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Rencontre avec Philippe de Pierpont pour In Another Life

Publié le 19/11/2019 par Dimitra Bouras, Serge Meurant et Constance Pasquier / Catégorie: Entrevue

Tant qu’il y a de la vie, il y a des films

 

Tout est parti d’une promesse au coin d’une rue, là-bas au Burundi, en 1991. Philippe de Pierpont était de passage à Bujumbura avec l’atelier Graphoui quand il rencontre Zorito, Etou, Innocent, Philibert, Jean-Marie et Assouman, six gamins des rues. Ils se promettent de ne jamais se quitter. À la vie, à la mort. Le réalisateur leur promet de revenir pour filmer les moments charnières de leur existence jusqu’à leur mort. Ils ont aujourd’hui 40 ans et la promesse tient toujours. Filmés enfants, adolescents, adultes, il n’y en a aujourd’hui plus que trois. Trois cœurs vaillants, trois ombres vacillantes qui hantent le dernier documentaire de Philippe de Pierpont : In Another Life, la suite de Birobezo (1991), Bichorai (1994) et de Maisha ni Karata (2003). L’occasion pour eux de faire le point sur leur vie, bien loin du long fleuve tranquille.

Cinergie : Qu’est-ce que cela t’a fait de revoir ces jeunes que tu avais suivis quand ils avaient entre 7 et 11 ans ?

Philippe de Pierpont : J’ai mal dormi parce que leur vie est restée incroyablement précaire. Ils peuvent mourir tous les jours. C’est une préoccupation permanente. Ils m’appellent pour me donner des nouvelles mais parfois c’est pour me demander de l’aide immédiatement. D’un point de vue intime, il n’y a pas plusieurs jours qui passent sans que je ne pense à eux, à leur condition de vie, de santé, à leur moral. Cela m’a fait prendre conscience de beaucoup de choses. Quand on vieillit, on est entourés par nos proches. Eux, ils sont en même temps très proches de moi et très étrangers. Je les ai connus petits et on a continué à se croiser, mais il y a un fossé qui existera toujours entre nous. Je vis du bon côté du monde et eux sont nés du mauvais côté et les films que je fais avec eux ne changeront pas la donne.

 

C. : La guerre civile a entaché les relations entre ces adolescents ?

P. d. P. : Oui et non. Lors du deuxième tournage, on est arrivé la veille du début de la guerre civile au Burundi. Ce deuxième film sur l’adolescence dans la rue, on l’a tourné pendant la guerre. Ces enfants vivaient dans la rue donc ils étaient en danger permanent. Ces enfants ne se considéraient ni Tutsis ni Hutus mais des enfants de la rue. La seule identité que la société leur offrait, c’était une image de marginaux, de déchets. On leur a fait comprendre qu’ils devaient dégager parce que leur vue était désagréable, que leur odeur dérangeait et qu’ils n’avaient aucune valeur. Ils s’étaient approprié cette identité et ils se considéraient comme des déshérités, des marginaux par rapport au conflit politico-ethnique qui se déroulait à ce moment-là. Ils ne voulaient d’ailleurs pas prendre position et ils se situaient en dehors de ces « imbécilités-là ». Ils pensaient que cette guerre était fratricide, que c’était de la manipulation pour avoir le pouvoir. Comme ils n’ont jamais eu de pouvoir, ils se sentaient totalement étrangers à cette guerre même s’ils l’ont quand même subie. L’un deux avait un père Tutsi et le reste de sa famille était Hutu et son père s’est fait tuer. Ce personnage est mort d’une manière absurde puisqu’il a été tué en quelque sorte par ses frères. Ils ne voulaient pas non plus en parler parce que c’était dangereux d’en parler. Il ne fallait absolument pas prendre position.

