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Rencontre avec le réalisateur Nabil Ayouch et la comédienne, Maryam Touzani pour la sortie de Razzia

Publié le 23/04/2018 par Dimitra Bouras / Catégorie: Entrevue

Alors que son film précédent, Much Loved, avait déclenché de vives polémiques au Maroc où il avait été interdit, provoquant même l'exil de la comédienne principale Loubna Abidar, le réalisateur franco-marocain se lance aujourd'hui dans un film de résistance. Razzia est un film choral qui se déroule au Maroc entre 1982, année de grandes réformes, et 2015. Dans ce film, Nabil Ayouch fait l'éloge de la liberté au Maroc, un pays où les idéologies religieuses et conservatrices gangrènent une société en pleine mutation, une société qui tente vaille que vaille de s'ouvrir, de se libérer du joug. Cinq personnages, entre les montagnes de l'Atlas et la ville de Casablanca, entre hier et aujourd'hui, sont intimement liés dans cette quête de la liberté. Partir ou rester et lutter? Une question que se posent Salima, interprétée par Maryam Touzani qui coécrit le film, Abdellah, Hakim, Joe et Inès.

Cinergie : Razzia, c'est l'idée de tout rafler, de faire table rase. Mais, n'était-ce pas aussi une envie de renouer avec un public délaissé et choqué par Much Loved?
Nabil Ayouch:
Je n'ai pas voulu faire Razzia pour renouer avec mon public. J'ai voulu faire ce film pour m'exprimer sur la société marocaine dans laquelle j'évolue et je vis. Cette société qui me hante et qui m'inspire, qui me choque et qui me révolte, qui me donne envie de parler de l'état du monde à travers 5 personnages. Razzia est un film qui dépasse de très loin les frontières du Maroc.

C. : Le titre Razzia est un titre assez radical, c'est faire table rase du passé et évoluer avec quelque chose ?
N. A.:
On peut le voir dans les deux sens. Dans le film, cette razzia a une première vague où elle emporte avec elle la justice sociale, les libertés individuelles et certains droits fondamentaux. Puis, 30 ans plus tard, une seconde vague où des personnages veulent reprendre ce qu'on leur a pris. Je suis convaincu qu'on ne peut pas, sans conséquence, prendre quelque chose qui ne nous appartient pas à quelqu'un sans qu'un jour, cette personne vienne pour le récupérer. Et c'est ce à quoi on assiste à la fin du film.

C.: Vous ne parlez que des événements de 1982, ce que les personnages sont prêts à récupérer c'est par rapport à leur liberté ou leur possibilité d'expression ?
N. A.:
Les événements de 82 sont inscrits dans un contexte politique très particulier. Cette année-là a connu une réforme du système éducatif qui a eu d'importantes conséquences. En gros, la suppression des humanités et du programme (philo, socio) allie toutes ces pensées critiques mais c'est surtout toute une génération de jeunes gens, de jeunes hommes, de jeunes femmes qui ensuite grandissent et se retrouvent dans un monde en total perte de repères. Cela crée une frustration, une colère. Face à cela, il y a des êtres humains qui essaient d'exister dans leur diversité et leur différence. Ils essaient de faire valoir leur différence qu'on a coutume d'appeler des minorités, qui pour moi ne le sont plus. Ils forment une majorité silencieuse dont les membres se battent, luttent de différentes manières contre une forme d'oppression. Il y a ceux qui résistent, il y a ceux qui abdiquent, qui sont dans le déni, ceux qui sont dans la rage et c'est ce que l'on voit avec ces cinq personnages de Razzia.

C.: Pensez-vous que l'expression de cette révolte est possible maintenant où il n'y a plus d'espoir, de possibilité de changement?
N. A.:
Complètement ! Je pense effectivement que l'on vit dans une époque absolument incroyable où tout est en permanence en train de changer. On est en train de redessiner le monde dans lequel on vit. Le temps s'accélère, et quelque part, tout est possible ! Dans le monde arabe, où j'habite, il y a plus d’acuité qu'ici en Europe où les sociétés sont plus construites et sont plus anciennes. On sent bien qu'on est à un moment important de notre Histoire, à la croisée des chemins et où il va falloir faire des choix.

C.: Maryam, vous avez un rôle en or dans ce film, est-ce que Salima s'est adoucie au moment du tournage par rapport au scénario où elle est un personnage revendicatif et vindicatif?
Maryam Touzani:
Non, au moment du tournage, Salima est encore plus proche des choses qu'elle a envie d'exprimer. Elle s'inspire, entre autre, de choses que j'ai vécues dans la vie, dans mon quotidien. Celle-ci ne s'adoucit pas, au contraire, il y a plus de rage à l'intérieur, plus d'envie de laisser sortir des choses et de les exprimer.

