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Rencontre avec Manu Poutte - BEKTACHIS

Publié le 01/12/2017 par Dimitra Bouras / Catégorie: Entrevue

Redouane, un jeune Belge d’origine marocaine, est invité par son ami Iljir, un jeune Français d’origine albanaise, à découvrir la religion que son grand-père pratiquait : le bektachisme. Un courant d’une grande modernité qui s’est développé essentiellement en Albanie, depuis le XIIIe siècle. Selon l'UNESCO, l'islam Bektachi fait preuve d'une modernité précoce : avec les mots du XIIIe siècle, Haci Bektas Veli, le Saint fondateur de ce courant, véhicule des idées qui, huit siècles plus tard, coïncideront pour beaucoup avec la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme (1948).

 

Cinergie : Après Une douce révolte, où tu as rencontré des gens qui veulent travailler la terre d'une manière différente, qui veulent une autre économie, tu fais un film plus spirituel, une quête d'un mode de vie qui s'inscrit davantage dans la pensée que dans les actes.
Manu Poutte
: Mais ce sont des actes qui m'ont motivé. Les attentats qui ont eu lieu l'année passée, revendiqués au nom de l'Islam, m'ont choqué. J'ai découvert, grâce à un ami, un courant musulman, les Bektachis, un courant extrêmement tolérant. Il existe depuis très longtemps, mais reste très minoritaire, très peu connu. C'est une vision de l'Islam totalement différente de celle que l'on connaît. Je suis allé plusieurs fois en Albanie où les Bektachis représentent plus ou moins un tiers de la population. Beaucoup de Bektachis vivent aussi en Turquie. Ils sont plus ou moins 4 millions en tout, dispersés essentiellement dans ces deux pays. Leur particularité est le respect total des autres religions, des infidèles même.
En Macédoine, il y a des confrontations entre les Sunnites et les Bektachis. Le sunnisme est une religion très impérialiste et pour eux, le Bektachisme ne représente rien. Chez les Bektachis, il n'y a pas de mosquée, il y a un lieu de prière qui s'appelle un teki qui est ouvert à toutes les confessions. Déjà, cela va à l'encontre des dogmes sunnites. Le teki est un lieu de prière où les gens prient à l'heure qu'ils veulent, il n'y a pas les 5 prières quotidiennes comme dans les rituels chiites et sunnites. Et comme je disais, c'est ouvert à toutes les confessions, les juifs, les chrétiens peuvent aller prier et se recueillir sans problème. Il n'y a pas non plus d'office, pas de prêche. C'est une religion qui laisse beaucoup de place au libre arbitre et à l'indépendance du point de vue, chacun pratique comme il veut. C'est une religion très moderne dans sa manière de voir, sans contraintes ni obligations collectives.

C. : Comment Redouane, le jeune molenbeekois, a-t-il vécu la découverte de cet autre Islam ?
M.P. : Cela ne l'a pas transformé dans sa vision, je pense. Redouane est quelqu'un de très tolérant. Une des richesses potentielles du film est non seulement de faire découvrir les Bektachis, mais aussi de faire découvrir de manière différente des jeunes musulmans sunnites que l'on côtoie essentiellement dans les pays occidentaux.

C. : Comment as-tu rencontré Redouane ?
M.P : Je voulais faire un voyage jusqu'au Mont Tomor avec un jeune de Molenbeek car je me disais que ça pouvait parler aujourd'hui plus que jamais à tout le monde en Belgique et en Europe, de voir un gars qui vient de cette commune censée symboliser tellement de problèmes aujourd'hui. J'ai donc cherché, et ce n'était pas facile à trouver, quelqu'un qui accepte de faire cette démarche. Certains ont peur, certains se sentent sous pression, puis d'autres n'ont pas du tout le désir d'aller à la rencontre d'autres formes d'Islam. Redouane a pris ce risque. Il a déjà été plusieurs fois menacé, même avant le film, parce qu'il prône une certaine ouverture. Il a accepté de jouer le jeu et je lui en suis très reconnaissant.

C. : Peux-tu décrire un peu ce que tu as décidé de filmer ?
M.P : Ce film est le périple en camionnette de ces deux jeunes qui vont rejoindre le lieu de pèlerinage bektachi. La grande réunion des Bektachis a lieu chaque année au mois d'août, au sommet d'une montagne très sauvage, en plein milieu de l'Albanie, le mont Tomor. Ils sont plusieurs dizaines de milliers à s'y rendre chaque année. Le film raconte la rencontre entre deux jeunes occidentaux; un jeune Français d'origine bektachi et un jeune Belge d'origine marocaine, sunnite, vivant à Molenbeek. Le premier amène le second à la découverte de sa manière de croire. Une grosse partie du film se déroule dans la camionnette. On découvre la religion dans les discussions entre eux, avec les pèlerins, dans leurs explications. C'était important de faire ce voyage, pour ne pas faire un film trop didactique avec des spécialistes en la matière etc. Je voulais essayer de transmettre, disons l'essence, la particularité de ce courant à travers le quotidien de gens qui se rendent au mont Tomor.
J'avais un cameraman, un ingénieur du son et moi-même, on était à l'intérieur de l'habitacle, avec des personnes qui se connaissent mal.

