Les éditions Yellow Now viennent de publier Mémoires du monde, une superbe anthologie du cinéma documentaire. Cent films, tous disponibles à la Cinémathèque de la Fédération Wallonie-Bruxelles, sont présentés par l'historienne Marianne Thys. Nous avions déjà eu l'occasion de découvrir son travail minutieux de recherche et d'écriture dans l'ouvrage monumental sur l'histoire du cinéma belge, publié par la Cinémathèque Royale de Belgique en 2000. Contrairement au Cinéma belge, catalogue exhaustif de tous les films de plus de 60' réalisés dans ce pays de 1896 à 1996, Mémoires du monde est une sélection. Choisir des critères pour une chercheuse à qui on avait l'habitude de demander un travail de compilation a dû provoquer quelques états d'âme. Heureusement, Alain Goossens, directeur de la Cinémathèque de la Fédération Wallonie-Bruxelles et Francis Dujardin, directeur de la publication, lui ont fait totalement confiance, s’en remettant à son jugement de cinéphile avertie. Marianne Thys s'est laissée prendre au jeu, exhumant de l'oubli des regards exceptionnels portés sur le réel pour les placer aux côtés de titres fondamentaux de l'histoire du cinéma, comme Nuit et Brouillard d'Alain Resnais. Cet ouvrage est un voyage à travers 80 ans de cinéma, intelligemment présenté, et richement illustré. Sa lecture permet d'approcher de près les films abordés, proposant des textes à l'écriture limpide, dépassant le synopsis, tout en donnant une masse d'informations quant au contexte historique de leur réalisation, à leur contenu et aux auteurs. Impressionné par ce travail d'écriture, on aimerait rêver que tous les catalogues des bibliothèques ou filmothèques soient aussi denses que celui-ci. Après sa lecture, il ne reste plus qu'à voir les films ! Pensés pour être diffusés dans le circuit scolaire et culturel non-marchand, les films sont tous disponibles, ou le seront très prochainement, dans les Médiathèques de la Fédération Wallonie-Bruxelles ainsi qu'auprès de la Cinémathèque. L'ouvrage, quant à lui, a sa place dans les « meilleures librairies », au rayon cinéma. Les éditions Yellow Now, fidèles à leur passion du livre, ont soigné cette publication en couleurs, subdivisée en cinq chapitres : Explorations, Traces, Entracte, Altérités et Idéologies. La préface est signée par Jean-Louis Comolli, réalisateur et essayiste, et elle mériterait à elle seule l'objet d'une édition. Ses quelque trente pages parcourent l'histoire du cinéma documentaire tout en situant chaque auteur sélectionné dans ce recueil. Nous avons rencontré les auteurs, Marianne Thys, l'historienne et Jean-Louis Comolli, le théoricien.
Mémoires du monde, Marianne Thys et J.L. Comolli
Cinergie : Quelle est la genèse de ce livre Mémoires du monde ?
Marianne Thys : La Cinémathèque de la Fédération Wallonie-Bruxelles m'a demandé de faire un livre sur les 100 meilleurs films pour la promotion de sa collection, car elle est très peu connue. Je me suis d'abord plongée dans le catalogue de la Cinémathèque qui reprend les 8000 films qu'elle possède. À partir de cette première sélection, j'ai commencé à visionner les films et finalement, après un an, j’ai choisi 100 films qui me paraissent représenter la collection. Au bout de deux ans, le livre est terminé et il vient de sortir.
C. : Toutes ces visions se font sur une table de vision ?
M. T. : La plupart des films dans la collection sont des films en 16 mm, donc j'étais obligée de les voir sur la table de vision. Une partie avait été copiée sur des bandes magnétiques et donc plus faciles à visionner.
C. : Dans cette sélection, on trouve, aux côtés de films emblématiques de l'histoire du documentaire, des témoignages sortis de l'oubli.
M.T. : J'ai essayé de trouver des films connus car c'est important de montrer qu'ils font partie de la collection, par exemple Nuit et brouillard d'Alain Resnais, mais je voulais aussi attirer l'attention sur des films très peu connus, et là, le hasard à jouer un très grand rôle. Je me promenais dans le dépôt et je prenais une bobine au hasard pour voir ce que c'était. Parfois, ce n'était pas intéressant, mais parfois elle se révélait être une petite perle : je pense par exemple au film Prijs de zee (Chantez la mer) un film hollandais que j'ai découvert et que je ne connaissais pas du tout, qui montre vraiment l'esprit des Pays-Bas, je trouve que tout y est, le pays, le peuple, leur religion, la mer, la nature.
C. : Il faut préciser que cette collection s'est constituée depuis les années 46 et cela dans l'esprit de l'instruction publique, pédagogique.
M.T. : Oui, mais parfois on oublie que pour être montré dans l'enseignement ou dans un cadre d'enseignement, il ne faut pas nécessairement avoir des films d'instructions. En montrant Nuit et brouillard dans une classe bien que ce ne soit pas un film d'éducation, on apprend très bien de quoi il s'agit.