 

C. : Peux-tu situer le conflit du Burundi par rapport à celui du Rwanda ?

P. d. P. : Ce sont deux pays miroirs qui ont une histoire commune. Ils ont été colonisés par la Belgique et les Belges, à l’indépendance, ont joué un sale jeu politique pour continuer à garder le pouvoir sur les élites qu’ils mettraient en place quand ils se retireraient. Au Rwanda, ils ont laissé le pouvoir aux Hutus et au Burundi, ils ont donné le pouvoir aux Tutsis. Au Burundi comme au Rwanda, les plus nationalistes devaient être éjectés et ne devaient pas arriver au pouvoir, et les Belges ont créé une sorte de conflit interne. Dans les deux pays, on a éjecté du pouvoir une partie de la population avec la bénédiction des Belges.

Au Burundi, il n’y a pas eu un moment de génocide comme au Rwanda. La guerre civile a duré pendant 13 ans. C’était une sorte de bruit de fond permanent. Le conflit s’est enlisé pendant 13 ans parce qu’aucune force n’arrivait à prendre le dessus. Mais, c’était la même configuration qu’au Rwanda, une majorité de Hutus, une minorité de Tutsis, un très faible pourcentage de Twas, des pygmées qui n’ont aucun droit à la parole. Les Tutsis avaient peur de ne jamais avoir droit au chapitre si les Hutus étaient au pouvoir. À l’époque des premières élections libres, les Hutus disaient un homme, une voix = démocratie. Pour les Tutsis, c’était un homme, une voix = génocide. S’ils acceptaient la loi de la majorité, ils allaient tous se faire zigouiller. Toute l’architecture institutionnelle belge de protection des minorités n’a pas servi d’exemple. Mais, on ne va pas refaire le monde.

 

BichoraiC. : Tu n’as pas eu envie de faire un documentaire sur la situation au Burundi ?

P. de P. : La première fois que je suis arrivé au Burundi, c’était la première fois que je mettais les pieds en Afrique. Je n’y serais pas allé spontanément. J’étais là par hasard parce que l’atelier Graphoui m’avait proposé de faire un film sur leurs méthodes de travail en atelier. C’est pour cela que je les ai accompagnés à Bujumbura. En arrivant là, je n’y comprenais rien, je me sentais étranger à ce monde, à cette manière de communiquer. J’étais perdu et je me sentais ridicule. Quand j’ai rencontré ces enfants de la rue, c’était la première fois, j’étais sans moyen de comprendre et d’appréhender les choses. Je n’aurais pas été capable de faire un documentaire sur le Burundi. Je ne suis d’ailleurs pas un expert du Burundi et de l’Afrique. C’est tellement complexe qu’on ne peut résumer la situation en quelques mots sans couper la tête à la vérité. Même faire un film sur les enfants de la rue ne m’était pas venu à l’idée. C’est le chef de la bande de ces enfants qui m’a invité à rester avec eux, tous les soirs, de plus en plus tard pour jouer, discuter. Et il m’a proposé de faire un film sur eux. Au départ, je ne voulais pas parce que je n’y connaissais rien, j’avais peur de faire n’importe quoi. Je leur avais proposé de demander à un Burundais de faire un film, mais ils ont éclaté de rire parce qu’ils sont invisibles pour les Burundais.

Je suis allé à la Télévision nationale et aucun journaliste ne voulait faire ce film à ce moment-là. Finalement Zorito, le chef de la bande, m’a convaincu. Il m’a dit : « Tu es le seul à pouvoir faire un film sur nous puisque tu es le seul à nous considérer, à nous voir, à nous respecter et tu es le seul à pouvoir diffuser ce film à la télévision ». Il m’a dit que j’avais deux pouvoirs : j’étais blanc et j’avais une caméra. J’avais le pouvoir de faire le film et le pouvoir de convaincre le directeur de la Télévision nationale de le diffuser. J’étais bluffé qu’il me dise ça à 11 ans. Comme, à la télévision, on n’entendait que la voix des politiques et des stars, Zorito était convaincu qu’on allait écouter enfin la parole de ces gamins. J’ai donc décidé de le faire. Pas sur eux, mais avec eux. Je les ai invités à être les experts et scénaristes du film. Je leur ai demandé de se poser eux-mêmes les questions puisqu’ils se connaissaient et savaient quoi demander. C’est donc parti de leur initiative.

