivisme. Les modes traditionnels de lutte comme les manifs ou l'action syndicale n'ayant globalement pas trouvés de résultat, il a donc fallu chercher de nouveaux moyens pour réinventer le vivre ensemble, la société.

Partant de cette idée, j'ai entrepris un voyage en Europe avec ma compagne. On est allé en France, en Italie, en Espagne et en Belgique à la rencontre de ces personnes qui cherchent des manières de mieux vivre. On est allé d'un endroit à un autre, chacun faisant écho au suivant à la manière d'un jeu des kyrielles.

À la différence des gens que j'avais filmés il y a quinze ans dans Envie, - qui étaient des activistes avec des partis pris radicaux-, ces expériences ont été menées par des gens comme vous et moi.

Il y a ici un principe de réalité qui est pris en considération, ce sont des acteurs qui sont dans la société et qui agissent de l'intérieur, la plupart d'entre eux sont d'un certain âge, et ils profitent de leur temps pour essayer de transformer le monde.

C. : Combien de temps a t-il fallu pour mettre en place ce processus, ces rencontres ?
M. P. : Ce sont des expériences qui ont lieu sur la durée, ce qui les rend difficiles à filmer. Il y a très peu de choses spectaculaires. C'est en revanche peut-être plus profond, touchant aux fondements de la société et de l'être humain. Car l'idée est aussi de mettre l'humain en avant. Au delà de la thématique, il y a des rencontres, il faut tomber amoureux de ces personnes et ça prend du temps aussi, d'autant que celles que l'on apprécie le plus ne sont pas forcément celles qui portent ce que l'on cherche.

Chacun des quatre chapitres est donc porté par une ou deux personnes qui sont privilégiées et qui se présentent avec leurs failles ou leurs contradictions, tout ça met beaucoup de temps. 

C. : A t-il été difficile de rentrer en contact avec ces personnes et ces réseaux ?
M. P. : Pas tellement parce que j'ai beaucoup traversé ces milieux. C'est minoritaire, mais il y a quand même une belle énergie et beaucoup de choses qui sont en train de se mettre en place.

C'est très fragile car peu relayé par les medias : ce serait mettre en danger le fonctionnement de la démocratie participative illusoire dans laquelle on se trouve. Pourtant, la RTBF soutient le film, c'est la preuve qu'il y a encore quelques espaces pour ces messages-là aujourd'hui. 

C. : Comment fais-tu ces connections entre les individus, comment les mets-tu en scène ?

M. P. : Dès que vous entrez dans ce genre d'engagement, vous vous rendez compte que ces mouvements sont présents un peu partout, ils se différencient dans les moyens, mais les buts recherchés sont à peu près toujours les mêmes.

Ce n'est pas sectorisé, des gens mettant en place une monnaie alternative par exemple… Ils sont en rapport avec d'autres personnes ayant déjà introduits ce système ailleurs en Europe. Ils sont également dans une logique de circuit court, de réflexion par rapport aux modes de cheminement, etc. Lorsqu'on veut changer la société, ça devient automatiquement holistique. Évidemment, il faut se concentrer et essayer de ne pas trop s'éparpiller. Mais à chaque fois, ils touchaient à l'essence des structures de la société. L'argent par exemple, qui a été dévié par la spéculation, une spéculation qui représente aujourd'hui 95% des flux. Qu'est-ce que l'argent à la base ? Ce n'est pas un mal en soit. De même, à quoi cela sert-il de travailler aujourd'hui ? Au service de qui ? Le travail est souvent très ingrat alors qu'on a aujourd'hui une technologie qui nous permettrait de travailler beaucoup moins. On est toujours dans les schèmes qui datent du XIXe. On n’a plus le temps de s'occuper des enfants ni des vieux, tout ça pour entretenir une production effrénée d'objets inutiles...

C. : Est-ce que tu as voulu faire œuvre de démonstration en prônant l'existence d'une autre société
M. P. : J'interpelle les gens, mais je ne prends pas position dans le film. J'accompagne leurs idées. J'essaie d'éviter la démonstration. Il n'y a rien de scientifique là-dedans, en revanche, c'est conceptuel. Il y a des intellectuels comme Paul Ariès qui sont présents, il y a beaucoup de discours, la parole est très importante. Réinventer le politique aujourd'hui, c'est fondamental ! On est fatigué des enfantillages politiques alors qu'il y a des problèmes de société énormes. Je fais ce film parce que je pense que c'est une urgence absolue. Si on continue sur ce modèle très rapidement, on va dans le mur, écologiquement et socialement. Comme tout est lié, c'est là que la politique redevient intéressante, dans tous les domaines de la vie. On revient à ce qu'est réellement la politique, et pas à lutter tous les trois à cinq ans. Pourtant, réinvestir le politique est très difficile aujourd'hui car les gens sont écœurés. Si la montée de l’extrême droite est assez effrayante, il y a également une indifférence absolue qui est terrible. Tout le monde est dans une forme de quant à soi, le système capitaliste a réussi à couper toute solidarité. Dans ce film, je suis allé voir des gens qui s'occupaient encore des autres, pour vivre ensemble de manière plus harmonieuse.

C. : Mais dans une société comme la nôtre, il semble très difficile d'aller à contre-courant. Comment ces gens qui décident de se passer d'argent font-il, par exemple ?