C. : Ce qui est assez étonnant, c'est de voir que ce pèlerinage au Mont Tomor est un lieu festif... Les gens dansent, mangent, boivent.
M.P. : Oui, la part sacrée du pèlerinage se déroule dans le mausolée. C'est une sorte de recueillement autour de la tombe du saint Ali. Mais en effet la fête bat son plein sans arrêt.
Il y a aussi une notion chez les Bektachis qui m'a complètement époustouflé : le paradis et l'enfer n'ont aucune importance. Il faut profiter de l'instant présent, profiter des moments, il faut créer le paradis sur Terre comme le dit un derviche. Et pour moi qui suis athée, intéressé passionnément par les religions mais athée quand même, je trouvais ça magnifique et étonnant ! 

C.: Redouane est étonné lorsqu'il apprend qu'ils ne font pas le jeûne durant le mois du Ramadan. 
M.P: Redouane est très attaché aux rituels, à la forme de sa foi. Les Bektachis le sont beaucoup moins. C'est ce que le derviche et Baba Mondi lui expliquent. Le baba c'est le "chef" des derviches, une sorte de pape des Bektachis. Pour eux, c'est l'homme qui prime avant le type de foi. Ils parlent du contenu de l'amour, de la générosité, de la manière dont on essaie de se dégager de son égoïsme plutôt que de respect des règles, des obligations. Il se fait que Redouane, qui a 25 ans, est très attaché aux formes. C'est ce qui les différencie. Les Bektachis aussi ont leurs rituels, mais c'est beaucoup plus libre et parfois, pour Redouane, c'est choquant. Ce qui est beau aussi, c'est que malgré tout, il reste attaché à son tapis de prière, à sa prière, c'est parce qu'il y a aussi quelque chose de très fort dans cette manière de se rattacher au monde, à Dieu à travers plusieurs moments privilégiés dans la journée.

C. : Redouane et Iljir sont des jeunes issus de l'immigration, de la troisième et deuxième génération, en quête d'identité en même temps qu'une quête spirituelle, religieuse.
M.P: Oui, c'est ce qui caractérise la problématique de tous les jeunes musulmans aujourd'hui. Je pense qu'il y a à la fois ce désir de retrouver un Islam plus fort et plus affirmé et de retrouver une identité à laquelle leurs parents avaient renoncé en partie. Les parents avaient voulu s'intégrer, jusqu'à se "désintégrer", en tout cas, leurs enfants l'ont souvent vécu ainsi. Ils ont besoin de réaffirmer une appartenance d'autant plus forte qu'ils ne sont pas bien acceptés dans la société occidentale.
Et c'est la même chose pour Iljir, il a été coupé de ses racines et on voit dans le film que c'est important pour lui de retrouver la tradition de son grand-père, les gestes, les lieux même où vivaient ses parents et ses grands-parents.

C. : Comment s'est passée la rencontre entre les deux protagonistes ?
M.P: Ils se sont rencontrés au moment du tournage. La scène du film à l'aéroport est la vraie scène de rencontre. C'était un pari. Cela pouvait fonctionner ou pas. Si ça ne fonctionnait pas entre eux, s'il y avait trop de confrontations, cela aurait été aussi intéressant à filmer. Mais il se fait que dès le début, ils n'ont pas arrêté de parler, d'échanger, et une sorte d'amitié est née sous nos yeux.

C. : C'est un voyage qui a duré combien de temps ?
M.P : Dix jours. J'avais déjà fait de longs repérages au pèlerinage mais je ne savais pas ce qu'allait donner la rencontre entre Redouane et Iljir. Il se fait que c'est une superbe rencontre, il y a beaucoup d'humour, et parler de religion avec humour, ça m'a plu, et ça ne vient pas de moi ça vient d'eux.
Dès le départ, j'ai senti chez eux l'envie de partager l'aventure. Je ne savais pas comment Redouane allait réagir en rencontrant les Bektachis, si cela allait montrer son intolérance. Mais pas du tout. C'est l'inverse qui s'est produit.

C. : Le film se termine avec l'invitation de Redouane à Iljir de l'accompagner à la Mecque. Tu vas filmer cela aussi ?
M.P: C'est possible, ce serait intéressant. Avec ce film, j'aimerais proposer une série de rencontres entre personnes issues de religions différentes : un chrétien qui irait dans une famille juive, ou un bouddhiste qui irait chez des mormons, un bektachi qui va chez les sunnites. Favoriser la rencontre et la découverte de l'autre, sans naïveté, en sachant qu'il y a des différences et parfois de grandes possibilités de conflit.

C. : Ce film va t-il être projeté dans un circuit proche des jeunes ? Est-ce que tu crois que Redouane voudra accompagner ce film ?
M.P : Il m'a dit que oui, qu'il était prêt et que cela l'intéressait. Il est certain que le film suscite des réflexions, qu'il est un outil réel d'éducation.

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