Dans la collection, il y a en effet toute une série de films instructifs, pédagogiques destinés aux écoles, mais aussi une très grande partie de documentaires pour un public plus âgé. Au départ, cette collection s'est constituée de films allemands apportés par l'occupant, des « Kulturfilm ». Ils étaient destinés aux écoles, aux salles de cinéma et aux centres culturels. C'était des films de propagande, mais aussi des films qui dataient d'avant le nazisme. À la libération, la collection est tombée dans les mains de l'État belge qui l'a donnée au Ministère de l'éducation nationale.
En 1969, la collection a été divisée en deux, suite à la scission communautaire du Ministère. Les francophones ont conservé leur collection, tandis que les Flamands l'ont déposée à la Cinémathèque Royale. Au fil des années, d'autres films sont venus compléter la collection francophone, gérée par la communauté française, pour en arriver aujourd'hui à une collection de 8000 films, distribués ou montrés dans les écoles, mais aussi dans des centres culturels et qu'on peut consulter aussi sur place. C'est une collection très large pour un grand public.
C. : Comment avez-vous choisi les thématiques de la publication ?
M.T. : Une fois la sélection faite, j'ai cherché à les présenter selon une thématique. Je ne l'ai pas conçue comme un répertoire ou un catalogue, mais plutôt comme une anthologie. Je ne voulais pas présenter les films par ordre alphabétique ou par ordre chronologique ni selon une thématique scolaire. Je voulais avoir une autre structure. Au cours de mes visions, j'ai découvert ce très beau film Toute la mémoire du monde d'Alain Resnais sur la Bibliothèque Nationale de France qui rassemble tous les aspects possibles de l'humanité et du monde. Je me suis inspiré de cet angle de vue pour établir mes chapitres selon une histoire de l'humanité. Le premier chapitre concerne l'homme dans son milieu naturel et le dernier aborde le thème de l'homme comme être politique. Je voulais également faire une petite histoire du cinéma documentaire en intercalant des chapitres sur certains aspects de l'histoire du documentaire, par exemple l'Office national du film au Canada qui a joué un grand rôle dans l'évolution du cinéma direct, ou le Groupe des Trente, un groupe de réalisateurs français qui ont voulu promouvoir le court métrage. La collection couvre plus de 70 ans de cinéma.
C. : Avez-vous remarqué une évolution dans le cinéma documentaire, autre que technique ?
M.T. : La plus grande évolution, c'est le son. Au début, il n'y avait pas de son, à partir de 1929-1930 il y en a eu, mais il n'était pas direct, il était enregistré en studio. Les documentaires étaient accompagnés d'un commentaire enregistré en studio. Parfois, le résultat était réussi, mais pour certains films, le commentaire est tellement présent qu'on ne voit plus les images. À partir des années 50, avec l'évolution de la technique du son, on a des commentaires enregistrés en direct, des interviews aussi. On arrive à une production de documentaires plus proches de la vie, hors studios.
Interview de Jean-Louis Comolli
Cinergie : Sous quel angle avez-vous envisagé l'écriture de la préface de ce recueil de films documentaires ?
Jean-Louis Comolli : Je l'ai pris comme une sorte de pari. Comme c'est un catalogue de films que je ne connaissais pas pour la plupart, j'ai pris la chance qu'on m'offrait de découvrir ces films qui s'étalent des années 30 jusqu'à aujourd'hui. Pour quelqu'un qui est préoccupé par l'histoire du cinéma comme je peux l'être, et qui se pose des questions sur le rapport entre le monde et le cinéma, l'histoire du monde, l'histoire du cinéma, c'était un témoignage précieux.
Même si le cinéma ne filme pas l'histoire du monde, il la raconte à travers ses techniques qui évoluent. La place du spectateur est historiquement définie et transformée et si on considère le cinéma non pas comme un moyen d'expression qui parle d'autre chose mais comme une forme qui parle de l'histoire des formes dans un moment de civilisation particulier, alors on voit que le cinéma parle de l'histoire, et il en parle directement. C'est ça qui m'intéresse, pas les énoncés ou les sujets que le cinéma aborde, mais sa forme selon le moment historique. L'état des lieux y est renseigné selon la visibilité; qu'est-ce que le cinéma nous laisse voir ?
C.: Avez-vous remarqué une évolution ou un changement tout au long des 70 ans de cinéma concernés ?