M. P. : Dans la plupart de ces démarches, tout romantisme est évacué. Il n'est pas question de ne pas utiliser l'argent. La monnaie alternative fonctionne en parallèle avec le système monétaire classique. Cependant, elle touche au sens même de cet argent et remet en cause la manière dont il influe sur notre société. Il y a beaucoup d'aspects positifs dans la société aujourd'hui, la technique, la technologie.... Ce n'est pas parce que les gens prônent d'autres manières de fonctionner que ce sont des passéistes. Il y a beaucoup de philosophes et d'économistes comme Serge Latouche qui ont réfléchi sur la décroissance : ce sont des gens concrètement impliqués dans une réflexion sur le système. Ce qui est important, c'est de travailler au mieux vivre, ce n’est pas une révolution qui va changer, ou alors dans la violence, avec l'horreur, l'injustice, etc.

C. : On pourrait comparer ça aux années 60, l'idée de remettre le rêve dans la vie.
M. P. : Tout à fait, à la différence que dans les années 60, on était dans une société super organisée, autoritaire, hiérarchisée et paternaliste. Aujourd'hui, ce système est dilué, bien que toujours présent mais moins visible, plus pernicieux. A contrario, il y a moins de naïveté, différentes générations de personnes en lutte sont passées par là, une éducation s'est transmise. On cherche des modes opératoires plus concrets. Le combat est différent. Avant, on luttait pour un certain hédonisme, aujourd'hui, la société hédoniste est absolue, mais un hédonisme commercialisé où on est obligé de jouir d'une certaine manière. Qui ose vraiment le dire aujourd'hui ?

C. : Pourquoi ces énergies, bien que présentes partout, sont-elles si discrètes, si fragiles ?
M. P. : À plusieurs égards ; d'abord parce qu'il n'y a pas de situation frontale. En Espagne ou en Grèce, les situations sont plus radicales. C'est un privilège que nous avons ici où l'on peut encore faire autrement que de manière réactive. Ça permet de travailler plus le fond, mais en même temps, les choses que l'on veut modifier ou abattre sont plus diluées. C'est pareil pour tout, il n'y a plus d'antagonisme, c'est donc plus difficile d'agir contre le système. Il ne s’agit pas de travailler uniquement contre le système, mais pour quelque chose de neuf. C'est un travail sur le moyen ou long terme. Or, aujourd'hui, on sait bien que les énergies se dispersent rapidement. Il est difficile de créer des cohésions de groupe qui perdurent. D'autre part, l'ambition est énorme et, paradoxalement, l'urgence est grande. Pourtant, c'est impossible de changer le système si on ne l'attaque pas de manière profonde, ce qui peut être décourageant vu le peu de résultats.

J'ai suivi plein d'expériences qui ont mal fini… Les gens ont du mal à travailler ensemble, ils y mettent leur égo ou leur frustration. Certaines personnes mal dans leur peau empêchent le fonctionnement du groupe. C'est impossible à montrer au montage, ça prend trop de temps. C'est intéressant, mais je n’ai pas encore trouvé le moyen d'en rendre compte.

Une douce révolte de Manuel PoutteC. : Face à cette situation, comment as-tu trouvé ta place en tant que réalisateur pour rendre compte de tout cela ?

M. P. : Je pense qu'il faut beaucoup d'humilité. Je ne veux pas faire œuvre cinématographique. Il y a un aspect visuel, mais ce qui importe surtout, c'est le sens.

C'est d'abord un film de parole qui s'articule autour de beaucoup de rencontres et d'entretiens. J’essaie avant tout de rendre compte d'une beauté, de trouver ce qui me touche moi. C'est ça le cinéma finalement, c'est au-delà des images et des atmosphères.

C. : Une fois terminé, est-ce que tu veux donner à ton film une autre visibilité que celle des circuits classiques TV/ salles de cinéma ?
M. P. : C'est un produit aussi, on le sait. Le film est coproduit par la RTBF. J'essaie d'avoir une chaîne française, mais c'est très difficile. Notre volonté est de lui donner le maximum de visibilité car il ne s'agit pas de parler qu'aux convaincus. On va réfléchir à mettre en place une campagne de distribution et bien sûr passer par les salles de cinéma où le film a évidemment sa place de par son propos. C'est dans ces espaces que pourront se créer la rencontre et le débat. D'une manière générale, on l'a vu avec les retours sur la bande annonce, il y a une demande, un intérêt direct, il faut juste trouver la manière de montrer le film. On va bien sur accompagner le film, mais il n'y a plus 36.000 endroits où montrer des films en Belgique. On pourrait réfléchir à partir sur les routes pour le montrer. On va également réseauter un maximum sur le net où tout est très vite relayé. Les gens se rencontrent grâce au site qu'on a mis en place. Le souci, c'est que c'est reçu de manière isolée et qu'on ne peut le partager que d'une manière illusoire. Tout ce rapport au virtuel est très complexe. C'est un réseau multiple qui manque de forces unifiées et c'est un grand problème. Protester toute la journée sur facebook c'est gentil, mais ça ne sert à rien… Ce qui arrange beaucoup le pouvoir. Je n'ai pas la prétention de le résoudre, mais le film montre que ça bourgeonne et c'est une occasion qu'il ne faut pas manquer.

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