 

C. : Au départ, il ne s’agissait pas d’une rencontre entre les enfants de l’Atelier Graphoui et eux ?

P. de P. : Eric Dederen, un des animateurs de l’Atelier Graphoui, s’était dit que ce serait chouette de faire se rencontrer des enfants scolarisés, de bonne famille (avec qui ils travaillaient) avec ces enfants de la rue et voir ce qui se passerait. Cette rencontre a eu lieu. Chaque groupe a snobé l’autre…

 

C. : Pourquoi as-tu eu envie de faire plusieurs films sur le même sujet ?

P. de P. : C’est très simple : je devais les quitter et c’était insupportable. Je savais que je les laissais dans une misère terrible. Et je rentrais dans mon petit confort tranquille à Bruxelles. Ils m’ont tous demandé de les emmener avec eux. C’était émotionnellement difficile à vivre. Je leur ai promis que j’allais revenir pour leur montrer le film lors de la première à la télévision. Quand on s’est revu, je leur ai promis de revenir les filmer à chaque moment charnière de leur vie, jusqu’à ce qu’on soit tous morts. Je leur ai demandé de me promettre de rester en vie pour le film. C’était ma manière de leur dire : votre vie compte, n’abandonnez pas l'espoir, je reviendrai. Cela a commencé comme ça.

 

La Vie est un jeu de cartesC. : Par la suite, quand tu es revenu, tu as trouvé les moyens pour les tournages mais tu as gardé l’émotion de cette promesse. Si j’ai bien compris, la dernière personne que vous allez voir à la morgue, c’est Zorito qui se suicide dans cet accident parce qu’il est arrivé au bout de ses possibilités de vie. Comment continuer après ce premier décès ?

P. de P. : Je me doutais bien qu’ils avaient plus de chance de mourir avant moi, même si je suis plus vieux qu’eux, parce qu’ils vivent une vie très dangereuse. En effet, le premier à mourir, ça a été Philibert, un homme tranquille qui avait accepté de vivre en marge, c’était une sorte de clochard céleste qui vivait au bord du lac, il pêchait en nageant. Il aidait les pêcheurs à ramener les filets et il vivait de petits boulots autour du lac. Personne ne l’ennuyait et vice versa. Comme un peu partout, les réserves de pêche s’amenuisent et que cela devient très difficile, il s’est dit qu’il y avait une pêcherie privée et que ce serait plus facile de pêcher là. Mais bien sûr, c’était du vol. Il s’est fait attraper une fois, et les vigiles qui surveillaient la propriété ont menacé de le tuer. Il est revenu, il s’est fait attraper et il a été battu à mort. Parce qu’il avait volé un poisson. C’est une sorte d’histoire biblique, une image archétypale.

Le second à mourir, c’est Zorito qui est mort le premier jour des repérages de ce film. Il m’avait dit plusieurs fois qu’il n’allait pas bien et que je devais revenir. J’ai filmé quatre fois mais je suis revenu beaucoup plus souvent que ça. Dès que j’avais l’opportunité d’aller au Burundi pour autre chose, j’y allais. J’y suis allé pour travailler sur le projet de Jean-François Bastin pour la restructuration de la radiotélévision burundaise lors des accords de paix. Pendant deux ans et demi, j’y suis allé plusieurs mois par an et j’avais un contact presque quotidien avec eux. Dans les dernières années, je n’y suis plus allé parce que je n’avais pas d’argent pour la production. Je les avais au téléphone de temps en temps et Zorito me suppliait de revenir et il me disait qu’il n’y croyait plus. Je lui ai dit que je reviendrais mais je ne savais pas quand. Normalement, on devait tourner le film deux ans avant le tournage effectif mais on a eu beaucoup de problèmes de production et sur place. On devait tourner en 2015 mais il y a eu des émeutes et une répression de grande ampleur. On ne pouvait pas tourner. On devait reporter d’un an mais la production a pris du retard. On avait reporté à 2017, mais les Burundais qui nous avaient donné leurs accords ont refusé. Zorito pensait que je n’allais jamais revenir. Quand je suis venu pour les premiers moments de repérage, je ne suis pas tombé sur Zorito. Or, c’était toujours sur lui que je tombais en premier. Je suis tombé sur Innocent et c’était déjà étrange… Il m’a dit qu’il fallait chercher Zorito parce qu’il n’allait pas bien du tout. Il était couché sur la route principale, la Chaussée du Peuple Murundi, avec sa tête au niveau des roues des voitures pour se faire écraser. Je l’ai sorti de là, il était complètement parti à cause de la drogue et de l’alcool. Au début, il ne m’a pas reconnu, je lui ai parlé et il m’a dit que c’était trop tard. Il était hystérique, il nous agressait en nous reprochant de l’avoir laissé tomber. Il a commencé à frapper les gens dans le café. On s’est quitté, je lui ai dit de se calmer, je lui ai donné de l’argent et lui ai proposé de nous revoir le lendemain. C’est ce soir-là qu’il s’est suicidé.