J-L C.: Énorme ! On passe de l'image des premiers films à l'image d'aujourd'hui qui n'a absolument plus rien à voir. La seule chose qui s'est maintenue, ce sont deux paramètres fondamentaux : le cadre, il y a toujours du cadre même si on ne le voit plus, et le temps, parce que, qu'on le veuille ou non, le film dure un certain temps. Les plans sont définis par leur durée; on dit un plan de 10 secondes ou un plan de 30 secondes, on ne dit pas un plan moyen ou un plan large. Ces deux paramètres sont toujours actifs, néanmoins, tout a changé. On est passé d'une représentation du monde très singulière, très différente de l'observation courante (image en noir et blanc, image carrée, muette, sans son), à quelque chose qui, aujourd'hui, se rapproche beaucoup de la vision normale. Les écrans sont extrêmement allongés, presque comme le champ visuel humain, il y a de la couleur, il y a du son, on est donc dans quelque chose qui est beaucoup plus similaire à l'observation banale, quotidienne. Le spectateur de cinéma est moins dépaysé en rentrant dans une salle aujourd'hui qu'il ne l'était en 1895. Et pourtant, en 1895, le spectateur croyait que ce qu'on lui montrait était la réalité. Il a donc fallu qu'il fasse un effort d'abstraction considérable pour accepter le fait que cette réalité vivante qu'il voyait sur l'écran, très différente de la réalité observée dans la vie courante, soit réelle. Que s'est-il passé ? Il s'est passé que sous la pression de l'industrie du cinéma, industrie gouvernée au fond par des préoccupations idéologiques, c’est-à-dire rendre le cinéma plus accessible, plus facile, moins compliqué à approcher par les spectateurs, on a peu à peu rendu plus familière l'image cinématographique, on l'a rapproché de la vision standard, de la vision moyenne. Le cinéma a suivi ce passage en se rapprochant finalement de la perception humaine ordinaire donc, en perdant sa singularité, ou du moins, une partie de celle-ci.
Ce qui reste, c'est le cadre et le temps, la durée. Le cadre a beau avoir été allongé, il est toujours là, sauf que le spectateur préfère voir ce qu'il y a à l'intérieur du cadre que le cadre lui-même. On est tenté d'entrer dans l'image, se laisser absorber par l'image en oubliant, c'est-à-dire en déniant, ou en refoulant, le fait qu'il y a un cadre autour. Or, cette question du cadre est devenue aujourd'hui très importante, parce qu'au fond, le triomphe du spectaculaire, y compris à l'intérieur du cinéma bien entendu, c'est le triomphe d'un visible non cadré. C'est-à-dire un visible qui nous entoure, qui nous enveloppe, dans lequel on est pris, qui est plus fort que nous. Le cadre, c'est le contraire, le cadre implique qu'il y ait du dedans et du dehors, du in et du off, du champ et du hors champ. Évidemment, le monde marchand dans lequel nous sommes aujourd'hui installés vise à rendre la consommation plus simple à tout point de vue. Tout ce mouvement-là est un mouvement qui va vers la consommation plus facile, on peut vendre de l'image, on ne peut pas vendre de la non-image, donc la logique du commerce est celle de la visibilité générale.
C. : Est-ce que le documentaire a suivi la même évolution, n'étant pas un cinéma de consommation ?
J-L C : Tout d'abord, documentaire et pas documentaire c'est la même chose, c'est toujours du cinéma. Le cinéma est une pièce qui a deux faces, une face documentaire, une face fictionnelle et cette pièce tourne en permanence sur elle-même si bien que les deux faces, comme les premières machines à donner de l'illusion (ndlr: le praxinoscope), communiquent constamment. Les documentaires sont des films dans lesquels jouent des gens réels. Filmer quelqu'un en particulier, s'occuper de lui, suivre son existence et sa parole, c'est faire de la fiction. Si je filme un médecin par exemple, pendant 6 mois, et bien je fais de la fiction évidemment. Apporter une caméra, une machine cinématographique dans un monde où il n'y en a pas, c'est fabriquer quelque chose d'artificiel. Il n'y pas de différence entre fiction et documentaire et notamment, au niveau du cadre, on est toujours dans le cinéma. Pour moi, la différence réside dans l'opposition entre le cinéma et le monde de l'information. Dans le cinéma, on donne des informations, mais pas du tout de la même manière que dans la presse ou dans les journaux télévisés. Il y a des choses qu'on dit, il y a des choses qu'on ne dit pas, on ne les dit pas toujours au même moment, on peut différer l'apparition d'informations qui ne sont pas distribuées de manières égales, il y en a certaines qui sont données tout de suite, d'autres plus tard. Le journaliste est un narrateur qui pose ses informations sur le tapis, il est censé ne pas les cacher.
Alors qu'au cinéma, on est censé ne pas tout dire aux gens, on joue avec le spectateur, c'est ça la différence.
Le journaliste ne joue pas avec son lecteur, en principe. Nous, on joue avec le spectateur un jeu de cache-cache, le cinéma fonctionne sur le masque, le cache, le non apparent, le non évident.
À partir du moment où on a affaire à un régime hégémonique du visible, comme c'est le cas aujourd'hui, où on nous fait croire, sans que ce soit dit explicitement, que tout devient visible, tout est visible, c'est le mythe de la transparence. Mais le cinéma, qu'il soit documentaire ou qu'il soit fictionnel, joue un rôle perturbateur quand il introduit du non visible dans le tout visible.