N. A.: Il y a surtout une coïncidence troublante entre ce que tu vis dans ta vie de femme et ce personnage qui se perd et qui se rencontre lors du tournage.
M. T.:
Quand on a écrit Salima, celle-ci a pris quelque part mes traits. Une fois que je me mets dans la peau de Salima, il y a quelque chose d'extraordinaire qui arrive. La fiction et le cinéma deviennent un, se mélangent. Quand je joue Salima, je vis des choses qu'elle-même vit ! Par exemple, je tombe enceinte comme Salima dans le film. Ce n'est pas quelque chose que l'on avait prévu. Cela rajoute à l'intensité de ce personnage. Dans ce sens, cela ne l'adoucit pas. Au contraire, cela rend le personnage plus réel, plus authentique.

C.: Lors de l'écriture du personnage, vous n'avez pas fait de concession. Vous ne vous êtes jamais dit, nous allons un peu trop loin…
M. T.:
Jamais nous nous sommes trouvés dans ce genre de réflexion. Encore moins dans un film comme Razzia. Cela serait aller à l'encontre du désir même du film. Non, quand nous avons écrit le personnage, nous n'avons jamais pensé « Est-ce que l'on pousse trop ? » « Est-ce que l'on va trop loin ? ». Pas du tout, au contraire ! On avait envie que Salima puisse s'exprimer comme moi j'aurais eu envie de m'exprimer ou comme je m'exprime. Quand je parle de moi, je parle aussi de beaucoup d'autres femmes. Faire taire quelque part cette voix ou l'atténuer aurait été un manque de courage et cela va à l'encontre du personnage de Salima.

C.: Les courts métrages que vous avez réalisés ont tous des sujets très proches des personnages qui se retrouvent dans ce film. Cette co-écriture s'est faite pour l'ensemble des personnages. Votre contribution ne s'est pas arrêtée à Salima?
M. T.:
Non, notre coécriture ne s'est pas arrêtée à Salima. Le désir du film, l'histoire à raconter, les personnages étaient l'idée de Nabil et ensemble, nous avons trouvé une manière de les raconter. On a contribué chacun à construire ces personnages et cette histoire.

C.: Comment s'est passé le casting ?
N. A.:
J'avais des personnes en tête en écrivant l'histoire. J'avais Maryam en tête, en pensant Salima, en rêvant Salima. J'avais Abdelilah Rachid, le comédien des Chevaux de Dieu, en pensant Hakim qui est un jeune gamin de la médina qui rêve de devenir Freddie Mercury. Ainsi que Amine Ennaji, pour Abdallah, l'instituteur des montagnes. Depuis une vingtaine d'années, des personnes de ma vie au Maroc ont jalonné ma vie. Celles-ci ont été une très grande source d'inspiration. Ainsi, j'ai constitué une sorte de famille en réalisant mes films. Ce sont des hommes et des femmes pleins de courage qui me suivent dans mes combats que ce soit devant ou derrière la caméra. Bien sûr, je pense à eux en écrivant parce que quelque part, ils nourrissent ce que je vis et ce que j'écris. Après, il y a la confrontation avec le réel. Se dire bien sûr ce personnage m'a été inspiré par telle ou telle personne mais est-ce que cela va marcher ou pas ? Ça c'est une autre histoire… Et donc avec Maryam, on a douté parce qu'on aime douter. Elle-même me disait, est-ce que je vais y arriver ou pas ? Jusqu'à quelques jours avant le tournage, nous n'étions pas sûrs ! Pourtant, nous avions passé les épreuves des essais, et on avait quelque chose d'intéressant. Au fond de moi, j'avais le sentiment que j'avais la possibilité d'aller chercher quelque chose à l'intérieur d'elle. J'aime aussi ce doute, j'aime ne pas savoir, j'aime être à la fois convaincu par une idée et en même temps me dire qu'il va falloir passer l'épreuve du feu, l'épreuve ultime qui est le plateau. Là, je me suis rendu compte à quel point la sensibilité de Maryam était véritablement une force pour le personnage et de la même manière pour les personnes que j'ai préalablement citées.