Philippe De PierpontJe ne me sens pas coupable, mais je vis avec ça. C’était difficile parce que c’était l’initiateur du projet et c’était presque le co-scénariste. Pour Bichorai, il m’avait demandé de lui apporter une petite caméra et il a filmé un tiers du film. Je trouvais ça extraordinaire car il a tourné des choses que je n’aurais jamais pu voir, c’était une fenêtre sur un monde que je ne voyais pas comme lui. Quand il est mort, je me suis demandé si je devais le filmer mort ou non. Je me suis rappelé d’une de nos discussions et il m’avait dit que la manière dont on mourait était le miroir de notre vie. C’était important pour lui de montrer le lien entre la manière de mourir et leur mode de vie. Lors du troisième épisode, quand il avait 21 ans, sa mère était mourante, il est allé la voir alors qu’il ne l’avait plus vue depuis longtemps. Il voulait que j’aille filmer une de leur dernière rencontre parce qu’ils s’étaient réconciliés. J’étais d’accord mais je lui ai demandé qu’il réfléchisse avant de confirmer sa demande. Il m’avait expliqué que sa mère était morte du sida, qu’après le départ du père de Zorito, elle s’était retrouvée seule avec trois enfants et, pour survivre, elle s’était prostituée et elle avait tous les clients qu’elle voulait. Elle était très belle. Quand il est revenu après une nuit de réflexion, il ne voulait plus que je vienne filmer parce qu’il ne voulait pas que les gens aient une mauvaise image de sa mère. Donc, il avait toujours cette conscience incroyable du pouvoir de la caméra, du pouvoir des images filmées. J’étais content de ne pas avoir filmé sa mère et d’avoir laissé à Zorito la possibilité de réfléchir au film et de prendre la décision. Même lors du 3e film, il a toujours son mot à dire. Ils ont tous été complices lors de la réalisation et Zorito était plus que ça, il était à l’origine du projet et il continuait à réfléchir plus que les autres. Quand Zorito est mort, j’ai réuni les autres qui voulaient continuer tant qu’un d’eux était vivant. La dernière image du film, c’est le dernier jour de tournage. On s’est quitté à ce moment-là, on s’est pris dans les bras et ils sentaient que je n’allais plus revenir avant longtemps. En plus, je suis persona non grata au Burundi maintenant. On n’a pas pu tourner là-bas. J’ai tellement insisté que je ne peux plus y entrer tant que le régime ne change pas. C’était un au-revoir qui était peut-être un adieu. Etou m’a dit que je devais parler à mon fils avant de mourir pour que mon fils et mon équipe de tournage terminent le film sans moi. Ce film, au-delà des aspects matériels, montre l’importance de cette chronique dans leur vie, cela leur donne un supplément de l’existence qui n’est pas seulement le fait de mieux manger.

 

La Vie est un jeu de cartesC. : Il y a deux lieux qui m’ont marqué : la déchetterie et la plage. Deux lieux tellement évocateurs de l’enfer, du royaume des ombres dans lequel ils se trouvent.

P. de P. : Ces deux scènes sont des scènes dont la mise en scène est assumée très fortement (ainsi que les scènes de drones et le moment où ils sont plongés dans le fantasme de Zorito d’être nés dans le bon côté du monde). Toutes ces scènes sont de nature différente du reste du film. Leur mise en scène est frontale, visible et cela peut choquer certains spectateurs. Tous ces moments de mise en scène viennent de discussions complices avec eux.

