Mémoires du monde d'Alain Resnais
Nous vivons une époque de surplace où le passé ne sert plus qu'au présent pour être commémoré autour de l'événementiel. Sauf que le passé sert aussi à créer un présent, et ainsi un avenir, donc à ne pas seulement être enterré dans un caveau en marbre. C'est bien ce qu'ont compris les artisans de la cinémathèque de la fédération Wallonie-Bruxelles qui ont le bon goût de nous offrir une sélection bien ciblée de leurs archives avec un livre Mémoires du monde. Cent films parmi les huit mille qui gravitent dans les fonds de la Cinémathèque. Des films qui circulent dans la trame ou la toile d'un monde qui ne cesse de nous échapper tout en se dévoilant lorsqu'on observe ses traces multiples. Des documentaires, disent certains. En fait, la fiction et le documentaire ressemblent à un vieux couple qui ne cesse de se chamailler. Dans un prologue, Jean-Louis Comolli nous rappelle qu'ils sont nés ensembles. Le premier film, Sorties d'usine (1895) de Louis Lumière, existe en trois versions. Dans la troisième version, les ouvrières de la première version sont devenues des actrices qui se sont endimanchées pour être plus belles. Ajoutons que dans une fiction, pour obtenir une « image juste », plutôt que « juste une image », il convient d'avoir une nature qui vit, et des personnages qui soient incarnés par un acteur plutôt que les confettis du virtuel.
Certes. C'est cela même. Sauf que dans un couple, il y a majoritairement un sexe différent. Soit, pour aller plus loin encore, jouons avec une métaphore pour faire sourire nos internautes : le cinéaste documentaire met souvent un slip à son projet. Il offre une sorte d'entre-deux angélique et imaginaire afin de rassurer les producteurs qui financent leurs films. Ceux-ci ont des impératifs à respecter pour être diffusés à la télé dans les réseaux scolaires ou associatifs. C'est une logique imparable qui fait rire toute la profession puisqu'on ne cesse de changer la forme ou la couleur du slip. Du doc à la fiction, d'un slip à l'autre ou un slip chante et l'autre pas ? Un peu, mais pas vraiment, parce que les cinéastes de fiction ont un slip transparent. Ils sont sexués (homme ou femme) et donc plus sexy. Ils plaisent davantage au public et peuvent grimper les marches du succès ou de l'échec qu'offrent le Festival de Cannes, de Venise et de Berlin.
Revenons à l'épopée de Mémoires du monde. Il serait absurde de choisir quelques films parmi les cent qu'ont sélectionnés les artisans de ce livre. Au hasard Balthazar, fragmentons-le en trois petits épisodes.
1. Toute la mémoire du monde (21', 1956) d'Alain Resnais. Pas seulement parce que Ghislain Cloquet était le chef op et a enseigné de nombreuses années à l'INSAS, mais parce que le film nous parle du projet qui anime la Cinémathèque de la Fédération Wallonie-Bruxelles (si vous trouvez encore plus long vous gagnez un chocolat). Archiver les images d'à peine cent ans du cinéma comme une Bibliothèque Nationale ou Royale, sauver la richesse des connaissances du passé de la poussière du temps qui passe. Le film de Resnais parcourt les différentes étapes qui permettent aux lecteurs d'aborder ce passé via des livres : indexation, fichage, numérotation.
2. Les gens du quartier (14', 1957) de Jean Harlez est un film incroyable et complètement méconnu des industries culturelles. Il parle de quoi ? De la vie des artisans. Le quartier des Marolles filmé comme un album de photos de Robert Doisneau sur les quartiers pauvres de la banlieue de Paris. Nous sommes ici, à Bruxelles, aux Marolles, en dessous du Palais de Justice avant l'exposition de 58. Un autre monde plus proche des Navajos (territoire indien en Arizona) que celui des réseaux contemporains d'ici et maintenant. On en profite pour signaler que Le Chantier des gosses, une fiction-documentaire (1955) est un beau film difficile à voir (il y a quelques années au Nova via la Cinematek). Le réalisateur, toujours vivant, n'en a plus la moindre copie. Il a quitté le monde du cinéma et est devenu peintre. Il s'occupe de madones nues que vous ne verrez pas dans les églises. Après tout, avant de travailler pour Charles de Keukeleire il a suivi les cours de l'Académie des Beaux-Arts de Bruxelles.
3. Brutalité dans la pierre (16', 1961) est un film-clé du nouveau cinéma allemand reconstruit fin des années soixante (Fassbinder, Wenders, Herzog, Farocki). Alexander Kluge, son réalisateur, est méconnu dans l'espace francophone, tout comme d'ailleurs le stupéfiant Harun Farocki que les galeries d'art s'arrachent de Barcelone à San Francisco. Artistes sous le chapiteau perplexe de Kluge a obtenu le Lion d'Or à Venise en 1968. Dans Brutalité dans la pierre, un court métrage de 1961, Kluge et Peter Schamoni remontent le temps de mille ans pour nous montrer le délire architectural du Reich. Albert Speer, l'architecte d'Adolf Hitler, a réalisé à Nuremberg, dans le plus pur style gréco-romain, des pierres destinées à résister à la poussière du temps. Leni Riefenstahl nous en a refilé le décor, en 1935, dans le Triomphe de la volonté. Le film montre 200 plans en 12 minutes avec une bande-son où l'on entend les acclamations de foules allemandes en délire lors des péplums nazis d'Hitler qui n'ont, hélas, rien de virtuel.
Dans sa préface titrée Au départ, parcours documentaire, Jean-Louis Comolli nous signale – dans la lignée de Michel Foucault – qu'au-delà du rideau de fumée des images qu'offrent les machines marchandes médiatiques, il y a davantage que des produits culturels, il y a les normes de pensée de l'ordre social dominant. En inventant l'écran et la salle grâce à un procédé emprunté à la machine à coudre, les frères Lumière ont réussit à capturer la durée du temps. « Cette singularité, écrit-il, est bien ce que l'industrie du cinéma s'est évertuée (sinon acharnée) à banaliser et à ramener au niveau de la perception courante. On pourrait définir l'histoire du cinéma comme une lutte entre le principe du cinéma et les altercations que l'industrie lui impose, chaque film étant le théâtre de ce conflit ».
Mémoires du monde, cent films de la Cinémathèque de la fédération Wallonie-Bruxelles, préface de Jean-Louis Comolli, éditions Yellow Now/côté cinéma.
Sur les films cités dans ce texte, il existe des DVD :
Toute la mémoire du monde d'Alain Resnais in bonus de Hiroshima mon amour (éd. Arte)
Les gens du quartier, de Jean Harlez in Des Marolles au Groenland (éd Cinémathèque FWB)
Die Artisten in der zikuskuppel : ratlos d’Alexander Kuge, édité par Film Museum avec sous-titre en français)
Images du monde et Inscription de la guerre, de Harun Farocki (éd. Survivance).