C.: Votre collaboration s'est faite au moment de l'écriture. S'est-elle faite aussi durant le tournage ?
M. T.:
Non. J'étais présente pendant le tournage parce que j'adorais être là. Je n'aurais pas pu imaginer être ailleurs et ne pas être dans cette énergie du tournage, de ce film et j'avais envie de ne rien rater. J'étais là avec Nabil mais je n'étais pas là pour réaliser.
N. A.: Je ne pourrais jamais coréaliser pour tous les films que j'ai faits. Je pense qu'au bout d'un moment, quand on arrive sur le plateau, il faut que ce soit une personne qui décide et qui donne sa vision. C'est comme ça que j'ai été habitué. Par contre, la relation avec Maryam est très belle et très intéressante ! Parce qu'elle est là sur le plateau. Elle a une présence très discrète. Néanmoins, elle apporte au-delà de la bienveillance. Elle apporte quelque chose de bien concret dans le rapport aux acteurs, aux actrices et dans le rapport avec moi aussi. Elle me dit des choses d'une certaine manière des choses que j'entends et d'autres que je ne souhaite pas entendre d'ailleurs ! Parce que quand on est convaincu de quelque chose, on a parfois envie d'aller jusqu'au bout. Son regard féminin vient rencontrer ma masculinité et mon féminin également. Au final, cela apporte quelque chose de différent. Cela ne s'appelle pas de la coréalisation pour autant mais cela s'appelle vivre des choses et des expériences ensemble.

C. : Le contexte du tournage n'a pas été facile.
N. A.:
Faire un film au Maroc, après Much Loved, ce n'est pas évident ! Parce qu'on voit beaucoup de portes se fermer. Les gens ont peur, ils changent d'avis en cours de route, parce que je sens le soufre et puis, parce que cela a été une telle hystérie collective pour Much Loved que le film d'après est forcément scruté. Quelque part, cela a démultiplié mes forces et ma conviction pour aller au bout de ce projet. En tout cas, mon envie de dépasser tous ces obstacles. Il y a aussi des personnes au Maroc qui m'ont aidé, soutenu à commencer par l'équipe technique et les comédiens mais pas seulement.

C.: Est-ce que les références explicites au Casablanca de Michael Curtiz montre que Razzia n'est finalement qu'un film, que ce n'est que du cinéma?
N. A.:
C'est une manière surtout de se réapproprier le réel, le vrai Casablanca. Le film de Michael Curtiz a beau être sublime et j'aime l'idée de lui rendre hommage dans Razzia mais pas une seule image a été tournée à Casablanca. Pourtant, c'est ce qui donne la notoriété de la ville dans laquelle j'habite, dans le monde entier. Il y a quelque chose de l'ordre du paradoxe dans tout ça et j'ai aussi envie de crier très fort « Oui c'est beau, oui ce Casablanca du passé qui existe à travers des personnages comme Bogart, Bergman nous a fait rêver mais en même temps, j'ai envie de vous montrer notre vrai Casablanca aujourd'hui.

C.: Il y a beaucoup de symbolisme dans le film comme l'oiseau mort, la cicatrice qui est au même endroit que ce tatouage qui est l'aberration, la transe aussi. Ce sont des symboles qui font partie d'une culture ancestrale quelque part ?
M. T.:
Ce sont des symboles forts pour nous parce qu'ils puisent leur forme dans ce passé et dans ce désir de transmission. Avec ses tatouages, elle raconte sa vie, sa lutte et elle les brandit avec fierté, là où d'autres femmes, malheureusement dans le Maroc d'aujourd'hui, ont honte de leurs tatouages et se les font enlever par laser. Celles qui n'ont pas les moyens en souffrent et subissent une stigmatisation quotidienne. Les femmes qui sont fières de leurs racines et de leur vécu, qui ont envie de montrer cela au monde, celles-ci nous ont inspiré des séquences. Par exemple, la cicatrice, Salima peut décider de la cacher comme elle le fait avec le maquillage ou au contraire de la montrer parce qu'elle fait partie de ses blessures et dans ce même sens, fait partie de sa force. Il y a une symbolique profonde qui va au-delà de l'esthétique visuelle de ces plans-là.
N. A.: Il y a surtout une société qui veut parfois nous faire oublier d'où l'on vient, ce qui nous constitue. L'exemple des tatouages est un très bon exemple parce que ces femmes ne veulent pas enlever les tatouages. On leur dit que c'est quelque chose de mal de posséder un tatouage. On les oblige quelque part à vouloir oublier qui elles sont, les combats qu'elles ont portés. Et c'est marrant de voir qu'ici, en Europe, les tatouages importés d'Orient deviennent de plus en plus à la mode. Et bien chez nous, ces tatouages deviennent vilipendés pour les femmes et le film est construit comme ça sur des échos qui se réverbèrent. De personnages en personnages parce qu'on a voulu qu'ils ne se rencontrent pas mais qu'ils soient néanmoins extrêmement liés par des fils invisibles et par une forme de spiritualité.

C.: Cela se termine par une scène de viol, est-ce que c'est ça le futur possible ?
N. A.:
C'est un des futurs possibles. Je crois que l'on est à une croisée des chemins

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