Par exemple, pour la décharge, c’est Etou qui revenait toujours avec l’idée qu’on voulait les éloigner du centre-ville, puis de la ville, et finalement du monde. En réalité, ce discours-là est presque existentiel et reflète ce sentiment que la société les rejette aux marges de la ville. Les flics les pourchassent et les envoient vers cette décharge publique en les rendant déchets parmi les déchets.

Pour ce film, je voulais filmer une pensée au travail. Il y a beaucoup de moments de « silence » où on les voit réfléchir puis s’exprimer verbalement. Je voulais entrer dans leur tête et voir le monde comme ils le voient. J’avais envie de mettre en cinéma leur vision du monde. Je me suis demandé comment j’allais mettre en image ce leitmotiv sur les déchets. J’avais pensé au départ tout filmer dans la décharge. Mais, pour eux, le film, c’est comme des vacances et je ne voulais pas tourner tout le film dans la décharge. La scène du royaume des ombres vient d’Innocent, un grand conteur avec une langue d’une grande richesse, qui disait qu’on leur avait volé leur vie, leur jeunesse puisqu’on ne leur avait pas permis de s’épanouir et de devenir ce qu’ils voulaient. L’image qu’il a utilisée deux fois c’est l’image du lac où ils sont en bonne santé, joyeux, plein d’énergie et ils jouent. Il a dit plusieurs fois que c’était comme s’ils avaient asséché le lac. J’ai beaucoup aimé cette image donc j’ai cherché un désert, un lac salé. Comme on ne pouvait plus tourner au Burundi, j’ai dû refaire des repérages au Kenya où on est allé tourner. J’ai trouvé un lac près de Nairobi dans lequel il ne reste que quelques flaques d’eau. Il n’y a plus que la rugosité du sol et la violence de l’obscurité dans laquelle ils sont plongés. Ils barbotent dans cette eau saumâtre.

La course, c’est aussi Innocent qui en a eu l’idée. Je leur pose des questions que je me pose dans ma vie. Ce sont des questions auxquelles on ne pense pas. Par exemple, si vous deviez résumer votre vie en une phrase… Innocent m’a répondu : « Depuis que je suis né, je cours et maintenant, à 41 ans, je me rends compte que j’ai couru pour arriver nulle part ». C’était en une phrase le résumé de sa vie. Ils courent parce que la police leur court après, ils courent parce qu’ils doivent chercher du boulot, ils courent parce que leur vie est une course contre la montre.

D’habitude, je n’aime pas les scènes de drone. Dans le film, je reconnais entièrement ce changement de point de vue où l’on n’est plus avec eux mais on s’éloigne jusqu’à ce qu’ils disparaissent. On prend de la hauteur. C’est Etou qui n’arrêtait pas de dire qu’ils étaient invisibles, que leur existence n’avait pas de valeur sur terre, qu’ils pourraient tous disparaître comme Zorito et cela ne changerait rien. Cette réflexion le taraude, le fait que sa position sociale ne permette pas de donner un sens à sa vie l’obnubile. Le fait de prendre de la hauteur jusqu’à ce qu’ils disparaissent de la surface de la terre, c’est l’expression de cette angoisse existentielle d’Etou même s’ils la vivent tous.

In another lifeEn plus, ces moments sont accompagnés d’une musique baroque. Cette musique raconte que même si je suis avec eux, je serai toujours un étranger. C’est la musique du vieux monde blanc à l’époque où il n’y avait aucune mixité. C’est aussi une musique qui amène à une réflexion mystique sur le sens de la vie. Ensuite, cette musique se désagrège pour devenir un bruit de fond qui perd tout sens. Cela raconte aussi ma difficulté, mon inquiétude, ma honte de ne jamais trouver ma bonne place. Je ne trouverai jamais la bonne place ni pour les filmer, ni pour être avec eux. Je suis un ami mais c’est impossible d’être réellement leur ami parce que je sais que je vais repartir. On ne partage pas nos vies. Je dois trouver ma place en tant qu’être humain et en tant que cinéaste face à eux. Ce mouvement d’élévation spirituelle est aussi un mouvement de questionnement. Est-ce que c’est juste de faire ami/ami avec eux ? De cette manière, je mets le spectateur dans le même malaise que moi. À chaque plan, je cherche à trouver la meilleure place.

Jean-Marie disait qu’à cause de leur position, on leur dénie le premier des droits de l’Homme : le droit de procréer, de se prolonger. Si tu n’as pas le droit de faire un enfant, tu n’existes pas. Leur pauvreté les empêche de rencontrer une femme. Aucune femme ne voudrait faire un enfant avec un homme qui vit sur le trottoir. Grâce à ce film, j’ai eu accès au noyau même du questionnement existentiel d’un être humain.

La dernière phrase du film qui fait écho à la première dit que Dieu nous a mis au monde pour qu’on soit bien, et que si on a une vie horrible, cela n’a aucun sens. Si elle est horrible, autant retourner dans le ventre de sa mère, à la non existence. C’est une sorte de résumé philosophique de leur existence. Ce sont des analphabètes qui me disent ça et qui, je l’espère, vont dire ça aux spectateurs du film.

 

C. : Comment après cette expérience arrives-tu encore à prendre de la distance pour faire des fictions par exemple ? Comment utilises-tu l’image sans qu’elle ne soit une bombe à retardement ?

P. de P. : Mon cheminement moral a été long. Au début, j’étais dans la tristesse, le désespoir. Je rentrais à l’hôtel et je pleurais sous la douche et ma seule solution à ce moment-là, c’était d’aller dormir avec eux. Même si cela n’aurait rien changé, cela aurait été un acte politique important qu’un blanc aille dormir par terre avec eux. La police serait venue illico. Alors, je restais très tard avec eux et je rentrais à l’hôtel. Je me sentais coupable et sale de cette culpabilité. À force d’être confronté à ces questions morales, il y a un cheminement qui se fait et je l’expérimente avec eux. Ce cheminement a été lent et douloureux mais maintenant j’ai mes réponses qui ne rendent pas les choses moins douloureuses mais je suis plus en paix avec cela. J’aurais pu aller vivre au Burundi, trouver un travail, les engager comme les gens qui ont de l’argent au Burundi. Ils m’auraient probablement ennuyé parfois parce que ce sont des personnes difficiles à vivre au quotidien, ils sont très vivants et très puissants. Mais, je ne vis pas au Burundi, je vis en Belgique et ma vie, c’est de faire des films. Donc, à chaque film avec eux, j’ai trouvé d’autres réponses, j’ai pris d’autres risques, je me suis mis en danger et une des réponses que j’ai trouvées, c’est de continuer à faire ces films-là et d’assumer ma promesse naïve de jeune cinéaste inexpérimenté. Cela permet de me sentir bien dans mes bottes.

Et aussi, je les soutiens dès qu’ils ont besoin de moi. On consacre une partie du budget du film pour les aider. Pendant toute la durée des repérages et du film, on réfléchit ensemble à comment l’argent de la production qui leur est alloué pourrait être utilisé pour améliorer leur vie et pas seulement le jour même. Pendant les 4 mois de repérage et le mois de tournage, on a réfléchi à cela. Cette fois-ci, ils m’ont dit qu’ils étaient adultes, qu’ils avaient tout essayé, que je les avais aidés à trouver un travail mais que cela n’avait pas fonctionné pour des raisons macroéconomiques ou des questions de régime. Si on ne veut plus être dans la rue, il faut une maison, Zorito le disait déjà à 11 ans. Ils seraient contents que je puisse leur payer une maison pour les sortir de leur condition. Comme ce film a été bien produit, on a pu leur payer une petite maison dans un quartier populaire. Ils savent qu’ils peuvent compter sur moi s’ils ont un problème de santé, des soucis financiers pour les funérailles des proches.

La leçon, c’est tant qu’on est vivant, on n’est pas mort. C’est pour cela que je continue à faire des films. Parce que je suis vivant.

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